À Washington, les décideurs politiques et les groupes syro-américains ont salué la loi que le Trésor promulguera cette semaine comme étant une étape vers la responsabilisation des crimes du gouvernement Assad. Pourtant, en l’absence de garanties solides et d’une politique américaine globale beaucoup plus cohérente, on peut craindre que la loi César porte atteinte à la population qu’elle vise à protéger, tout en épargnant le gouvernement syrien lui-même.
Adoptée par le Sénat en décembre 2019, la loi César tire son nom du transfuge de l’armée syrienne qui a fait sortir clandestinement plus de 50 000 photographies attestant de la torture industrialisée dans les prisons syriennes. Les groupes de défense des droits des Syro-Américains ont été le fer de lance de l’élaboration de la loi et de son introduction au Congrès en 2016. Ils ont finalement pu obtenir le soutien des républicains et des démocrates à la Chambre comme au Sénat. La promesse du projet de loi était en effet séduisante : ses concepteurs proposaient d’accroître la pression économique sur le gouvernement Assad de manière à sanctionner les criminels de guerre, obtenir des concessions politiques et, au bout du compte, favoriser une transition politique depuis longtemps recherchée.
Des « sanctions secondaires »
Si le cadre politique de la loi César était clairement défini, la loi elle-même ne pouvait guère être plus complexe. Les sanctions américaines contre la Syrie se sont empilées depuis 1979 et leur nombre a considérablement augmenté depuis le début du soulèvement en Syrie et la répression qui s’en est suivie à partir de 2011. Dans cette série, la nouveauté de la loi César réside dans l’étendue de sa portée. Les mesures précédentes ciblaient un mélange d’acteurs individuels et de secteurs spécifiques, et s’appliquaient presque exclusivement à des entités syriennes et américaines.
En revanche, la loi César promet d’imposer des « sanctions secondaires » aux entreprises de toutes nationalités qui traiteraient avec des acteurs visés par des sanctions dans de multiples secteurs de l’économie syrienne, notamment l’énergie et la construction. En tant que tel, le projet de loi vise à aggraver l’isolement de Damas en décourageant les investissements de n’importe quelle entreprise, de Beyrouth à Pékin en passant par Dubaï.
Jusqu’à présent, le débat international sur la loi César — et plus largement sur les sanctions — a eu tendance à occulter la complexité de la loi plutôt qu’à en tenir compte. Ses promoteurs soulignent, à juste titre, que les sanctions donnent aux décideurs politiques un levier dont ils ont désespérément besoin alors qu’ils n’en ont pas beaucoup. Cependant, en plaidant leur cause, ils ont généralement surestimé le pouvoir des sanctions en tant qu’outil politique tout en négligeant la manière dont elles touchaient durement les populations innocentes.
Encore plus de misère
Les détracteurs sont allés à l’extrême opposé : alors que l’économie syrienne se détériore, un chœur croissant d’observateurs — dont des représentants des Nations unies et des organisations non gouvernementales occidentales — ont dénoncé les sanctions comme étant non seulement inefficaces, mais aussi inhumaines. Mais la portée de leurs critiques est réduite par le fait que s’ils laissent entendre que les sanctions représentent le principal obstacle au redressement de la Syrie, ils négligent de reconnaître le rôle de Damas dans la destruction systématique de l’économie.
Pour le commun des Syriens de Syrie et du Liban voisin, les analyses sont plus nuancées. Nous avons interrogé des économistes syriens, des travailleurs d’organisations non gouvernementales, des chercheurs et des petits entrepreneurs qui ont abordé la question des sanctions non pas avec certitude, mais avec ambivalence et anxiété.
Si beaucoup pensent que le gouvernement Assad mérite d’être sanctionné économiquement, ils mettent en même temps en garde contre le coût croissant des sanctions sur la société civile. Bien qu’aucun de ces interlocuteurs ne soit certain de l’impact de la loi César, tous craignent qu’elle entraîne l’économie ruinée de la Syrie encore plus loin dans la misère, sans pour autant modifier le comportement d’Assad ou même infliger de véritables souffrances à ceux que la loi vise. Un homme d’affaires basé à Damas a exprimé un point de vue commun : « Les sanctions contribueront à empêcher la Syrie d’atteindre une quelconque forme de redressement. En attendant, ceux du système qui ont été sanctionnés ne font que s’enrichir. »
De fait, même si du crédit est accordé aux interprétations concernant la loi César, pratiquement personne — y compris les décideurs politiques — ne peut expliquer ce que la loi va faire. Cette ambiguïté est liée, en partie, à sa vaste portée qui exigera des mécanismes globaux de contrôle et d’application allant bien au-delà de ceux requis pour les mesures précédentes.
