Le grand laisser-faire du marché du hajj en France

Une nouvelle fois, des centaines de Français musulmans n’ont pu participer au pèlerinage à La Mecque du fait de pratiques douteuses de certaines agences de voyage. Deux chercheuses diplômées de Sciences-Po Paris, Leila Seurat et Jihan Safar, ont rendu en 2018 un rapport sur le marché français du hajj au Bureau central des cultes. Leur étude s’inscrit dans les crédits de recherche « Islam de France » délivrés depuis 2015 par cet organisme. Elles répondent aux questions de Henri Mamarbachi.

Fadi El-Binni/Al Jazeera English

Alors que s’achève la saison du grand pèlerinage à La Mecque, le hajj, qui chaque année rassemble près de 3 millions de fidèles, plusieurs milliers de pèlerins au départ de la France se sont vus empêchés de partir, apprenant parfois la veille du départ qu’ils n’obtiendraient pas de visa pour l’Arabie saoudite. Il n’est pas seulement question du préjudice financier (le coût du hajj s’élevant en moyenne à 6 000 euros par personne) ; c’est aussi un véritable préjudice moral pour des croyants qui avaient déployé toute une logistique (garde d’enfants, congés professionnels) pour réaliser ce qui est considéré comme le cinquième pilier de l’islam. Ce scandale pose à nouveau la question de l’organisation du marché du hajj en France et de ses dysfonctionnements.

Henri Mamarbachi. — Combien de pèlerins sont-ils concernés par l’annulation des visas ?

Leïla Seurat. — Environ 3 000 pèlerins seraient concernés, chiffre conséquent puisqu’il représente près de 15 % du nombre total de pèlerins venus de France, estimés à environ 20 000 personnes. Mais attention, il ne s’agit pas vraiment d’une « annulation » de visas. Ce sont surtout les directeurs d’agences qui parlent d’« annulation », terme flou qui leur permet de se dédouaner auprès de leurs clients en jetant la pierre sur l’Arabie saoudite alors qu’ils sont a priori les premiers responsables de ces dérives.

H. M. — Si ce n’est pas une annulation, de quoi s’agit-il exactement ?

Jihan Safar — Il faut avant tout comprendre le fonctionnement particulier du marché du hajj dans les pays non musulmans dont la France fait partie. À l’inverse des pays musulmans régis par un système de quotas distribué par les États (un pèlerin pour mille habitants), dans les pays non musulmans, l’attribution de visas est confiée exclusivement à des agences de voyage agréées par le ministère du hajj en Arabie saoudite. Si avant 2006 il était encore possible pour un pèlerin de France d’obtenir son visa en se rendant au consulat saoudien, depuis cette année-là, une cinquantaine d’agences agréées seulement sont habilitées à vendre et à organiser le hajj.

L. S. — Ceci ne relève toutefois que de la théorie. En pratique, ces agences agréées font largement appel à des sous-traitants (des agences de voyage non agréées, des mosquées, des rabatteurs) pour écouler leurs visas. Deux types de pratiques caractérisent ces sous-traitances : soit une vente directe du visa au marché noir pour un prix allant de 800 à 1 500 euros alors même que celui-ci est supposé être gratuit (majani), soit la revente d’un package au même titre qu’un tour opérateur classique moyennant une commission de 8 à 11 %.

J. S. — Il faut savoir aussi que chaque agence agréée dispose d’un nombre inégal de visas variant entre 150 et 2 000. L’accumulation de contraventions (mukhalafat) pour « mauvaise conduite » implique, pour l’agence, au mieux une diminution du nombre de ses visas, au pire une perte de son agrément. L’octroi de cet agrément n’est pas définitif, puisque son renouvellement dépend du bon vouloir des Saoudiens qui, chaque année, publient une nouvelle liste des agences officiellement agréées1. C’est exactement ce qui s’est passé cette année. Une des plus grosses agences, Amen Voyages International, qui bénéficie du plus gros nombre de visas (2 200) s’est vue retirer son agrément. Dans le collimateur de l’Arabie saoudite depuis 2010, le directeur de cette agence, Salah Mabrouk, réussissait chaque année, semble-t-il, à récupérer ses visas grâce à de bons contacts auprès d’influents Saoudiens. Cette année, contre toute attente, il a définitivement perdu son agrément, lésant ainsi une vingtaine d’agences et d’associations sous-traitantes (Tawhid Travel à Meudon ; la mosquée de Stains ; El Mouslim à Saint-Denis ; Neostream à Nice et bien d’autres).

