Qui manipule l’organisation de l’État islamique ?

Le jeu trouble des pays du Golfe et de la Turquie · L’Organisation de l’État islamique (OEI) n’est pas le produit d’une génération spontanée. Dans son arbre généalogique on trouve Al-Qaida en Irak et, un peu plus haut, Ansar Al-Islam. Dans cette filiation, on décèle l’ADN du royaume saoudien dont l’obsession est de contrecarrer l’influence iranienne, notamment en Irak. La Turquie a également participé à l’émergence de l’OEI, une mouvance qui risque de se retourner contre ses inspirateurs.

Islamic State Media sur Twitter, 2014.

Dans une vidéo posthume, Amedy Coulibaly1 donne les raisons pour lesquelles il s’est engagé dans deux opérations terroristes, l’une en assassinant une policière municipale à Montrouge, l’autre contre un commerce cacher de la porte de Vincennes : « Vous attaquez le califat, vous attaquez l’État islamique, on vous attaque. Vous ne pouvez pas attaquer et ne rien avoir en retour. » Dans cette logique, il annonçait avoir fait allégeance au « calife des musulmans Abou Bakr Al-Baghdadi, calife Ibrahim » dès l’annonce de la création du « califat ». Quant à sa compagne, elle serait désormais en Syrie, pays sur une partie duquel l’Organisation de l’État islamique (OEI) a établi son emprise.

Il est peu vraisemblable que l’auteur du double attentat de la porte de Vincennes et de Montrouge2 — comme ceux qui l’ont aidé dans son entreprise meurtrière — ait perçu combien l’OEI est un instrument aux mains d’États arabes et occidentaux. L’aurait-il su qu’il aurait peut-être admis que les manœuvres diplomatiques internationales sont sans commune mesure avec la vision qu’il avait de son rôle dans le djihadisme anti-occidental.

Manipulation saoudienne des passions collectives

Lorsque la Syrie connaît ses premiers soulèvements en 2011, les Qataris d’abord, suivis quelques mois plus tard par les Saoudiens, montent, chacun de leur côté, des initiatives pour accélérer la chute du régime de Bachar Al-Assad.

À l’été 2013, alors que la Syrie s’enfonce dans la guerre civile, le prince Bandar ben Sultan, chef des services saoudiens, rencontre le président Vladimir Poutine3. Il met une offre sur la table qui peut se résumer ainsi : collaborons à la chute d’Assad. En échange, le royaume saoudien vous offre une entente sur le prix du pétrole et l’assurance que les groupes djihadistes tchétchènes ne s’en prendront pas aux jeux de Sotchi. Au-delà d’un projet d’entente cynique mais somme toute classique dans les relations entre États, c’est la reconnaissance par le royaume saoudien de sa manipulation des djihadistes tchétchènes qu’il faut retenir. Bien avant les attentats du 11-Septembre, le même prince Bandar, alors ambassadeur à Washington, annonçait que le moment n’était pas si loin où les chiites n’auraient plus qu’à prier pour espérer survivre.

Le royaume est coutumier de ces manœuvres. Dès le XVIIIe siècle, Mohammed ibn Saoud percevait combien il était utile d’enflammer les passions collectives pour asseoir son pouvoir. Pour y parvenir il s’était appuyé sur une doctrine religieuse et un pacte d’alliance passé alors avec un théologien, Mohammed Ibn Abdel Wahhab. Parce qu’il avait su mettre en avant, avec succès, les notions de djihad et d’apostasie, il avait conquis l’Arabie en éliminant l’islam syncrétique que Constantinople avait laissé prospérer sur les vastes provinces arabes de son empire.

