J’ai récemment publié pour Middle East Eye une analyse détaillée du rapport du 29 octobre 2020 de la Commission pour l’égalité et les droits humains (Equality and Human Rights Commission, EHRC) intitulée « Investigation into antisemitism in the Labour Party ». Je suis parvenu à deux conclusions principales.
Premièrement, bien que les médias ne le mentionnent pas, le verdict principal de la commission est qu’aucun cas d’« antisémitisme institutionnel » n’a été constaté dans le camp travailliste. C’est pourtant ce qu’avaient affirmé des groupes comme le Mouvement travailliste juif (Jewish Labour Movement), la Campagne contre l’antisémitisme (Campaign Against Antisemitism), le Conseil des députés des juifs britanniques (Board of Deputies of British Jews) et des rabbins éminents comme Ephraim Mirvis. Leurs revendications ont été amplifiées par des médias tels que le Jewish Chronicle et des journalistes comme Jonathan Freedland du Guardian. Il est maintenant démontré que tous se sont trompés, ont calomnié le Parti travailliste et enflammé de manière irresponsable la communauté juive britannique au sens large.
Non pas que ces organisations ou individus aient à s’excuser. Les médias britanniques — du Daily Mail au Guardian — continuent d’induire en erreur et de mal orienter sur cette question, comme ils l’ont fait pendant la majeure partie des cinq dernières années. Ni les organisations juives influentes ni les médias professionnels n’ont intérêt à mettre en évidence le fait embarrassant que les conclusions de l’EHRC ont dénoncé leur campagne contre Jeremy Corbyn comme étant de la désinformation.
En fait, lorsque Corbyn a répondu au rapport en notant à juste titre que les conclusions de la commission ne correspondaient pas à l’impression créée par la couverture médiatique, ou plus précisément que l’ampleur du problème de l’antisémitisme du Parti travailliste avait été « dramatiquement exagérée pour des raisons politiques », il a été immédiatement suspendu par la direction du parti. Après un tollé de l’aile gauche du parti, y compris de la part des bailleurs de fonds des syndicats, cette décision a été annulée 19 jours plus tard, le 17 novembre. Le lendemain cependant, Keir Starmer, le chef du parti a déclaré qu’il ne réintégrerait pas Corbyn en tant que député travailliste, le suspendant ainsi effectivement par d’autres moyens.
Irrégularités de procédure
Le rapport a surtout constaté des violations du protocole et des procédures du parti : les plaintes pour antisémitisme n’ont pas été traitées rapidement ni de manière transparente. Mais même dans le cas où elles l’auraient été, il ne s’agissait pas vraiment d’antisémitisme, même de manière indirecte. Les retards dans le traitement des plaintes étaient principalement imputables non pas à Corbyn et à son personnel, mais à une bureaucratie du parti dont il a hérité et qui lui était profondément et explicitement hostile. Les dirigeants ont bloqué les plaintes pour antisémitisme, non parce qu’elles étaient particulièrement antisémites, mais parce qu’ils savaient que les retards embarrasseraient Corbyn et l’affaibliraient, comme l’a révélé au printemps 2020 la fuite du rapport d’une enquête interne du Parti travailliste.
Ni les médias ni les organisations juives accusatrices n’ont intérêt à ce qu’on sache qu’ils ont participé à ce mensonge. Et la nouvelle direction travailliste, sous la houlette de Keir Starmer, n’a absolument aucune raison de contester ce récit non plus, d’autant plus que cela ne manquerait pas de raviver exactement le même type de diffamation, mais cette fois-ci dirigée contre Starmer lui-même.
Les médias ont qualifié de « lanceurs d’alerte » le personnel du Parti travailliste qui a fait traîner la procédure de plainte pour nuire à Corbyn. Beaucoup d’entre eux ont participé à l’émission « Panorama » de la BBC consacrée au Labour, en 2019, dans laquelle ils affirmaient avoir été empêchés de faire leur travail. Le rapport de l’EHRC contredit subtilement leurs affirmations, en concédant que les progrès dans le traitement des plaintes se sont améliorés après que les hauts dirigeants travaillistes hostiles à Corbyn — dont ces « lanceurs d’alerte » faisaient partie — ont été démis de leurs fonctions. En effet, il suggère tout le contraire du récit médiatique établi : l’équipe de Corbyn, loin de permettre ou d’encourager les retards dans la résolution des plaintes pour antisémitisme, a très souvent essayé d’intervenir pour accélérer le processus afin d’apaiser les médias et les organisations juives.