Un marché toxique
Il y a aussi la question de savoir précisément comment la loi César affectera une économie déjà ravagée par la violence, pillée par le régime de Damas et ses alliés, et étouffée par des sanctions préexistantes. L’impact de l’économie de guerre de la Syrie est omniprésent et ne montre aucun signe de répit. La loi et l’ordre restent absents alors que la corruption est plus rampante et perturbatrice que jamais, exposant tous ceux qui oseraient y faire des affaires à des risques graves et à d’incertains retours sur investissement. Le marché syrien est devenu si toxique que la plupart des investisseurs étrangers et de nombreux Syriens s’en sont déjà éloignés.
Par conséquent, la véritable force de la loi César réside peut-être moins dans son impact immédiat que dans ses implications à long terme. La clause d’extinction de cinq ans de la loi signifie que ces mesures sont susceptibles de rester en vigueur jusqu’en 2025, voire au-delà. En principe, le président [américain] pourrait suspendre les sanctions plus tôt si Damas et ses alliés remplissaient un ensemble de sept critères. Mais plusieurs exigences — comme « libérer tous les prisonniers politiques » et « prendre des mesures vérifiables pour établir une responsabilité significative » — sont si irréalistes qu’elles rendent cette clause vide de sens.
Tant qu’elle sera en vigueur, la loi César découragera fortement tous les investisseurs potentiels qui pourraient envisager de revenir sur le marché syrien pour monter une activité économique même banale. Il s’agit non seulement de chefs d’entreprise étrangers, tels que les Libanais et les Émiratis, mais aussi d’hommes d’affaires syriens de la diaspora. « Les riches expatriés ne reviendront pas tant que des sanctions seront en vigueur », a expliqué le même homme d’affaires basé à Damas. « Ils ont tous des intérêts commerciaux à l’étranger qu’ils ne mettront pas en danger en investissant en Syrie. »
L’impact se fera sentir bien au-delà de la dissuasion des entreprises individuelles. Il se répercutera sur les Syriens ordinaires qui cherchent à reprendre leur vie en main. Un exemple : la loi César vise le secteur de la construction, ce qui a suscité des inquiétudes parmi les organisations qui soutiennent la réhabilitation des petites infrastructures, depuis la réparation des réseaux d’eau endommagés jusqu’à la reconstruction d’écoles ou de logements qui ont été bombardés.
La peur de la faim
Peut-être plus important encore, en isolant davantage la Syrie, la loi César menace de prolonger et d’intensifier l’effondrement de la situation macro-économique du pays. Entre mai et juin 2020, la monnaie syrienne a perdu plus de 50 % de sa valeur. Les fluctuations des prix ont été si brutales qu’elles ont forcé de nombreux commerçants à fermer boutique en attendant que la monnaie se stabilise. Une militante du gouvernorat de Damas-campagne résume l’état d’esprit qui règne dans son environnement : « Tout le monde attend dans la peur que les prix se stabilisent. Les gens sont désespérés. Ils s’attendent à ce que les choses empirent et ne voient aucun espoir d’amélioration. »
Pendant ce temps, les citoyens ordinaires qui ont survécu à des années d’horribles conflits craignent plus à l’heure actuelle la faim que la violence. La mendicité a fleuri, tout comme le crime. Une femme vivant dans la ville de Hama, dans le centre de la Syrie, parente d’un des auteurs de cet article, a décrit l’anxiété incessante liée à la recherche de nourriture pour sa famille : « Nous n’avons pas pu acheter de pommes la saison dernière. Les gens ne se souviennent pas du goût de la viande. »
Les médicaments ont également disparu des rayons, la chute de la livre syrienne ayant empêché les importateurs de fournir les matières premières nécessaires à leur fabrication. Un étudiant diplômé de la province côtière de Lattaquié a décrit la sinistre expérience de sa visite d’une pharmacie au début de ce mois : « Cela m’a fait peur de voir les visages désespérés des gens qui vont d’une pharmacie à l’autre pour essayer de trouver des médicaments pour leurs proches. La vie des gens s’effondre. »
Le régime restera à l’abri
La loi César prévoit des dérogations qui excluent l’action humanitaire de son champ d’application. Mais en réalité personne ne sait dans quelle mesure cette disposition fonctionnerait. Le terme même « humanitaire » est flou, en particulier dans un contexte où les besoins des citoyens, en termes de vie et de mort, vont de l’aide alimentaire et médicale à la réparation de leur approvisionnement en eau et en électricité. En outre, le système actuel par lequel les organisations non gouvernementales peuvent obtenir des permis pour faciliter leur travail s’inscrit dans un processus opaque et lourdement bureaucratique qui peut entraîner des mois de retard – et qui parfois même prononce un refus.