H. M. — C’est donc l’agence agréée Amen Voyages International qui serait responsable de la situation actuelle pour n’avoir pas prévenu ses différents partenaires sous-traitants du non-renouvellement de ses visas ?

L. S. — Oui, entre autres. Salah Mabrouk s’est certes récemment défendu sur Saphir News d’avoir prévenu l’ensemble de ses sous-traitants du risque que son agrément ne lui soit pas renouvelé. Dans le même temps, il a également affirmé n’avoir reçu aucune notification officielle de la part des autorités saoudiennes d’une telle décision.

Côté sous-traitants, le son de cloche est bien différent : ils s’estiment victimes d’escroquerie de la part d’Amen Voyages qui jusqu’à la dernière minute leur promettait les visas. Mais la chaîne de responsabilités est bien plus complexe. Les agences non agréées sont, elles aussi, en partie responsables : alors même qu’elles connaissent les risques qu’implique la sous-traitance, elles continuent de la pratiquer sans même informer leurs clients qu’elles ne sont pas détentrices des visas.

D’après Omar Dakkir, président de l’Association culturelle d’entraide et de fraternité (ACEF), cette rétention d’information ou « silence volontaire » de la part du contractant constitue bel et bien une tromperie pour le consommateur.

J. S. —Mais le pèlerin est lui aussi responsable, suivant aveuglement les conseils de ses proches ou de l’imam de sa mosquée alors même que de nombreux sites d’information tels Al-Kanz appellent depuis de nombreuses années les pèlerins à la vigilance et à ne voyager qu’avec des agences agréées. Les réticences des pèlerins à porter plainte de peur que leurs accusations n’invalident leur pèlerinage ou portent atteinte à l’image de la « communauté » restent un trait marquant de ce marché.

H. M. — Si le marché a toujours fonctionné de la sorte, pourquoi les Saoudiens ont-ils décidé de réagir maintenant ?

L. S. — Les Saoudiens avaient déjà par le passé retiré l’agrément à de petites agences. Mais c’est la première fois qu’ils s’attaquent de la sorte à Amen Voyages, la plus importante, située rue Jean-Pierre Timbaud à Paris. Proche des Trebulsi, famille par alliance de l’ancien président tunisien, le sulfureux Salah Mabrouk a fait trembler le marché durant plus de trente ans. Plusieurs hypothèses expliqueraient le récent « blacklistage » de son agence : la volonté du consul d’Arabie saoudite de « nettoyer » le marché en s’attaquant à celui qui a fait l’objet de nombreuses poursuites judiciaires de la part de pèlerins et qui chaque année accumule en toute impunité des contraventions pour « mauvaise conduite ». Une autre hypothèse serait liée à la perte de soutien dont bénéficiait par le passé Salah Mabrouk en Arabie saoudite. Enfin, il faut aussi inscrire cette sanction dans le projet « Vision 2030 » promu par le prince héritier saoudien Mohamed Ben Salman (MBS), celui de faire du hajj et de la oumra des pèlerinages aussi plaisants qu’un voyage touristique classique2.

Les deux pèlerinages qui devraient attirer près de 30 millions de visiteurs d’ici 2030 sont aujourd’hui considérés comme des leviers pour le développement d’un tourisme non religieux. Ainsi, cette année, il est possible pour la première fois à un détenteur de visa oumra de circuler librement dans le royaume en dehors des seuls lieux saints. Or, du point de vue saoudien, Amen Voyages est considérée comme une agence « grossiste » qui vend illégalement des visas à des tiers sans organiser elle-même le voyage. Il semblerait qu’une autre grosse agence qui fonctionne de la sorte soit déjà sur la sellette.

H. M. — Amen Voyages envisage-t-elle de rembourser les pèlerins ?

J. S. — Il paraît compliqué d’envisager un quelconque remboursement pour la simple raison que les hôtels, vols, transports et autres prestations sur place (tentes à Mina) ont été déjà payés. Les sous-traitants se retrouvent donc en faillite. Toutefois, et c’est là un fait inédit, l’un des sous-traitants Tawhid Travel décide de porter plainte contre Amen Voyages pour abus de confiance et chantage. « Nous ferons valoir nos droits et les vôtres auprès des tribunaux compétents », peut-on lire dans leur communiqué adressé à 650 clients lésés.