La commission reproche au personnel de Corbyn d’avoir fait de l’« ingérence politique » et a qualifié ces actions d’injustes et de discriminatoires. Mais l’injustice concerne principalement les personnes faisant l’objet de la plainte — celles qui sont accusées d’antisémitisme — et non celles qui portent plainte.
Si le Parti travailliste avait un problème identifiable en ce qui concernait les plaintes pour antisémitisme, selon le rapport, il semble qu’il se soit surtout montré trop pressé et agressif dans le traitement des allégations d’antisémitisme, en réponse aux critiques incessantes des médias et des organisations juives, au lieu de faire montre d’indulgence.
Là encore, personne dans les médias, les organisations juives ou les nouveaux dirigeants travaillistes ne souhaite que cette découverte soit mise en lumière. Elle est donc ignorée.
Un rapport flou et ambigu
La deuxième conclusion, que je n’ai pas eu la place de traiter correctement dans mon article cité au début, concerne plus précisément l’approche erronée de l’EHRC dans la rédaction du rapport.
Comme je l’ai expliqué dans mon article précédent, la commission elle-même est en grande partie un organe institutionnel. Même si elle l’avait voulu, elle n’aurait jamais pris le risque de dénigrer le récit présenté par les médias. Sur les questions de procédure, comme la manière dont le parti a traité les plaintes pour antisémitisme, elle a rendu son rapport aussi vague que possible, en occultant les noms des responsables de ces manquements et de ceux qui étaient censés tirer profit de l’ingérence de l’équipe de Corbyn. Ces deux questions pouvaient saper définitivement le récit médiatique. Au lieu de cela, l’imprécision de la commission a permis aux médias et aux organisations juives d’interpréter à leur avantage le rapport, dans le sens de leur version de l’« antisémitisme institutionnel » émergent au sein du Parti travailliste sous la direction de Corbyn.
Mais le rapport n’induit pas seulement en erreur par son caractère évasif et ambigu. Il le fait plus ouvertement dans son effort apparemment désespéré pour trouver des « agents » du Labour responsables du « problème » de l’antisémitisme. On peut se demander ce qui se serait passé si la commission avait admis qu’elle n’avait pu trouver personne à mettre en cause au sein du Labour. Cela aurait risqué de faire un très grand trou dans le récit médiatique. Elle a donc dû être soumise à une forte pression pour trouver quelques exemples. Mais, fait extraordinaire, après cinq années d’accusations incessantes d’« antisémitisme institutionnel » par des organisations telles que la Campagne contre l’antisémitisme et le Mouvement travailliste juif qui ont passé au crible les posts des membres du Labour dans les médias sociaux, la commission n’est en mesure de rassembler des preuves suffisantes que contre deux individus seulement. Deux ! Jugés responsables de « harcèlement illégal » à l’égard du peuple juif.
Dans ces conditions, il est important d’examiner d’un œil critique les preuves que ces deux individus ont eu des attitudes antisémites ou ont harcelé des juifs. On supposerait a priori que leur comportement était si flagrant, leur antisémitisme si évident, qu’il n’y avait pas d’autre choix que de les mettre en cause et de tenir le parti pour responsable de ne pas les avoir punies rapidement (sans, bien sûr, faire preuve en même temps d’une quelconque « ingérence politique »). J’ai déjà longuement traité du cas de l’un d’eux, Ken Livingstone, l’ancien maire de Londres, dans de précédents articles de blog. On peut les lire ici et ici.
« Juifs » en langage codé ?
Concentrons-nous plutôt sur l’autre personne nommée, une figure mineure du Labour, Pam Bromley, qui était alors conseillère locale pour l’arrondissement de Rossendale, près de Bolton. Tout d’abord, il faut noter que le « harcèlement » dont elle a été accusée semble s’être limité à des commentaires en ligne. La commission ne suggère pas qu’elle ait exprimé une quelconque haine des juifs, qu’elle ait proféré des menaces contre des juifs, individuellement ou collectivement, ou qu’elle ait attaqué physiquement un juif.
Le premier commentaire a été publié sur Facebook, bien qu’étrangement la commission semble ne pas savoir quand :
Si Jeremy Corbyn et le Parti travailliste avaient relevé le pont-levis et étouffé les fausses accusations d’AS [antisémitisme] dans l’œuf, nous n’en serions pas là et la cinquième colonne du LP [Parti travailliste] n’aurait pas réussi à prendre pied […]. Le Lobby a mal calculé son coup […]. La chasse aux sorcières a créé de tout nouveaux réseaux de riposte […]. Le Lobby va retomber dans sa propre fange.
Le langage musclé reflète sans doute les émotions brutes que l’antisémitisme allégué contre les partisans de Corbyn a provoquées. De nombreux membres n’ont que trop bien compris que les travaillistes étaient divisés par des luttes intestines et que leur projet socialiste était en jeu. Mais où se trouve exactement l’antisémitisme dans la tirade de Bromley ?
