Que fait l’armée française au Sahel ?

C’est en janvier 2013 que la France a décidé d’intervenir militairement au Mali. Près de cinq ans plus tard, l’instabilité s’est accrue dans tout le Sahel, et les groupes radicaux étendent leur influence. Si Paris renforce son pré carré et ses intérêts économiques, les peuples de la région paient le prix d’une guerre sans fin.

Militaires de l’opération Barkhane dans le sud du Mali.
TM1972, 17 mars 2016.

Un réseau de bases françaises quadrille actuellement la bande sahélo-saharienne, dans la continuité historique du « pré carré » français. Les interventions militaires occidentales en Irak en 2003 et en Libye en 2011 ont contribué au développement et au renforcement des groupes armés présents dans le Sahel. Constitués sur la misère et la discrimination politique, ethnique et sociale, ces groupes émergent en réaction à la corruption, à l’autoritarisme et à la violence des États sahéliens appuyés et soutenus par la France et les pays occidentaux1.

C’est dans ce contexte que les troupes françaises sont envoyées au Mali en janvier 2013. L’opération Serval déploie 4 000 soldats en 48 heures avec pour objectif affiché de contrer ceux de ces groupes armés qui avaient pris le contrôle de la moitié nord du pays. La démonstration de force vaut label d’efficacité sur la scène internationale et une base est établie à Tessalit.

Sans mandat des Nations unies

L’opération Barkhane vient alors remplacer Serval. Déclenchée le 1er août 2014 sans mandat des Nations unies et jamais validée par le Parlement, elle reste centrée sur le Mali en reconduisant les dispositifs mis en œuvre précédemment. Mais Barkhane étend aussi officiellement son quadrillage à la Mauritanie, au Niger, au Burkina Faso et au Tchad, en débordant officieusement au sud de la Libye et dans le nord du Nigeria. L’opération est légitimée publiquement par un accord de coopération de défense signé en juillet 2014, ratifié par l’État malien.

Un groupement tactique interarmes (GTIA) déploie 1000 soldats depuis Gao tandis que la base principale du commandement des opérations spéciales (COS) — l’autorité opérationnelle qui rassemble l’ensemble des forces spéciales françaises sous les ordres du chef de l’État — est installée à Ouagadougou, au Burkina Faso. Au Niger, hub militaire international, une base pour les drones et les avions de chasse est implantée à Niamey et une base opérationnelle avancée des forces spéciales l’est à Madama. Au Tchad, le dispositif Épervier (1986-2014) est reconduit, l’état-major et son socle aérien sont déployés à N’Djamena et la base de Faya-Largeau est employée pour surveiller la Libye.

La bande sahélo-saharienne dans son ensemble est ainsi soumise à la surveillance et aux interventions, émaillées de bombardements aériens, de l’armée française d’une part, mais aussi à la répression menée par les armées africaines contre les populations locales d’autre part. Des habitants dénoncent en effet des brutalités, des arrestations arbitraires et des disparitions lors de détentions secrètes de la part des troupes africaines appuyées par les forces françaises. Les soldats maliens sont notamment accusés d’extorsions et de tortures lors d’interrogatoires, rapporte l’Association malienne des droits de l’homme (AMDH) en mai 2017.

Le commandement militaire des États-Unis en charge du continent africain, Africom, créé en 2007-2008 pour y développer leur présence, s’est également impliqué contre le « terrorisme » au Sahel et appuie l’initiative française, en particulier avec des moyens aériens de reconnaissance. Le 23 avril 2017, le général James Mattis, secrétaire à la défense, encourage publiquement la France à poursuivre ses opérations militaires au Sahel. Bien que concurrents en matière d’influence et d’intérêts économiques en Afrique, États-Unis et France se rejoignent pour maintenir un écosystème qui leur est favorable.

