Où est donc passé Rami Makhlouf, et qu’en est-il de la fortune de cet homme qui possède notamment le principal opérateur de téléphonie mobile, Syriatel ? Et qu’en est-il d’autres puissants hommes d’affaires qui seraient également visés ? Si cet épisode est avéré (mais le silence officiel ne fait qu’alimenter le mystère), il rappellera la grande purge opérée en 2018 en Arabie saoudite, lorsque l’héritier du trône et homme fort du royaume, Mohamed Ben Salman (MBS) fit détenir dans un luxueux hôtel quelques VIP avant de les libérer contre des sommes colossales dans une sorte de mise en scène anticorruption.
La comparaison peut paraître fortement exagérée. Le royaume du désert, riche de son pétrole et pro-occidental n’a rien en commun avec la Syrie « socialiste » de Bachar Al-Assad, proche de Téhéran et de Moscou et actuellement ruinée par une guerre civile sans merci de huit ans. Sauf par l’autoritarisme qui les caractérise, et un goût inhérent du secret propre aux dictatures qui font que la compréhension de ce qui se passe réellement relève du casse-tête.
Concurrence entre Moscou et Téhéran
Tel est le cas en Syrie où des événements troublants semblent en cours sans la moindre explication jusque là de la part des autorités, et qui touchent au cœur du pouvoir. Une situation inédite depuis le début du confit en 2011, voire avant.
En apparence, tout paraît « normal » sur les bords du Barada — si l’on peut utiliser ce terme dans un pays où rien ne l’est. La population survit, les pauvres sont toujours plus misérables, et les gros commerçants voguent au gré du cours de change du dollar qui joue quotidiennement au yoyo. La reconstruction n’a pas l’air d’être pour demain.
Moscou et Téhéran ont quasiment la mainmise sur le pays, du moins la quasi-totalité des zones « libérées » avec leur concours par le régime. Mais Iraniens et Russes ont clairement des desseins différents en Syrie, avec force alliés, chefs de milices, hommes d’affaires, alliances avec tel ou tel homme fort au sein du pouvoir ou gravitant autour de lui. Dans ce contexte, Bachar Al-Assad, même s’il reste maître du pays, doit se battre contre tout adversaire, réel ou imaginé, actuel ou futur. De son côté, son cousin Rami disait au début de l’insurrection : « Personne ne peut garantir ce qui se produira si quelque chose arrive à ce régime », et qu’il se battrait « jusqu’au bout ».
Des rumeurs, encore des rumeurs
« Tout a commencé... par des rumeurs ! », raconte Jihad Yazigi, directeur de la très sérieuse revue économique Syria Report, publiée hors de la Syrie. « Depuis le mardi 27 août, Damas bruisse de rumeurs sur une opération menée par Bachar Al-Assad visant Rami Makhlouf, une action qui, si elle était confirmée marquerait un changement significatif au sein du pouvoir syrien », écrit-il.
« Ainsi, au cours des derniers jours, plusieurs média et réseaux sociaux pro-régime et de l’opposition ont indiqué que Rami Makhlouf, cousin maternel de Bachar, a été mis en résidence surveillée et ses sociétés mises sous séquestre », selon la revue datée du 28 août, qui ajoute que d’autres informations faisant état de rumeurs, très difficiles à vérifier à ce stade, selon lesquelles les deux frères de Rami, Iyad et Ihab, qui travaillent avec lui, sont également assignés à domicile, tandis que d’autres indiquent que 29 hommes d’affaires sont aussi en état d’arrestation.
Une autre source indépendante a indiqué à Orient XXI qu’un « responsable de la sûreté présidentielle a été assigné à la direction de Syriatel (...) et que des mesures ont également visé d’autres intérêts contrôlés par le cousin maternel, dont notamment l’ONG Al-Boustan Association (ABA), qui outre ses activités dans le domaine caritatif, recouvre des liens avec des milices liées au pouvoir qu’elle finance. Une autre société “vache à lait” de M. Makhlouf, opérant sous le nom de Ramak, contrôle les zones franches ». Toutes ces sociétés constituent une pléiade aux ramifications industrialo-militaires. Elles sont visées depuis des années par les sanctions européennes et américaines, de même que leur patron Rami Makhlouf et d’autres hommes d’affaires liés au régime.
Selon la version la plus répandue, c’est la Russie qui aurait demandé à Assad le remboursement de 2 milliards de dollars (1,83 milliard d’euros), ce que ce dernier a réclamé à son tour à son cousin qui le lui a refusé, engendrant la crise actuelle. D’autres, plus ou moins crédibles, font valoir que cette campagne d’arrestations entre dans le cadre d’une « lutte contre la corruption » qui mine l’État et l’économie du pays. À voir pour y croire...