Les recettes d’aujourd’hui sont les mêmes que celles d’hier. Ceux qui, comme l’Arabie saoudite (mais on pourrait en dire autant des États-Unis et de ceux qui ont lié leur diplomatie à celle de Washington) ont manipulé l’islamisme radical et favorisé l’émergence d’Al-Qaida4 puis de l’OEI en Irak et en Syrie, savent qu’ils touchent une corde sensible au sein de la communauté sunnite5. Leur objectif est de capitaliser sur l’animosité ressentie par cette communauté qui s’estime marginalisée, mal traitée et qui considère que le pouvoir alaouite, en place à Damas6 et chiite à Bagdad7 a usurpé un droit à gouverner. Ce que recherchent les concepteurs de cette politique destructrice c’est à instituer aux frontières iraniennes et du chiisme un contrefort de ressentiment sunnite. Et c’est en toute connaissance de cause que Riyad combine l’aide au djihadisme extérieur qui s’est donné pour objectif de faire pression sur les chiites, et la lutte contre le djihadisme intérieur qui menace la maison des Saoud. C’est d’ailleurs une position schizophrène lorsqu’on considère que l’espace doctrinal qui va du wahhabisme officiel saoudien au salafisme revendiqué par le djihadisme se réduit à presque rien. Presque sans surprise, on constate que le royaume saoudien et l’OEI ont la même conception des fautes commises par les membres de leur communauté et le même arsenal répressif (mort par lapidation en cas d’adultère, amputation en cas de vol…)8.

L’OEI n’est pas le produit d’une génération spontanée. Dans son arbre généalogique on trouve Al-Qaida en Irak et, un peu plus haut, Ansar al-Islam. Dans cette filiation, on décèle sans difficulté l’ADN du royaume saoudien dont l’obsession est de contrecarrer l’influence des chiites sur le pouvoir irakien, de restreindre les relations entre Bagdad et Téhéran et d’éteindre les velléités démocratiques qui s’expriment — toutes évolutions que le royaume estime dangereuses pour la survie et la pérennité de sa dynastie. En revanche, il finance ceux des djihadistes qui développent leurs activités à l’extérieur du royaume. Sauf que ce djihadisme « extérieur » constitue désormais une menace contre le régime des Saoud.

Les ambitions régionales d’Erdogan

Depuis la nomination de Recep Tayyip Erdogan comme premier ministre en 2003 (puis comme président en 2014) le pouvoir turc est entré dans une phase « d’ottomanisme » aigu que chaque campagne électorale exacerbe encore plus9. Le président n’a de cesse de démontrer que la Turquie peut récupérer l’emprise sur le Proche-Orient et sur le monde musulman que l’empire ottoman a perdu à la chute du califat. Convoquer les symboles nationalistes d’un passé glorieux10, conforter l’économie de marché, faire le lit d’un islam conforme à ses vues, proches de celui des Frères musulmans et acceptable par les pays occidentaux, lui est apparu comme le moyen d’imposer le modèle turc au Proche-Orient tout en préservant ses liens avec les Américains et les Européens. Il espère du même coup supplanter l’Arabie saoudite dans sa relation privilégiée avec les pays occidentaux et servir d’inspiration, voire de modèle, à un Proche-Orient qui serait ainsi rénové. Les révoltes arabes de 2010-2011 lui ont donné un temps le sentiment qu’il pouvait réussir dans son entreprise. L’idée selon laquelle certains États seraient susceptibles de s’en remettre aux Frères musulmans n’était pas alors sans fondement. Erdogan imaginait probablement convaincre le président syrien d’accepter cette évolution. La victoire des islamistes égyptiens aux législatives de novembre 2011 (la moitié des sièges est gagnée par les seuls Frères musulmans) puis la réussite de Mohamed Morsi à l’élection présidentielle de juin 2012 ont conforté ses vues (il avait obtenu plus de la moitié des votes). Erdogan a pu envisager d’exercer son influence sur le Proche-Orient arabe et de tenir la baguette face à l’État islamique qui s’affirme.

Mais ce cercle vertueux se défait lorsqu’il devient évident qu’Assad ne quittera pas le pouvoir, quel que soit le prix à payer pour la population syrienne. Dès juin 2011, Erdogan prend fait et cause pour la rébellion syrienne. Il contribue à la formation de l’Armée syrienne libre (ASL) en mettant son territoire à sa disposition. Il parraine l’opposition politique influencée alors par les Frères musulmans. Pire pour ses ambitions, Morsi et les Frères musulmans sont chassés du pouvoir par l’armée égyptienne au terme d’un coup d’État (3 juillet 2013) largement « approuvé » par l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et encensé par le Koweït.

