Après la prise de Fallouja et de Ramadi, c’est au tour de Mossoul, la seconde ville d’Irak, et d’une dizaine d’autres localités de tomber entre les mains d’hommes armés. La crise politique, confessionnelle et finalement territoriale s’intensifie. Le trône du premier ministre vacille et il a demandé au parlement de se réunir pour décréter l’état d’urgence dans tout le pays. À la périphérie est de la seconde ville d’Irak, sur la route en direction d’Erbil — capitale du Kurdistan irakien — les derniers véhicules militaires de l’armée irakienne encaissent des jets de pierre. Les habitants sont furieux, non pas de la débandade des forces de sécurité mais « des années d’humiliation dans les checkpoints par les soldats du pays. De notre pays », raconte Abou Hamza, un habitant de Mossoul joint par téléphone.
D’un côté, le désastre humanitaire. Des centaines de milliers de civils fuient la ville par peur des violences. De l’autre, l’arrivée des thowar (révolutionnaires), considérés par certains comme des libérateurs. Oui, la machine médiatique s’est emballée, évoquant une ville capturée, soumise, prise en otage par l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL). C’est en partie vrai. Mais encore une fois, comme ce fut le cas à Fallouja, la réalité est plus complexe. La nature et l’emplacement stratégique de Mossoul diffèrent en effet de la situation de Fallouja. Comme cette dernière, Mossoul a été une ressource inépuisable de hauts gradés de l’armée et de cadres importants du parti Baas de Saddam Hussein. Mais la région est riche en pétrole, avec la ville de Kirkouk, deuxième réserve d’hydrocarbures du pays. En outre, la ville est proche de la Syrie et de la Turquie. Durant l’ancien régime, Mossoul était un centre de commandement vital pour le gouvernement de Bagdad. Aujourd’hui, située à la croisée des chemins vers une partie de la Syrie tenue par les islamistes, par un Kurdistan en froid avec Bagdad et une Turquie sur ses gardes, Mossoul est une ville stratégique pour qui veut affaiblir le pouvoir central. C’est également un laboratoire d’expérimentation parfait pour qui entreprend de contrôler Bagdad.
En 2004 déjà, le général américain David Petraeus y avait expérimenté sa guerre pour, disait-il, « gagner les cœurs et les esprits ». Le succès mitigé et surtout médiatique de cette stratégie avait néanmoins fait de lui un expert de la contre-insurrection aux yeux des Américains. Le général avait certes cassé la dynamique de la violence employée par l’administration Bush : au lieu d’employer la force, il avait choisi le dialogue, « un cahier d’écolier vaut mieux qu’une arme », résumait-il. Une police locale avait été installée. Mais quelques mois plus tard, alors que Petraeus, sur le départ, était qualifié de héros par la Maison-Blanche, cette même police locale passait dans le rang des insurgés.
« Une chute de dominos qui emportera Bagdad »
Si la récente prise de Fallouja a été un message fort et symbolique de la part des thowar, elle était surtout un test pour l’armée irakienne aux ordres de Nouri Al-Maliki. Le premier ministre irakien, au départ convaincu de remporter la bataille de Fallouja, usait d’un langage trivial pour désigner les « terroristes d’Al- Qaida ». Quelques semaines plus tard, il changeait de discours et entamait des négociations avec les membres de tribus, tout en bombardant la ville de barils d’explosifs. Ce statu quo lui a permis malgré tout de remporter le plus grand nombre de voix aux dernières élections parlementaires et ainsi renforcer sa mainmise sur les appareils sécuritaires de l’État. Mais pour les thowar, le message était clair : le régime de Bagdad n’affronterait pas les insurgés de Fallouja sur le terrain.
Avec cette certitude, la conquête de Mossoul prend aujourd’hui une tout autre dimension. L’amalgame que Al-Maliki faisait de l’insurrection entre « les membres d’Al-Qaida et les baasistes » est devenu une réalité. Des groupes d’insurgés autrefois rivaux et aux idéologies opposées coopèrent désormais à Mossoul et dans toute la province de Ninive. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, l’EIIL n’est pas seule. Abou Imad, combattant et membre d’une grande tribu ayant des ramifications à Mossoul et à Tikrit, était présent lorsque l’armée irakienne a fui la deuxième ville d’Irak. Selon lui, la conquête de Mossoul s’est faite avec des membres de l’ancienne armée irakienne. C’est cette dernière qui aurait conseillé de prendre l’aéroport de Mossoul, le siège de la télévision locale et le gouvernorat. « Mossoul a beaucoup de points en commun avec Bagdad. C’est une grande ville où toutes les confessions cohabitent. Mais la seule différence avec Bagdad, c’est qu’elle est restée très peuplée d’anciens cadres de l’ancien régime. Aux yeux de Maliki, elle concentre tous les fantasmes et toutes les peurs de l’ancien régime. Il le sait, ce n’est que le début, la prise de la région de Ninive toute entière va provoquer une chute de dominos qui emportera Bagdad », ajoute-t-il.
Des membres de tribus et d’anciens groupes d’insurgés comme l’Armée islamique en Irak et le groupe des Naqshabandi, d’inspiration soufie et dirigé par Ezzat Ibrahim Al Douri — l’ancien vice-président du conseil du commandement révolutionnaire irakien et bras droit de Saddam Hussein — collaboreraient avec l’EIIL. Selon de nombreux témoignages d’habitants de Mossoul, des drapeaux noirs de l’EIIL ont été plantés sur le toit de commissariats et sur les différents postes abandonnés par l’armée irakienne, mais à l’entrée de la ville, des portraits de Saddam Hussein et d’Ezzat Ibrahim Al-Douri surplombent Mossoul. Cette alliance est affichée au grand jour. Des pick-up de l’EIIL patrouillent dans Mossoul en appelant les fonctionnaires à récupérer leurs postes. Un nouveau gouverneur aurait même été nommé, ce serait Azhar Al Obeidi, un ancien général de l’armée irakienne. Une parade militaire avec démonstration de leur arsenal, chars, blindés et trois hélicoptères, a été organisée jeudi 12 juin au matin dans la ville par l’EIlL et des officiers de l’ancienne armée irakienne. Selon un expert militaire de Mossoul, cette opération n’aurait pas pu se faire sans l’expertise des anciens officiers irakiens que l’EIIL aurait récemment recrutés.
Kurdes et Américains, la contre-offensive se fait attendre
Face à la débandade de l’armée irakienne et à des désertions en masse, le chef du gouvernement fraîchement réélu a appelé les citoyens irakiens à se porter volontaires pour combattre les insurgés et a promis de leur fournir les armes nécessaires pour « sauver l’Irak ». Un aveu d’impuissance qui ouvre la porte à la création de nouvelles milices. Mais en sous-main, le premier ministre serait en discussion avec le gouvernement régional kurde pour lancer une contre-offensive avec l’aide des peshmergas, l’armée kurde. Ces négociations porteraient sur la répartition du pétrole, sujette à de nombreux désaccords entre les Kurdes et le gouvernement de Bagdad.
La Maison-Blanche, de son côté, vient de déclarer dans un communiqué que "Les États-Unis soutiendront les dirigeants irakiens alors qu’ils forgent l’unité nationale nécessaire pour remporter le combat contre l’EIIL". Selon un responsable américain contacté par l’AFP et qui s’est exprimé sous couvert de l’anonymat, l’administration du président Obama envisage actuellement plusieurs options pour aider Bagdad, éventuellement par le biais de frappes effectuées par des drones. Mais il n’y aura pas de troupes américaines en Irak, a affirmé la porte-parole du Département d’État Jen Psaki.
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