Pour ne pas simplifier les choses, Makhlouf est perçu comme proche de Téhéran dans ce nœud d’alliances et de contre-alliances visant également le contrôle de la communauté alaouite au pouvoir. Assad cherche de son côté à renforcer la tutelle de l’État (et donc de son pouvoir), et à réorganiser l’armée en y intégrant toutes les milices qui obéissent à tel ou tel chef militaire et sont sous l’influence de telle ou telle puissance étrangère.
Une famille au sommet de l’État
Quelle que soit la réalité dans ce système opaque – et il est certain qu’il se passe des choses — il reste des interrogations. « Même si l’hypothèse de la demande russe est plausible bien que j’en doute, elle n’explique pas tout. Pour commencer, les relations entre Bachar et son cousin sont anciennes. Ils sont amis et très proches, et se sont rendus mutuellement de multiples services. De plus, Mohamad Makhlouf, le père de Rami, est le ciment ou le “parrain” de la famille avec sa sœur Anisa [épouse de Hafez Al-Assad]. Il a toujours eu une grande influence sur son neveu, avant même qu’il soit devenu président en 2000. Et Bachar a offert Syriatel à son cousin au lendemain de son arrivée au pouvoir », nous explique Jihad Yazigi. Sans oublier que les Makhlouf ont un rang social plus élevé que les Assad au sein de la communauté alaouite qui compte pour environ 10 % de la population syrienne et détient le pouvoir depuis un demi-siècle. Pour rester dans les affaires de famille, Maher Al-Assad, le discret homme fort du régime, frère du chef de l’État et commandant de la redoutable 4e division blindée de l’armée, est réputé ne guère apprécier son cousin Rami Makhlouf.
Un éventuel conflit au sein du clan Makhlouf-Assad serait ainsi lourd de conséquences tant les intérêts sont liés, mais pas nécessairement toujours convergents dans cette famille où le militaire, le financier, le tribal s’entrecroisent, sans parler des ambitions. Le cœur du régime serait ainsi touché. Mais qu’en sera-t-il dans la réalité ? Il est trop tôt pour le savoir.
Certes, le régime a connu d’autres « déboires » pour utiliser un euphémisme. Des chefs militaires se sont « suicidés », et le beau-frère de Bachar Al-Assad (époux de sa sœur Bouchra), le général Assef Chawkat, ancien chef des renseignements militaires, est parti en fumée dans une explosion à la bombe lors d’une importante réunion à Damas en juillet 2012. De très hauts responsables ont été poussés à l’exil. Mais le pouvoir semble survivre à ses commotions, voire souvent en tirer parti.
La chute de la livre
Dans le sillage de ces rumeurs, la monnaie syrienne qui n’est plus que l’ombre d’elle même a trinqué... et les commerçants avec. Alors que le dollar valait autour de 500 livres syriennes (LS) au début de l’année, signe d’une relative stabilisation de la livre après les batailles gagnées par le régime, la devise américaine flirtait avec les 700 LS début septembre, un niveau inégalé depuis le début du conflit, avant de se stabiliser aux alentours de 635 LS. Depuis le début de l’année, le billet vert a en gros gagné quelque 30 % sans que personne ne sache quelle sera la prochaine étape. Mais le plongeon de la fin août-début septembre en a affolé certains qui se sont interrogés sur les dommages causés par les spéculations autour de la situation politique.
« Je plains les commerçants qui doivent importer des biens de l’étranger. Nul n’est épargné sinon peut-être les spéculateurs et certains cambistes qui opèrent sur le marché noir », dit un homme d’affaires syrien lourdement touché, et qui a dû lui aussi aussi augmenter le prix de vente de ses produits sur le marché local.
À la veille du conflit, le dollar valait autour de 50 LS. Depuis, comme d’autres pays en situation de conflit ou d’instabilité politique, la Syrie a vu ses réserves de change s’évaporer. Estimées à quelque 20 milliards de dollars (18,3 milliards d’euros) avant le début du conflit, elles seraient tombées à moins d’un milliard, mais il ne fait pas de doute que les moyens de la Banque centrale de soutenir la livre en intervenant sur le marché sont minimes. Tout récemment, la Banque centrale a donné des instructions aux banques commerciales de limiter leurs crédits à leur clientèle.
La chute brutale de la devise syrienne est également attribuée par certains experts à la crise de liquidités dans le secteur bancaire libanais où de nombreux importateurs syriens opèrent, accentuant la demande en dollars. Or la livre libanaise est elle même sous pression depuis des mois en raison de la situation politique interne et de la détérioration de la balance des paiements de ce pays voisin qui accueille environ un million de réfugiés (sans parler des réfugiés palestiniens).
Même si le régime a incontestablement remporté des succès sur le terrain, sa stabilisation est loin d’être assurée.
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