Erdogan perd la carte des Frères musulmans, désormais désignés comme terroristes par Riyad. Il doit réviser sa stratégie. À l’égard de la Syrie, il n’a désormais pas de mots assez durs pour décrire Assad et exiger son départ. Vis-à-vis de l’Arabie saoudite, il fait le choix de défier le royaume avec la même arme : l’islamisme radical. Il fait désormais partie de ceux qui croient que les djihadistes de l’OEI peuvent provoquer la chute du régime d’Assad. De là à les aider il n’y a qu’un pas qu’Ankara avait de toutes façons déjà franchi. L’étendue de la frontière turco-syrienne facilite cette assistance. Pour peu que la sécurité turque ferme les yeux, il n’est pas difficile de franchir cette frontière, d’acheter et de vendre du pétrole, de faire passer des armes, de laisser passer en Syrie les aspirants djihadistes, d’autoriser les combattants à revenir sur le territoire turc pour recruter, mettre au point leur logistique ou s’y faire soigner.

Les apprentis sorciers

Mais les passions collectives ont ceci de particulier qu’une fois libérées elles échappent au contrôle de leurs instigateurs, s’émancipent et produisent des effets qui n’étaient pas imaginables. Pire, elles finissent parfois par se retourner contre ceux qui les ont manipulées. L’exemple le plus caractéristique des dernières années aura été celui du Pakistan de Zia Al-Haq, qui avait apporté sa collaboration aux djihadistes sunnites en Afghanistan avant d’être lui-même contraint par le bon vouloir de l’islamisme radical. Aujourd’hui, ce sont la Turquie et l’Arabie saoudite qui font l’expérience de ce retour de flamme.

Ankara et Riyad, désormais à couteaux tirés, connaissent les déboires de tous ceux qui ont aidé les groupes djihadistes. Une cinquantaine de ressortissants turcs, dont des diplomates, ont été kidnappés à Mossoul le 11 juin 2014. Ankara a dû négocier leur libération d’égal à égal avec l’OEI, quasiment « d’État à État ». Des milliers de réfugiés kurdes quittent la Syrie pour venir se réfugier en Turquie, rendant la résolution de la question kurde encore plus problématique pour Erdogan. En octobre dernier, le gouvernement turc a violemment réprimé des manifestants qui protestaient contre le refus du président d’aider les Kurdes de Syrie à Kobané qui étaient menacés par l’OEI. Dans la première semaine de janvier 2015, deux attentats commis à Istanbul, non encore élucidés, confirment que la société turque n’est pas immunisée contre les évolutions de ses voisins proches ou plus lointains11.

Depuis au moins 1979 et la prise d’otages de la Mecque, Riyad est régulièrement atteint par la violence « islamiste », même si les informations précises font le plus souvent défaut sur ses commanditaires et leurs motivations. C’est dans les années 2003-2004 que plusieurs chefs se revendiquant d’Al-Qaida s’en sont pris au royaume et ont été éliminés (Youssef Al-Airi en 2003, Khaled Ali Al-Haj et Abdelaziz Al-Moqrin en 2004). Ce qui semble le plus clair, c’est que la violence politique qui touche l’Arabie saoudite depuis une quarantaine d’années puise sa source dans la contestation de la légitimité des Saoud et de leurs liens avec Washington. Riyad est donc bien placé pour percevoir le risque que l’OEI fait courir à son royaume.

L’OEI ne fait pas mystère de sa haine des liens que le royaume a développés avec les pays occidentaux. Elle y voit une trahison de l’islam. Elle n’a que mépris pour un roi qui se présente comme le « Gardien des deux saintes mosquées » et le défenseur de l’islam authentique, mais qui a accueilli sur son sol l’armée américaine. L’OEI constitue désormais une menace pour le régime des Saoud. Elle a donné l’assaut début janvier à un poste-frontière saoudien. Le royaume a pris des mesures sécuritaires draconiennes pour s’en protéger12 : érection d’un mur de sécurité d’un millier de kilomètres sur sa frontière nord avec l’Irak, d’une seconde barrière de sécurité sur sa frontière avec le Yémen, mise en place de dizaines de milliers de troupes au contact de la frontière irakienne. Sans oublier les lois antiterroristes adoptées en 2014 pour dissuader ses nationaux de rejoindre les rangs djihadistes (lourdes peines de prison, mesures de rétorsion à l’égard de ceux qui sympathisent avec des mouvements religieux radicaux, arrêt du financement d’une chaîne satellite basée en Égypte connue pour son caractère anti-chiite…). Riyad fait aussi partie de la « coalition internationale antiterroriste » mise en place par Barack Obama en septembre 2014.