Contrôler les ressources et générer de nouveaux marchés

La concurrence chinoise menace les intérêts énergétiques et commerciaux occidentaux en Afrique depuis le début des années 2000. Le Sahel abrite de grandes réserves pétrolières ainsi que des gisements d’uranium et d’or, mais aussi de gaz, de coltan, de cuivre, de grenats, de manganèse et de lithium, de minerais magnétiques et de « terres rares » (17 éléments chimiques indispensables dans de nombreuses nouvelles technologies comme les LED ou les éoliennes). Le chercheur Mahdi Taje de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire à Paris l’assume : « La réalité géographique de cette zone permettrait à certains États, s’ils se positionnent économiquement et militairement, de mieux contrôler les richesses des États du Maghreb et de l’Afrique de l’Ouest. »

Les gisements d’uranium au Niger — et en particulier la mine d’Arlit — constituent l’un des facteurs principaux de l’engagement français au Sahel : Areva, géant mondial du nucléaire détenu en grande partie par l’État français, y profite d’un quasi-monopole sur l’extraction. Le général Vincent Desportes, devenu professeur associé à Sciences Po Paris, déclarait en juillet 2013 que « si la France ne s’était pas engagée le 11 janvier (au Mali), les risques les plus grands auraient existé […] pour les ressources tout à fait importantes en uranium qui se trouvent au Niger »2. Un rapport du Sénat de 2013, La présence de la France dans une Afrique convoitée appelait déjà à « assurer un accès sécurisé aux ressources énergétiques et minières. »

Le Sahel est ciblé parallèlement comme un tissu de marchés à développer. Il s’agit d’abord d’optimiser « le taux de retour » sur investissements, comme l’expliquait le ministère des affaires étrangères français aux Échos le 13 mars 2014. Quarante mille entreprises françaises dont quatorze multinationales sont présentes en Afrique3. Ces sociétés sont notamment favorisées par le placement de cadres auprès des pays sahéliens sous couvert d’« assistance technique ». Aux côtés des géants Total, Vinci, Lafarge et Areva se pressent depuis le milieu des années 2010 Orange, Accor Hotels, Veolia, Carrefour qui visent l’émergence de classes moyennes et l’urbanisation accélérée de la zone. En janvier 2017, le rapport annuel du Conseil français des investisseurs en Afrique (CIAN) invitait ses adhérents à cibler les villes africaines comme « nouveaux pôles de dynamisme et d’innovation ». Et notamment les marchés « de sécurité et de défense » qui occupent une place privilégiée.

Un levier pour l’exportation d’armement

Les opérations militaires au Sahel servent parallèlement de laboratoire et de vitrine pour les matériels et méthodes de l’armée française4. Serval puis Barkhane ont été l’occasion de tester et de promouvoir les avions de chasse de Dassault et les missiles de la société aéronautique MBDA. Les exportations récentes de Rafale n’auraient sans doute pu avoir lieu sans les démonstrations en Libye puis durant Serval au Mali, affirme Raphaël Granvaud5. Les lance-roquettes unitaires (LRU) ont été utilisés pour la première fois en mars 2016. Avec parfois peu de succès, des véhicules blindés de combat d’infanterie (VBCI) et des hélicoptères Caracal, Tigre et Caïman ont pu être expérimentés. Le drone du génie Drogen développé par Infotron pour la détection d’engins explosifs a pu être testé en situation et l’avion de transport militaire A400M a passé ses évaluations à Madama en août 2016.

L’armée française teste aussi des techniques de combat comme le Groupement tactique interarmes (GTIA) à dominante aérienne combinant des commandos terrestres et des aéronefs. De nouvelles capacités d’engagement sont mises à l’essai comme l’ « appui feu tireur embarqué » avec des hélicoptères Puma et Caracal embarquant des commandos parachutistes équipés de nouveaux matériels de renseignement. C’est en général l’ensemble du répertoire technique et matériel des forces spéciales ainsi que le programme Fantassin à équipement et liaisons intégrés (FELIN) qui sont également développés et expérimentés au Sahel. Cet emploi sur le champ de bataille permet d’acquérir le label « Combat Proven » (testé au combat) décisif sur le marché mondial de l’armement. Et comme l’affirme le général Desportes, c’est « un formidable levier pour l’export »6.