À cette situation s’ajoute une forme d’autocensure qui pousse les banques et les entreprises à éviter les transactions, même légitimes, de peur de se retrouver confrontées à des sanctions. « Travailler en Syrie signifie des montagnes de paperasse et beaucoup de risques », a déclaré un autre homme d’affaires basé à Damas. « Si vous êtes un étranger, pourquoi venir se casser la tête ? » Cette question préoccupe déjà le secteur de l’aide et les entreprises privées. La Loi César ne fera qu’ajouter à la complexité.
Il est évident que si la loi César ne peut qu’aggraver le cauchemar humanitaire de la Syrie, en revanche ses conséquences sur le régime restent ambiguës. Ses membres sont déjà sanctionnés, mais continuent de dominer tous les secteurs les plus lucratifs de l’économie. Des mesures plus radicales n’auront sur eux que peu d’impact direct. Au contraire, certains économistes et hommes d’affaires avertissent que la loi César pourrait en fait accroître l’emprise sur le pays des acolytes d’Assad en sapant davantage les petites entreprises syriennes qui n’ont pas les connexions politiques nécessaires pour survivre dans une économie de plus en plus fermée.
Il n’y a pas de précédent historique
Ces dynamiques interrogent sur la manière dont cette nouvelle loi pourrait entraîner un changement politique significatif. En privé, les responsables politiques américains expriment l’espoir que la loi César va aggraver les souffrances du pays de telle manière qu’elles provoqueront des dissensions au sein de l’élite dirigeante ou qu’elles accroîtront la pression russe sur Damas pour que le régime se réforme dans l’espoir d’attirer les dollars de l’aide occidentale. Mais le cercle des dirigeants est si impliqué dans d’horribles crimes qu’il ne prendra pas le risque de déstabiliser l’ordre en cours. Il n’y a guère de précédent historique — en Syrie, en Irak (avant la chute de Saddam Hussein), en Iran, ou ailleurs — pour suggérer que des sanctions forceraient une transition politique. Par ailleurs, Moscou n’a cessé de prouver son incapacité à obtenir des concessions significatives de la part de son client à Damas. Il n’y a donc aucune raison convaincante pour penser que cette configuration est susceptible de changer dans un avenir proche.
Une absence de bonne foi
Il ne s’agit pas de suggérer que la loi César devrait être abrogée d’une manière ou d’une autre ou que d’autres sanctions devraient être brutalement levées. Un tel revirement n’est pas prévu ; même s’il l’était, de telles concessions unilatérales auraient un coût immense, car elles renforceraient politiquement et économiquement Assad et le clan au pouvoir. Au contraire, avec la loi César, il est temps pour tout le monde — qu’on soit pour ou contre la loi elle-même — d’échapper à ce débat binaire et de s’attaquer beaucoup plus sérieusement à la meilleure façon de limiter les conséquences néfastes de la loi.
Dans un premier temps, il faudrait élargir et définir plus explicitement le champ d’application de l’exemption humanitaire afin d’inclure des activités vitales au-delà de l’aide alimentaire et médicale d’urgence, comme la remise en état des infrastructures électriques ou la réparation et l’équipement des écoles et des hôpitaux. Dans un deuxième temps, il conviendrait de piloter et d’affiner au fil du temps un mécanisme grâce auquel on pourrait recueillir, examiner et agir à partir des réactions des organisations humanitaires concernant l’impact de la loi César. Bien que cette dernière mesure puisse sembler relever du bon sens, elle exigerait beaucoup plus de bonne foi et d’autocritique de la part des décideurs politiques et des contributions beaucoup plus précises de la part des organisations humanitaires ; ce qui n’a pas été le cas jusqu’à présent.
En fin de compte, les sanctions sont le principal levier d’action de Washington en Syrie. Cependant, cet instrument n’est utile que s’il est associé à une stratégie globale, claire et réaliste. Pour l’instant, Washington continue de tenir un discours sur des objectifs mal définis et peu réalistes, allant de la sécurisation d’une transition politique à l’éviction des forces iraniennes. En l’absence d’un réexamen sérieux de ce qui peut être réalisé grâce à cet outil, la loi César sur la protection civile en Syrie se bornerait à n’être qu’une politique d’escalade économique par défaut. Un simple exercice de vérification de choses à faire dont les Syriens ordinaires paieront le prix.
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