Dans le rapport, la référence à une « cinquième colonne » est considérée comme une allusion aux juifs. Mais pourquoi ? La commission semble avoir donné la pire interprétation possible à un commentaire ambigu et a ensuite considéré comme un « trope antisémite » ce qui apparait comme un mot fourre-tout qui n’avait pas besoin d’être clarifié. Mais étant donné ce que nous savons maintenant — au moins depuis la fuite du rapport interne du parti au printemps —, il semble beaucoup plus probable que Bromley, en se référant à une « cinquième colonne », parlait de la bureaucratie du parti hostile à Corbyn. La plupart de ces fonctionnaires n’étaient pas juifs, mais ils ont exploité les allégations d’antisémitisme parce que c’était politiquement utile.
Interprétée de cette façon — et une telle interprétation correspond aux faits présentés dans le rapport interne qui a fait l’objet d’une fuite —, la remarque de Bromley est plutôt perçue comme impolie, voire blessante, mais probablement pas antisémite.
Le deuxième commentaire de Bromley mis en évidence par la Commission a été publié fin 2019, peu après que le Labour a perdu les élections générales :
Ma principale critique à son égard [Corbyn] — son incapacité à repousser les fausses accusations d’antisémitisme au sein du LP — ne sera peut-être pas répétée, car les accusations pourraient disparaître comme par magie, maintenant que le capitalisme a obtenu ce qu’il voulait.
Une fois de plus, il semble clair que Bromley fait référence à la querelle interne de longue date du parti, qui sera rendue publique quelques mois plus tard avec la fuite du rapport interne. Ici, elle suggère que les médias et l’aile anti-Corbyn du parti abandonnent les allégations d’antisémitisme — ce qu’ils ont d’ailleurs fait dans une large mesure — parce que la menace du projet socialiste de Corbyn a pris fin avec un résultat électoral lamentable qui a vu les tories obtenir la majorité parlementaire.
On pourrait soutenir que son évaluation était erronée, mais en quoi est-elle antisémite ? À moins que la commission ne pense que le mot « capitalisme » veuille également dire « juifs » en langage codé.
Mais même si les commentaires de Bromley sont traités comme indiscutablement antisémites, ils ne sont guère la preuve que le parti de Corbyn se livre à l’antisémitisme, ou qu’il est « institutionnellement antisémite ». Cette députée a été suspendue par le parti en avril 2018, quasiment dès que l’équipe de Corbyn a réussi à prendre le contrôle de la bureaucratie de la vieille garde. Elle a été expulsée en février 2020, alors que Corbyn était encore le chef du parti.
Le racisme de Boris Johnson
Il est très instructif de mettre en rapport la certitude avec laquelle la commission traite les remarques ambiguës de Bromley comme une preuve irréfutable d’antisémitisme avec son mépris total pour les commentaires incontestablement antisémites de Boris Johnson, l’homme qui dirige réellement le pays. Ce manque d’intérêt est bien sûr partagé par les principaux médias et organisations juives. Johnson totalise un bon nombre de remarques ouvertement racistes, désignant les noirs sous le sobriquet de « piccanninies » (enfants nains)1 aux « sourires de pastèque » et comparant les femmes musulmanes voilées à des « boîtes aux lettres ».
Les juifs non plus n’ont pas échappé à ses sarcasmes. Dans son roman 72 Virgins, Johnson met à profit son statut d’écrivain pour suggérer que les oligarques juifs dirigent les médias et sont capables de truquer le résultat d’une élection. Dans une lettre au Guardian, un groupe de partisans juifs de Corbyn a noté que le personnage juif principal de Johnson dans le roman, Sammy Katz, était décrit comme ayant « un long nez et des cheveux frisés », et qu’il était « un homme d’affaires juif malveillant, avare, ressemblant à un serpent, qui exploite les travailleurs immigrés pour son profit ».
Rien dans le rapport de la Commission pour l’égalité et les droits humains n’est à même de suggérer un tel niveau d’antisémitisme parmi les dirigeants du Labour. Mais là encore, Johnson n’a jamais soutenu que l’antisémitisme ait été politiquement instrumentalisé. Et pourquoi le ferait-il ? Personne, des grands médias aux organisations juives conservatrices, ne semble s’intéresser sérieusement au racisme manifeste dont lui-même ou son parti font preuve.
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1NDLT. Mot ancien et péjoratif provenant du créole indien, espagnol ou portugais selon le dictionnaire Collins, et signifiant « enfant noir (ou aborigène) de petite taille ».