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Restauration autoritaire en Tunisie ?

Violente répression des manifestations populaires · Sept ans après la révolution, d’importantes manifestations sociales secouent la Tunisie. Elles témoignent des blocages de la transition et des difficultés du passage de la dictature à la démocratie sans véritable rupture institutionnelle et politique, et sans que les demandes économiques et sociales des protestataires de l’hiver 2010-2011 aient été satisfaites. Mais même si les acteurs et les méthodes de l’ancien régime sont toujours en place, ils opèrent dans un pays où la société a radicalement changé.

L'image montre une foule rassemblée dans une ville, probablement lors d'une manifestation. Au centre, une personne tient une pancarte avec le message "YES WE CAN" et le hashtag "#Sidibouzid". Les bâtiments en arrière-plan suggèrent un environnement urbain. L'atmosphère semble être celle d'un mouvement populaire, avec des participants engagés et déterminés.
Manifestation du 14 janvier 2011 devant le ministère de l’intérieur à Tunis.
Skotch79/Wikimedia Commons.

En 2011, le départ de Zinedine El-Abidine Ben Ali a provoqué une joie et un enthousiasme réels. Les Tunisiens qui avaient participé au soulèvement ont eu le sentiment d’être devenus des acteurs à part entière d’une vie politique qui renaissait de ses cendres. La « révolution » est venue rompre la morosité d’une vie politique qui s’était résumée, des décennies durant, aux décisions prises par le palais de Carthage, et à quelques remaniements ministériels sans effet sur la vie des Tunisiens.

Le système politique mis en place par Habib Bourguiba et prolongé par Ben Ali était devenu une véritable machine à exclure les citoyens. C’est contre leur marginalisation par les exécutifs que les Tunisiens se sont soulevés en 2010, et plus encore au début de l’année 2011. La révolution a d’abord traduit une demande d’accès au travail et aux opportunités économiques bloquées par le régime, à la liberté de penser et de parler. Mais une demande aussi de se réapproprier la rue et l’espace public pour dire sa colère et sa soif de dignité.

Même si l’immolation par le feu de Mohamed Bouazizi a été l’élément déclencheur et rassembleur du soulèvement, il serait réducteur de limiter les revendications aux conditions économiques dans lesquelles vivent les Tunisiens des régions de l’intérieur. Les manifestants de 2011 voulaient en découdre avec un régime qui les opprimait, ils étaient animés par un désir de changement et de rupture avec un système.

Une formidable envie de rompre avec le passé

Sous la pression de la rue, il n’est plus question d’organiser une élection présidentielle ni de réviser la Constitution de 1959. C’est la rupture absolue qui est prônée par ceux qui appellent à la dissolution de l’ancien régime. Ces Tunisiens qui mettent en avant la « légitimité révolutionnaire » demandent et obtiennent le renvoi des deux premiers gouvernements formés par Mohamed Ghannouchi, l’ancien premier ministre de Ben Ali. Ils reprochent aussi à la Haute Instance pour la réalisation des buts de la révolution, la réforme politique, et la transition démocratique son manque de légitimité (elle n’a pas été élue) et de représentativité.

Le 1er mars, le parti islamiste Ennahda est légalisé après le retour d’exil de son chef Rached Ghannouchi. La campagne électorale est dominée par deux thèmes clés : la rupture avec le passé et la place de l’islamisme dans le dispositif politique en construction. De grandes tensions opposent alors une partie du pays acquise aux idées islamistes, probablement plus importante que l’autre partie qui se définit comme « moderniste » et redoute fortement de devoir modifier son mode de vie. Le conflit entre ces deux tendances est d’autant plus violent que la ligne de fracture n’est pas très claire. Toutes deux se réclament de la démocratie, des droits humains et de la liberté. Pour les modernistes, l’ennemi de la veille, l’islamiste présenté comme dangereux par les exécutifs, devient le concurrent, l’égal, presque similaire, dans un espace politique qui s’ouvre.

L’échec de la troïka

C’est dans ce contexte que les premières élections législatives sont organisées. Leur résultat déboussole un peu plus les modernistes qui acceptent mal le verdict des urnes : le parti islamiste Ennahda l’emporte largement avec 89 sièges sur les 217 que compte l’Assemblée. Ils sont suivis de loin par le Congrès pour la République (CPR) de Moncef Marzouki qui obtient 29 sièges et le parti Ettakatol (Forum démocratique pour le travail et les libertés), présidé par le docteur Mustapha Ben Jaafar qui obtient 20 sièges. Marzouki et Ben Jaafar sont deux figures de l’opposition à Ben Ali. Comme Ennahda, les deux partis modernistes ont fait campagne sur la rupture avec le passé, mais se sont également référées à un thème cher aux islamistes : la tradition et l’identité arabo-musulmanes.

