Jamais l’écran du Système intégré de vigilance extérieure (Sistema Integrado de Vigilancia Exterior, SIVE), le réseau de radars maritimes du ministère de l’intérieur espagnol qui sert à détecter l’immigration irrégulière n’avait été aussi surchargé qu’en cet après-midi du vendredi 24 juillet. Plus d’une trentaine de petits bateaux partis presque simultanément des côtes algériennes naviguent vers les rivages de Murcie, d’Alicante et d’Almería en Espagne. Le lendemain, samedi, d’autres embarcations — encore une bonne trentaine — ont à nouveau mis le cap sur le sud-est de l’Espagne.
En tout, ce week-end-là, plus de 800 harraga (sans-papiers) maghrébins ont débarqué en Espagne. La majorité d’entre eux sont de jeunes Algériens au chômage, mais pour la première fois se trouve sur les bateaux une poignée de Marocains partis directement d’Algérie. Parmi les passagers très peu de femmes, comme d’habitude, quelques mineurs et, plus étonnant, une famille algérienne au complet. Il y a aussi un homme qui se présente comme chirurgien sur les réseaux sociaux.
Le ministère de l’intérieur espagnol et Frontex, l’agence européenne chargée du contrôle des frontières considèrent qu’il s’est agi, fin juillet, d’une « opération coordonnée » d’émigration irrégulière pour déborder le dispositif de la marine nationale algérienne et celui de la guardia civil (gendarmerie) en Espagne. Combien de harragas ont pu se faufiler, à leur arrivée, entre les mailles des forces de l’ordre espagnoles et ne figurent donc pas dans le décompte officiel d’immigrés irréguliers ? Il n’y a pas de réponse à cette question, mais les statistiques officielles ne mesurent pas vraiment l’ampleur de l’émigration par mer au départ de l’Algérie.
Des données gardées secrètes par l’Espagne
Le pic migratoire en provenance de l’Algérie a été atteint en Espagne le dernier week-end de juillet, mais le phénomène avait déjà pris de l’ampleur en mai et se poursuit, quoiqu’à un rythme moins soutenu. Depuis le début de l’année, l’immigration irrégulière algérienne en Espagne a augmenté de 606 %. Elle est maintenant bien plus importante que la marocaine. Au 6 septembre, 5 343 Algériens ont été appréhendés sur les côtes du sud de la péninsule ibérique (67 % des immigrés irréguliers) contre seulement 1 178 Marocains. Ces derniers émigrent aussi, cependant, directement vers les îles Canaries depuis le sud du Maroc et le Sahara occidental.
Ces statistiques que le ministère de l’intérieur espagnol transmet aux organismes européens ne sont pas publiques. Pour ne pas froisser le pays d’origine des migrants, et plus spécialement le Maroc, Madrid garde au secret bon nombre de données que d’autres États membres de l’Union européenne publient sur leurs sites web. Le ministère de l’intérieur italien indique, par exemple, que 860 harraga algériens sont arrivés dans la péninsule et en Sardaigne jusqu’au début septembre.
Offusqués par le relâchement d’Alger, les ministres espagnols des affaires étrangères et de l’intérieur Arancha González Laya et Fernando Grande-Marlaska Gómez se sont cependant plaints au téléphone, fin juillet, auprès de leurs homologues algériens, Sabri Boukadoum et Salah Eddine Dahmoune. Puis, le 10 août, Grande-Marlaska s’est rendu à Alger pour faire en public l’éloge de « l’excellente coopération » bilatérale, mais demander en sous-main à son collègue de mettre les bouchées doubles pour endiguer l’émigration.
Remonter vers la France
Le 26 août, c’est le ministre de l’intérieur français Gérald Darmanin qui s’est déplacé à Madrid, inquiet lui aussi, car bon nombre de ces harraga algériens débarqués en Espagne essayent de remonter sur la France. Les Algériens représentent d’ailleurs un gros contingent des immigrés des centres de rétention en France. Si les Marocains sont nombreux en Espagne — près de 800 000 auxquels il faut ajouter plusieurs centaines de milliers ayant acquis la nationalité —, les Algériens ne sont que 70 000, surtout concentrés dans la province d’Alicante.
Les autorités algériennes ont répondu à ces griefs espagnols à travers les médias. Il y a eu, selon l’agence de presse officielle (APS), « manipulation et contrevérités » dans les informations rapportées par les journaux espagnols. « Les dernières traversées étaient surtout composées de Marocains et de subsahariens », précisait-elle. El Moujahid, le principal quotidien appartenant à l’État, reconnait cependant à demi-mot qu’il y a eu relâchement dans la surveillance. « Le commandement des garde-côtes a procédé à l’adaptation du dispositif mis en place à travers la multiplication des patrouilles en mer et la surveillance des jours fériés », écrit-il le 3 août.
