Que les incendies criminels jouent un rôle dans l’explosion des feux de forêt en Syrie, c’est probable, mais de façon moins évidente que ne le laissent entendre les récits dominants. Si l’Organisation de l’État islamique (OEI) est prompte à revendiquer sa responsabilité, des entretiens avec les paysans indiquent moins l’organisation d’une campagne organisée d’incendie des récoltes qu’un ensemble disparate d’actes de représailles. En effet, des habitants ont déclaré avoir été témoins de l’incendie délibéré de terres appartenant à d’anciens combattants ou à des employés de l’OEI, dans une région hantée par les rancunes toujours vivaces liées à la guerre. « Certaines familles de notre village ont eu des membres tués par Daesh », explique un fermier des environs de Rakka. « En même temps, ces familles voient des gens qui ont été affiliés à Daesh attendre une récolte très abondante. Mettre le feu à leurs terres est pour eux un moyen de se venger et de calmer leur colère. »
Le plus souvent, cependant, les agriculteurs mettent l’accent sur les problèmes économiques diffus, voire banals, qui affligent le nord-est de la Syrie et le pays dans son ensemble. Plus important encore, le départ de travailleurs agricoles chevronnés a laissé place à une main-d’œuvre inexpérimentée, cause de risques qui pourraient être évités. « Les gens qui conduisent en ce moment des moissonneuses-batteuses sont nouveaux dans ce métier », déclare un autre agriculteur. « Ces conducteurs jettent parfois des cigarettes allumées dans les champs de blé, parce qu’ils n’y connaissent rien. Les opérateurs d’avant prenaient soin d’emporter des bouteilles d’eau pour éteindre leurs cigarettes ».
A travers tout le pays
Outre une main-d’œuvre peu compétente, les fermiers dépendent aussi d’équipements et d’intrants de mauvaise qualité. Plus précisément, les agriculteurs de Rakka soulignent que le mazout extrait et raffiné par les autorités kurdes est plus sujet aux étincelles que le carburant fourni par le gouvernement ou importé. « Je sais que l’incendie sur mes terres est dû à des étincelles, parce qu’il s’est produit pendant que la moissonneuse-batteuse récoltait le blé », déclare un agriculteur arabe de Rakka, rejetant l’idée que des Kurdes aient pu mettre délibérément le feu à ses terres. « Les gens qui moissonnent mon blé sont des Arabes de mon village. Je n’accuse pas les Kurdes d’avoir allumé les feux, je les accuse de ne pas fournir du bon carburant. »
Il est important de noter que les incendies non maîtrisés ne se produisent pas seulement dans le nord-est ou le nord-ouest, où le régime semble brûler délibérément des terres agricoles dans un territoire où l’opposition est très présente. Des embrasements plus isolés ont proliféré dans tout le pays, de Tartous à Damas en passant par Soueïda. Les zones sèches et herbeuses le long des autoroutes autour de la capitale portent de plus en plus des marques de brûlures causées par de petits départs de feu spontanés.
« C’est le résultat de la guerre »
Cela s’explique probablement en partie par le fait que le pays dépend de plus en plus d’un combustible de mauvaise qualité, à cause de pénuries de carburant en partie liées au durcissement des sanctions imposées par l’Occident. Mais il faut aussi compter avec la forte détérioration des structures de gouvernance du pays. « Les pompiers ne sont plus disponibles comme avant », déclare un ingénieur agronome de Homs. « La municipalité a cessé de couper l’herbe sèche pour prévenir les incendies, parce qu’elle n’a ni les moyens ni la capacité de supervision nécessaires. C’est le résultat de la guerre, et il sera très difficile de l’inverser ».
Parallèlement, l’érosion des structures de soutien gouvernementales augmente le risque de voir les incendies devenir incontrôlables. Un autre agriculteur note qu’avant 2011, les autorités syriennes avaient des procédures d’urgence relativement efficaces : « Des incendies se déclaraient aussi quand le régime contrôlait la zone, mais le gouvernement disposait de suffisamment de véhicules pour les éteindre. Les autorités actuelles n’ont pas cette capacité. » En revanche, certains agriculteurs affirment que l’administration autonome kurde est dramatiquement mal équipée, disposant en tout de trois camions de pompiers pour couvrir toute la province de Rakka.
Un dernier facteur de risque plus difficile encore à évaluer concerne le changement climatique. La hausse des températures et les conditions climatiques de plus en plus extrêmes ont également contribué à la dernière crise. La saison des pluies la plus humide depuis des décennies a produit une récolte exceptionnellement riche et dense, promesse et menace à la fois : le temps anormalement chaud et sec de la saison des récoltes a permis aux incendies de se propager plus largement et plus rapidement.
Une économie érodée
Les incendies n’ont pas seulement pour effet d’exacerber les difficultés économiques immédiates du pays. Ils sapent les perspectives de reprise après huit années de bouleversements violents. Dans le nord-est, les familles qui aspirent à reconstruire leur maison ou à rouvrir des entreprises ont investi leurs espoirs et leurs ressources dans la récolte de cette saison. Beaucoup ont vu ces ambitions partir en fumée en même temps que leurs champs. La dynamique qui sous-tend ces incendies est au moins aussi inquiétante que les incendies eux-mêmes. Le tissu économique syrien est profondément érodé et continue à s’autodétruire, ce qui va entraîner des crises de grande ampleur aux conséquences parfois imprévisibles. Fait révélateur, les incendies ont également posé des problèmes durant l’hiver très froid de cette année : Des Syriens de plusieurs provinces ont été brûlés vifs dans leurs maisons, dans des incendies provoqués par un réseau électrique surchargé et mal entretenu.
Il est tentant d’expliquer ces maux économiques par les causes les plus visibles de la guerre en Syrie — une insurrection toujours en ébullition, un régime revanchard, l’isolement géopolitique. Ces explications centrées sur le conflit sont réconfortantes. Elles évoquent un ensemble de problèmes qui pourraient s’atténuer avec le déclin de la violence. Mais ces explications sont de plus en plus inadéquates et trompeuses. Elles occultent les échecs profonds de la gouvernance et du développement économique. Ils ont contribué à alimenter le soulèvement de la Syrie, et ils seront au cœur de la lutte pour le redressement du pays.
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