Les trois formations sont contraintes de gouverner ensemble dans le cadre d’une troïka, puisque la loi électorale a été pensée comme un instrument susceptible d’amener les partis à opérer des coalitions. Dominé par Ennahda, l’exécutif est rapidement confronté à de nombreux problèmes qui mettent en évidence son inexpérience et la difficulté de passer d’une opposition dont les cadres vivaient en exil à un parti de gouvernement. Incapable de hiérarchiser les priorités, celui-ci ne répond pas aux demandes sociales qui restent insatisfaites. L’absence d’amélioration de la situation économique exaspère les Tunisiens, de plus en plus critiques quant à la gouvernance du pays. Les dysfonctionnements se multiplient tandis que la rédaction de la Constitution est totalement paralysée par le débat idéologique. Le changement se fait attendre dans les milieux administratif et judiciaire. La justice transitionnelle n’a pas été mise en place et les méthodes de l’ancien régime, si décriées lors du soulèvement sont observables : les cadres d’Ennahda octroient des milliers de postes à leurs proches dans la haute administration centrale et locale.

Mais c’est le dossier sécuritaire qui provoque une véritable crise de confiance entre citoyens et élus. La multiplication d’attaques attribuées aux salafistes radicaux envenime l’atmosphère. Ennahda est doublée sur sa droite par les salafistes, qui lui reprochent de ne pas avoir profité de son succès électoral pour gouverner seule en appliquant la charia. Au cours de l’année 2013, les assassinats de Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, deux responsables politiques de gauche restent impunis. Ils traumatisent la population et exacerbent un peu plus les tensions entre islamistes et modernistes.

Compromis pour dépasser la crise

Durant l’été 2013, la tension est à son comble. L’équipe gouvernementale élue ne satisfait plus une partie de la société qui demande la démission du gouvernement. Pour cette frange importante, l’équipe dirigeante a été élue pour doter le pays d’une nouvelle Constitution en l’espace d’un an. Mais Ennahda s’accroche à sa légitimité électorale, sans mesurer l’ampleur d’un mouvement de protestation dont certains membres campent devant le siège de l’Assemblée. Ils sont rejoints par soixante députés. Tous demandent la démission du gouvernement et de l’Assemblée. La déposition du président égyptien Mohamed Morsi (3 juillet 2013) donne des ailes à ce mouvement de désobéissance civile ; certains rêvent d’un scénario à l’égyptienne et vantent les mérites d’un modernisme autoritaire.

Réactivant un dialogue qui avait été lancé par l’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT), quatre institutions proposent une sortie de crise. L’UGTT, l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (Utica), la Ligue tunisienne des droits de l’homme et l’ordre des avocats lancent un dialogue national regroupant l’ensemble des partis et coalitions qui siègent au sein de l’Assemblée nationale constituante (ANC). Le dialogue aboutit, en janvier 2014, à la mise en place d’un gouvernement composé de personnalités indépendantes et dirigé par Mehdi Jomâa.

Face à cette politique de dialogue et de rapprochement, Rached Ghannouchi et Béji Caïd Essebssi — qui a fondé le parti Nidaa Tounès en 2012 — ont compris qu’aucune des deux grandes formations ne pouvait gouverner sans l’autre. Ils se rencontrent à Paris et s’accordent à infléchir les positions tranchées d’une partie de leurs cadres et militants. C’est en effet contre leur gré que Ghannouchi abandonne la référence à la charia dans la nouvelle Constitution, accepte qu’il soit bien stipulé que la femme est l’égale de l’homme et non complémentaire à celui-ci, et contraint le premier ministre Ali Laarayedh à la démission. Ennahda se retire du gouvernement pour un temps. Le parti islamiste ne présentera pas de candidat à l’élection présidentielle de 2014, et fera campagne sur le consensus pour les élections législatives de 2014.

Béji Caïd Essebssi siffle la fin de la récréation

Le rapprochement entre les deux formations a permis à la Tunisie de mettre en place les fondements d’une légitimité consensuelle. Mais l’entente entre les deux hommes se mue rapidement en bipolarisation de la vie politique, délégitimant les autres partis et mettant un terme à la vitalité et au pluralisme observés après la révolution.