Le ministère de la défense algérien communique, quant à lui, de temps en temps à la presse les bilans des interpellations de harraga par la marine nationale : 973 en pleine mer jusqu’à fin juillet. Les journaux se font aussi l’écho des condamnations des passeurs. À la grande surprise de ses fans, un chanteur rap de second ordre, Cheb Djamel Milano, a écopé fin août à Ain El-Turk (Oran) de trois ans de prison pour trafic d’êtres humains vers l’Espagne.
Non seulement L’émigration clandestine algérienne est plus importante, mais son mode opératoire change. Les groupes de jeunes qui se cotisaient pour construire ou rafistoler en catimini un bateau de fortune avec l’aide d’un charpentier se font rares. Certes il y a encore beaucoup de rafiots qui font la traversée, mais, de plus en plus, ce sont des semi-rigides équipés de puissants moteurs de 250 ou 300 chevaux, qui ne sont pas en vente en Algérie, que l’on voit croiser la mer d’Alboran qui sépare les deux pays.
Le rôle des organisations criminelles
Ces embarcations atteignent une vitesse de croisière de 40 nœuds (74 km/heure) qui leur permet de faire le trajet depuis les côtes d’Oran ou de Mostaganem en cinq heures. À bord voyagent au grand maximum douze passagers, qui ont déboursé entre 2 000 et 2 500 euros. Ils se filment souvent pour exprimer leur joie d’entreprendre une nouvelle vie. « Ils chantent "Nrouhou Gaa" (Partons tous) qui fait écho au chant phare du mouvement populaire Hirak "Yatnahaw Gaa" (Qu’ils partent tous) », explique Raouf Farrah, analyste algérien du centre de recherches Global Initiative Against Transnational Organized Crime.
Vu le prix des moteurs, les patrons cherchent souvent, une fois leurs « clients » déposés, à revenir à vide en Algérie, mais la guardia civil fait tout pour les en empêcher. Ces nouvelles méthodes tendent à prouver que les organisations criminelles sont maintenant installées dans le « business » de l’émigration irrégulière à partir de l’Algérie.
Si le sujet est d’actualité en Algérie dans les cafés et les réunions entre jeunes, la classe politique ne débat pas de ce qui pousse la jeunesse à vouloir quitter à tout prix le pays. Parfois un parti d’opposition prend tout de même la parole. L’émigration clandestine « est la résultante d’un nouveau désespoir, né de cette gestion catastrophique des affaires du pays après un an et demi de mobilisations citoyennes pour le changement de système », signalait, en août, un communiqué des jeunesses du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD), une formation à dominante kabyle.
S’enfuir à tout prix
« L’accroissement de l’émigration irrégulière s’explique par la ‟mal-vie” [expression utilisée en dialecte algérien], la paupérisation croissante, la gestion chaotique de la pandémie, les restrictions individuelles et collectives et le refus du régime d’engager des réformes qui consacrent les légitimes revendications du Hirak », souligne, de son côté, le chercheur Raouf Farrah. « Des pans entiers de la population ont un profond sentiment d’injustice, de hogra [humiliation], surtout parmi les jeunes », ajoute-t-il. « La harga [émigration clandestine] est alors la seule stratégie d’exit », conclut Farrah.
La police espagnole évoque des raisons plus conjoncturelles pour expliquer cette fièvre des départs d’Algérie à partir de mai 2020 : l’amélioration de la météo ; la levée partielle du confinement provoqué par la pandémie ; le redémarrage des transports en commun et la conviction qu’à cause de la fermeture des frontières, les harraga ne peuvent être expulsés d’Espagne. La loi espagnole permet de les retenir au maximum 60 jours, ce qui ne se fait aujourd’hui même plus pour des raisons sanitaires, puis ils doivent être rapatriés ou mis en liberté. Le pic migratoire de fin juillet est, lui, dû à l’imminence de la fête religieuse de l’Aid El-Adha. Les passeurs devaient savoir que gendarmes et garde-côtes allaient se relaxer.
Le ministère de l’intérieur espagnol craint que le courant migratoire depuis l’Algérie se maintienne à un niveau jamais atteint jusqu’à présent à cause de la crise sociale et économique que traverse le pays. Le ministre algérien des affaires étrangères a, lui aussi, fait le même pronostic, mais pour d’autres raisons. Les turbulences post-pandémie en Afrique, et plus particulièrement au Sahel, vont susciter « une grande vague d’immigration qui nous menace », a-t-il déclaré le 2 septembre à Ankara. Ces subsahariens ne resteront pas en Algérie et tenteront, eux aussi, tout comme les jeunes Algériens, de rejoindre l’Europe.
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