Dirigée par de jeunes entrepreneurs français, nés et éduqués en France, les directeurs de Tawhid Travel ont choisi de saisir la loi française pour faire valoir leurs droits et tenter de récupérer une partie des 3 millions d’euros déboursés. Au cœur de ce marché, il existe une certaine tension entre la loi saoudienne attachée au principe de l’agrément et la loi française et européenne basée sur le principe du libre marché. Détenteur de contrats signés avec Amen Voyages, le directeur de Tawhid peut ainsi se saisir de ces contradictions pour avoir gain de cause.

Agence extrêmement populaire parmi la jeunesse musulmane française, et recrutant des prédicateurs « stars » en tant que guides du pèlerinage, Tawhid Travel est l’une des agences les plus redoutées du marché. C’est pourquoi certains directeurs d’agence usent volontiers du qualificatif de « salafiste » pour les discréditer aussi bien auprès des pouvoirs publics que des autorités saoudiennes. Ces accusations pourraient elles-mêmes contribuer à expliquer l’actuel scandale.

H. M. — La France est-elle un cas exceptionnel du point de vue européen ?

L. S. — Oui. L’une des spécificités du marché français par rapport au marché européen repose sur le nombre d’agences agréées, bien inférieur à celui du Royaume-Uni pour un nombre de pèlerins quasi identique. Une autre spécificité concerne la répartition des visas, puisqu’en France quatre agences agréées (Marwa Group dont font partie Méridianis et Marwa Voyages, Amen, Nour et Carnot) disposent de la grande majorité des visas (près de 2 000 chacune) tandis qu’au Royaume-Uni leur répartition est bien plus équitable (450 visas maximum par agence). Cette configuration française participe sans aucun doute à l’accroissement des dysfonctionnements. Si cette répartition inéquitable reste difficile à expliquer, il semblerait que les autorités saoudiennes aient décidé d’y mettre un terme.

J. S. — L’autre grande spécificité de l’Hexagone relève de la « gestion » surprenante du marché du hajj par les pouvoirs publics. D’un côté on note un laisser-faire de la part du ministère des finances qui s’est peu intéressé à ce marché — le principe de laïcité peut alors constituer un alibi utile pour justifier un tel désengagement —, de l’autre on relève une volonté politique d’instaurer une taxe sur les pèlerinages dont l’objectif serait de « favoriser le financement national du culte musulman ». Ces tentatives posent quant à elle la question de l’applicabilité des principes de la laïcité et de son instrumentalisation par le pouvoir politique. Plusieurs projets portés par différentes associations cherchent ainsi à ponctionner les pèlerinages à La Mecque, considérant que cela permettrait de générer des fonds substantiels et contrecarrer ainsi l’ingérence des pays étrangers. C’est le cas de l’Association musulmane pour l’islam en France (Amif) porté par Hakim El Karoui proche conseiller du président Emmanuel Macron, qui projette de collecter la somme de 10 millions d’euros. C’est aussi le cas de l’Association pour le financement et le soutien du culte musulman (AFSCM) sous l’égide du Conseil français du culte musulman (CFCM).

H. M. — Le hajj serait donc également un sujet de préoccupation politique ?

L. S. — Le hajj a toujours été un sujet de préoccupation majeure pour les autorités françaises. Il suffit de lire les travaux de l’historien Luc Chantre pour comprendre comment les lieux saints de La Mecque et de Médine étaient considérés, à l’époque coloniale, comme un foyer de complots panislamiques. Largement fantasmatiques, ces craintes sont régulièrement remises à l’ordre du jour. Notre étude s’inscrit elle-même dans un contexte post-attentat où la question de la « radicalisation » est devenue omniprésente dans le champ universitaire alors même qu’elle n’a, pour nous, aucun contenu scientifique. La réactivation d’une crainte autour du hajj comme vecteur potentiel de fanatisme voire de « salafisation » n’est d’ailleurs pas sans lien avec la volonté de « réguler » ce marché à travers les projets de contribution volontaire ou de taxe.

1Cette liste demeure toutefois très opaque. Le nom de certaines agences agréées qui continuent d’opérer n’y figure pas toujours. C’est le cas d’Amen Voyages dont le nom n’apparaît pas régulièrement depuis 2010.

2Alors que le hajj, « grand pèlerinage » doit se faire entre les 9 et 13 dhou al-hijja, mois sacré du calendrier lunaire, le « petit pèlerinage » ou oumra n’est pas une obligation religieuse et peut s’effectuer à n’importe quel moment de l’année.

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