Les Tunisiens s’interrogent alors sur le sens du consensus : sur quoi portait-il exactement, quel était le projet des deux hommes ? La question est d’autant plus légitime que durant la période électorale de 2014, au-delà de la sécurité et de la relance économique, ce sont bien deux projets de société qui sont apparus à travers cette polarisation. De plus, le retrait provisoire d’Ennahda crée un déséquilibre dans cette bipolarité. En décidant de rester en dehors de l’appareil politique de sa formation, Rached Ghannouchi s’attribue en fait le rôle d’arbitre et de sage. À l’été 2013, au plus fort de la crise, lorsqu’Ennahda est accusée de mauvaise gestion, de clientélisme et de proximité avec les groupes salafistes, il transforme cet échec en succès. Alors que le parti islamiste mis à l’index par une partie de la population est contraint de quitter le gouvernement, son dirigeant affirme que c’est au nom de l’intérêt général et au profit de la démocratie qu’il s’est mis en retrait — du gouvernement, mais pas de la vie politique. Il déclare dans la foulée qu’Ennahda ne présentera pas de candidat à l’élection présidentielle de 2014. Il vante enfin les mérites d’un gouvernement d’union nationale qui lui paraît représentatif. Il laisse ainsi la voix libre à Béji Caïd Essebssi qui n’a pas réellement de projet ni de vision politique. Il entend seulement fédérer autour de lui ceux qui défendent l’héritage moderniste de Bourguiba qu’il considère remis en question par Ennahda.

Ces manœuvres cachaient mal un marché conclu entre un Béji Caïd Essebssi pressé par son âge d’occuper le palais de Carthage et un Rached Ghannouchi répétant à l’envi que les islamistes ont le temps pour eux. L’attention des Tunisiens ne pouvait porter sur des partis et des listes qui se définissaient comme démocratiques et progressistes sans parvenir pour autant à constituer une véritable alternative. Elles ont d’ailleurs été les grandes perdantes de la consultation électorale. Seul le Front populaire regroupant une douzaine de formations de gauche, de nationalistes et de personnalités indépendantes a essayé de briser cette bipolarité.

Restauration de l’ancien régime ?

Ce jeu de positionnement politique n’a pas permis aux classes dirigeantes qui se sont succédé de lutter contre les inégalités sociales et régionales et de réduire le chômage en nette augmentation depuis 2011 (16 %, et plus de 30 % pour les diplômés). Plus que la réalité des chiffres, c’est le climat d’incertitude économique qui semble condamner le système à la léthargie. Nidaa Tounès a laissé revenir les anciens réseaux d’affaires et d’influence. Leurs pratiques gangrènent l’administration et constituent un obstacle de taille à la lutte contre la corruption. Depuis le 17 septembre 2017, les cadres de l’ancien régime sont même protégés par la loi dite de « réconciliation administrative » que Béji Caïd Essebssi est parvenu à faire voter. Elle permet de suspendre les poursuites judiciaires contre eux.

En réalité, cette volonté de renouer avec le passé s’inscrit dans le projet initial de Béji Caïd Essebssi qui n’a jamais été convaincu par les acquis de la révolution. Il considère que c’est un moment de désordre qui aurait pu conduire au chaos. Il reproduit les pratiques politiques de l’ancien régime et entend contrôler l’ensemble de l’exécutif. Le régime semi-parlementaire mis en place en 2014 et qui octroie l’essentiel du pouvoir exécutif au premier ministre ne lui convient pas. Lorsqu’il choisit le jeune Youssef Chahed pour remplacer Habib Essid à la tête du gouvernement à l’été 2016, il ne se doute pas de l’initiative personnelle que prendra son jeune premier ministre pour lutter contre la corruption. Très populaire, l’initiative de lutte contre la corruption déstabilise autant Béji Caïd Essebssi que Rached Ghannouchi qui craignent de voir leurs partis et leurs proches éclaboussés par les enquêtes.

Pour arriver à ses fins, Béji Caïd Essebssi doit alors ruser en imposant de nombreux ministres issus de l’ancien régime, des cadres du RCD au sein du gouvernement. Il renoue également avec la politique d’Habib Bourguiba, moderniste sur les questions sociétales, mais totalement réfractaire à l’ouverture politique et à la démocratie. Le 13 août 2017, à l’occasion de la fête de la femme, il abroge une circulaire datant de 1973 qui proscrit le mariage entre une Tunisienne musulmane et un non-musulman, et réactive un débat récurrent sur l’égalité des sexes en matière d’héritage. Il entend ainsi resserrer autour de lui l’opinion moderniste qui avait largement voté pour lui en 2014 et avait été déçue ensuite par ses intrigues et sa politique.