De plus, la formation des armées africaines permet de générer d’autres marchés. Renault Trucks a en effet profité d’une hausse de contrats avec le Mali durant Serval. Bien que peu solvables, les pays sahéliens peuvent bénéficier de prêts à travers lesquels ils continuent à s’endetter. Le programme de formation régionale « Sécurité et défense » associé à l’Aide publique au développement (APD) conduit également des acteurs publics à livrer des contrats de conseil, surveillance et fichage aux firmes françaises. Les entreprises de service de sécurité et défense (ESSD) se multiplient au Sahel, comme l’entreprise Gallice qui intervient au Mali ou la société Anticip qui sécurisait l’hôtel de Bamako où siégeait l’état-major de Barkhane7.

Les opérations extérieures de l’armée française ont un coût important qui impacte le budget des armées. Barkhane coûterait 600 millions d’euros par an selon le rapport de la Cour des comptes intitulé Les opérations extérieures de la France 2012-2015 rendu public en octobre 2016, qui montre que ce chiffre ne prend pas en compte l’ensemble des surcoûts induits. Si elle coûte à l’État, l’opération profite clairement aux industriels. Elle participe aux bénéfices et aux records à l’exportation du complexe des industriels français de l’armement, lequel réalise 20 milliards d’euros de commandes en 2016 et se place comme troisième exportateur d’armes mondial en 2017.

Sous-traiter le contrôle des territoires

La mise en œuvre du G5 Sahel — collaboration de cinq pays du Sahel pour le « développement et la sécurité » — signale l’accélération d’un autre processus consistant à impliquer davantage les États sahéliens concernés. Jean-Yves Le Drian, auditionné par le Sénat le 12 septembre 2013, expliquait qu’ « une réorganisation intelligente consiste à diminuer nos effectifs en augmentant notre présence ». Un poste de commandement opérationnel du G5 est installé au Mali le 9 septembre 2017, mais la relation hiérarchique réelle de l’État français sur le G5 Sahel passe par une cellule de coordination et de liaison accolée au poste de commandement de Barkhane. L’armée française transmet les dimensions du combat qu’elle souhaite réserver aux armées africaines tout en gérant officiellement le soutien logistique, le renseignement et la reconnaissance. « Dans une opération comme Barkhane, la masse est formée par les armées africaines qui peuvent "tenir" le terrain », assure l’état-major français [DSI, Défense de la France, un quinquennat déterminant, hors-série n° 55 ; p. 66.]. Pourtant incapables de réaliser cet objectif, les États du Sahel cherchent à tirer profit de cette logique « françafricaine », faite pour durer. Comme l’affirmait Emmanuel Macron lors de son premier déplacement à l’étranger le 19 mai 2017 sur la base de Gao : « On ne peut fixer un terme aux missions de la France dans ces régions. »

Les États sahéliens sont également chargés de contenir les migrations vers l’Europe. Fin août 2017, le président français annonçait vouloir renforcer l’identification des migrants dès le Tchad et le Niger. Ce projet n’a pas encore été mis en œuvre, il confirme néanmoins que ces pays de transit sont conçus comme de véritables laboratoires de la « lutte antimigratoire ». Depuis 2015, l’Union européenne assure ainsi au Niger « un soutien pour la prévention de l’immigration clandestine » par la mise en place d’une antenne permanente à Agadez et d’un centre de l’Office international des migrations chargé d’empêcher les départs.

Par-delà le contrôle des frontières, il s’agit de maintenir un ordre social, économique et politique profitable aux classes dominantes. Comme l’indiquait un officier français en mars 2017, l’armée mène au Sahel « une lutte anti-insurrectionnelle », alors que les mobilisations contre les régimes autoritaires et les troupes françaises au Sahel se multiplient.

2Survie, Françafrique, la famille recomposée, Syllepse, 2014 ; p. 108.

4Claude Serfati, Le militaire. Une histoire française, Éditions Amsterdam, 2017.

5Que fait l’armée française en Afrique ? Agone, 2009 ; interrogé en août 2014.

6Vincent Desportes, La dernière bataille de France. Lettre aux Français qui croient encore être défendus, Gallimard, 2015.

7Jean-Marc Tanguy, « Quelle place pour les ESSD ? », Raids, n° 373, août 2017 ; p. 48.

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