Ni gagner, ni perdre

Si l’OEI est bien un rempart sunnite contre le chiisme et, accessoirement, contre le régime d’Assad, ses soutiens saoudiens et turcs ne peuvent envisager son éradication. Ils savent que l’islam sunnite aurait le plus grand mal à se relever d’une défaite militaire de l’organisation. L’Iran apparaîtrait comme le vainqueur définitif. Cette perspective n’est pas envisageable pour Riyad, Ankara, Amman, Washington ou Israël. La coalition internationale mise en place sous la houlette des Américains fait face au même dilemme. Elle doit éradiquer un djihadisme qui pratique un terrorisme aux ramifications internationales et déstabilise la région tout en ne donnant pas l’impression qu’elle porte le fer contre la communauté sunnite. La leçon irakienne de 2003 a été retenue à Washington et en Europe.

Ce délicat dosage devrait entraîner un certain nombre de conséquences. L’OEI ne l’emportera pas définitivement parce que sa nuisance mortifère sera contenue par des frappes militaires. Elle ne disparaîtra pas parce que beaucoup de sociétés arabes proche-orientales partagent ses vues religieuses13, mais ne pourra pas étendre significativement son emprise territoriale. Elle conservera cependant l’un de ses atouts : être un instrument « diplomatique » utile à beaucoup d’États, ceux qui la soutiennent comme ceux qui la combattent. En d’autres termes, l’OEI est là pour longtemps.

1Michel Henry, « Amedy Coulibaly revendique son acte dans une vidéo posthume », Libération, 11 janvier 2015.

2Amedy Coulibaly est l’auteur de deux attaques terroristes : à Montrouge le 8 janvier 2015 (une policière tuée) et Paris le jour suivant, 9 janvier 2015 (4 otages de confession juive assassinés).

3Sahar Ghoussoub, « Russian President, Saudi Spy Chief Discussed Syria, Egyp »t Al Monitor, 22 août 2013 : « À titre d’exemple, je peux vous garantir que nous protégerons les Jeux olympiques d’hiver de Sotchi sur la mer Noire l’année prochaine. Les groupes tchétchènes qui menacent la sécurité des jeux sont contrôlés par nous et ils ne prendront pas la direction de la Syrie sans s’être coordonnés avec nous. Ces groupes ne nous font pas peur. Nous les utilisons face au régime syrien mais ils n’auront aucun rôle ni aucune influence sur l’avenir politique de la Syrie » (c’est nous qui traduisons).

4Écouter les déclarations — en anglais — d’Hillary Clinton sur la responsabilité des États-Unis dans la création d’Al-Qaida.

6Le clan de la famille Assad est issu de la minorité alaouite dont la doctrine, issue du chiisme mais qui s’en est éloigné, a adopté des croyances syncrétiques, remonte au IXe siècle. Les alaouites ont longtemps été jugés hérétiques par les autres branches de l’islam. En 1936, ils sont officiellement reconnus comme musulmans. En 1973, l’imam Moussa Sadr les admet dans la communauté chiite. Le clan Assad gouverne la Syrie depuis 1971.

7Nouri Al-Maliki a été en poste de 2006 à 2014.

8Mary Atkinson et Rori Donaghy, « Crime and punishment : Islamic State vs Saudi Arabia », Middle East Eye, 20 janvier 2015.

9Des législatives sont prévues pour juin 2015.

10Sa récente décision de recevoir les hôtes de marque encadrés par une haie de guerriers en costume d’époque peut sembler dérisoire mais elle est significative des rêves de retour à la grandeur ottomane du président turc.

13Dans leurs réactions aux attentats de Paris, les sociétés arabes proches-orientales ont globalement témoigné d’un réel malaise, partagées entre rejet et « compréhension ».

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