Trois semaines plus tard, le 7 septembre 2017, dans une interview, il s’en prend violemment au régime parlementaire, responsable selon lui de l’inefficacité du gouvernement. Pour cela, il faut réviser la Constitution de 2014 et réduire les contre-pouvoirs. Après avoir placé son propre fils à la tête de Nidaa Tounès, Caïd Essebssi entend réhabiliter le personnel politique de Ben Ali et revenir à un régime présidentiel fort. Aucun contre-pouvoir ne s’oppose réellement à lui pour bloquer la lutte contre la corruption, immobiliser la justice transitionnelle et reporter les élections municipales.

La gouvernance de Béji Caïd Essebssi rappelle étrangement celle de ses prédécesseurs à la présidence de la République, sauf qu’il opère dans un environnement totalement différent. La société civile qui s’est montrée vigilante en 2013 pourrait sortir de sa torpeur, se rappelant au souvenir de la classe politique sur tout ce qui n’a pas été réalisé depuis 2011, et pour remettre au goût du jour la rupture tant désirée avec le passé politique. Et les manifestations de ces derniers jours sont un coup de semonce pour lui.

VERS UNE TROISIÈME FORCE EN TUNISIE ?

Une pétition intitulée « Appel du 17 décembre 2017 : défendre le pays, la Constitution et les libertés » a été lancée en direction des déçus de la Révolution.

Sept ans après, le constat est déprimant : la révolution a profité à ses ennemis, pas à ses partisans qui n’ont vu aucune de leurs revendications socio-économiques, sinon satisfaites, du moins prises en compte par un pouvoir confisqué par une classe politique qui n’a rien appris ni rien oublié. L’inflation et le chômage ont redoublé, les créations d’emplois limitées au seul secteur public ont récompensé d’abord les partisans des deux forces politiques qui dominent la scène et la manipulent cyniquement. Le président de la République Béji Caïd Essebsi et le leader du parti islamiste Ennahda Rachid Ghannouchi s’entendent pour confisquer le principal acquis de la Révolution : les libertés publiques et l’élection des responsables politiques.

Début septembre, Béji Caïd Essebssi s’en est pris à la Constitution adoptée en 2014 et a ouvertement réclamé l’abandon du régime parlementaire au profit d’un retour au présidentialisme dont l’histoire, d’Habib Bourguiba à Zinedine El-Abidine Ben Ali a montré les dangers pour la démocratie politique. À preuve, les tenants de l’ancien régime ont fait un retour en force : la moitié des ministres de l’actuel gouvernement sont des anciens du parti unique, le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD).

Quant aux seigneurs de l’économie, ils ont sauvé leurs prébendes et continuent à s’enrichir.

L’Appel propose une campagne nationale d’information pour alerter l’opinion tunisienne à la veille d’élections municipales. Il ne s’agit pas de tomber dans le piège habituel et d’accuser l’un ou l’autre des deux « parrains » qui se partagent le pouvoir au risque de mobiliser leurs partisans dans un réflexe affectif, mais de les dénoncer également, car ils sont tous deux responsables de la situation. Il faut ensuite que les oppositions s’unissent pour lutter ensemble contre la corruption et pour la sauvegarde des libertés acquises grâce à la Révolution. C’est en liant ces deux batailles, l’une socio-économique, l’autre politique, que la troisième force entend s’affirmer sur la scène politique dès les prochaines élections municipales. L’actualité souligne la nécessité d’un renouvellement de la vie politique en Tunisie, le manifestant tué à Talla à 40 kilomètre de Tunis, lundi 8 janvier, au cours d’une démonstration pacifique contre la vie chère et l’absence d’emplois, en est le dernier exemple.

Le gouvernement applique après des années de retard le standard du Fonds monétaire international (FMI), qui lèse d’abord les couches les plus défavorisées des banlieues déshéritées des grandes villes et du centre et du sud du pays. Existe-t-il une alternative à cette stratégie ? L’Appel n’en dit rien, se concentrant sur une dénonciation justifiée de la corruption, mais qui n’est pas le programme économique alternatif et réaliste dont la Tunisie a un urgent besoin.

Jean-Pierre Sereni

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