Quand Orient XXI m’a demandé d’écrire un article sur les événements qu’a connus la province de Soueïda, afin de rendre cela plus accessible à un lecteur non-arabe et non-spécialiste, j’étais vraiment heureux. J’ai toujours écrit en arabe ou en anglais, et je ne me suis jamais adressé à un lecteur francophone, alors que je vis comme réfugié à Paris depuis cinq ans.
Très vite cependant, la difficulté de la tâche m’est apparue. Comment en effet écrire un article explicatif portant sur une question proche-orientale extrêmement complexe, qui a ses propres dynamiques, sa propre histoire et son propre contexte, sans se perdre dans les détails ? Ce texte est censé répondre à une question simple : pourquoi une région syrienne limitrophe et périphérique, où vit une petite minorité ethnique, a connu en 2023 des manifestations pacifiques réclamant un changement politique ?
Pour y répondre, il faut d’abord souligner que, ce qui est surprenant dans cette contestation pacifique et populaire à Soueïda, c’est qu’elle advient douze ans après la révolution syrienne de 2011 contre un régime dictatorial en place depuis soixante ans. La dernière décennie a connu une guerre civile qui a causé la mort de près d’un demi-million de personnes et le déplacement de six millions de réfugiés, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays, ainsi que l’arrestation de centaines de milliers de personnes, la destruction de villes et de villages entiers, mais aussi la division du pays entre cinq armées étrangères, qui ont chacune leur base et leur zone d’influence. Une guerre durant laquelle des crimes contre l’humanité ont été commis, des politiques de changement démographique ont été menées et, dans certains cas, des mesures de nettoyage ethnique ont été appliquées. Tout cela dans un pays marqué également par des crises globales – et non des moindres –, comme le réchauffement climatique.
Une contestation festive
Commençons par les manifestations pacifiques : celles-ci se poursuivent depuis le mois d’août dernier dans la province à majorité druze de Soueïda, dans le sud du pays. Les revendications, l’organisation, les formes et les moyens de cette contestation sont très ancrés dans l’environnement local. Les habitants ont ainsi décidé que le moment était venu de mettre fin au règne du parti Baas, au pouvoir depuis 1963. Ses locaux qui n’ont pas été fermés à travers la province ont été récupérés par la population — puisqu’ils tombaient légalement sous le régime de la propriété publique — pour en faire des crèches, des écoles, des dispensaires ou même des centres de développement communautaire.
Les manifestants tentent de recourir à divers moyens de lutte pacifique, à travers des célébrations quotidiennes sur les grandes places des 130 villes et villages de la province. Un important mouvement féministe, enraciné localement et porté par des revendications spécifiques (égalité, nationalité, etc.), participe également à cette mobilisation. Concerts, chants, festivals, spectacles équestres et folkloriques, chants populaires ou improvisés au gré des événements… tout cela donne une dimension politique supplémentaire aux demandes des protestataires, que le régime est incapable de satisfaire.
Ces manifestations bénéficient d’un large soutien, notamment parmi de nombreux fonctionnaires et employés de l’État, historiquement loyaux au pouvoir en place, dont ils tirent profit en retour. Mais ces employés, comme les classes moyennes en général, sont désormais touchés par l’incapacité des autorités à assurer les moyens de subsistance quotidiens, comme le taux de change de la livre, le pouvoir d’achat, les salaires, le prix du carburant, la fourniture d’électricité, l’accès à l’eau potable, les infrastructures, la santé, l’éducation et le système judiciaire. L’État est en faillite et son financement dépend principalement de l’emploi de personnes qui ne reçoivent pas de réelle compensation. Outre la poursuite du train de vie luxueux des membres du petit groupe à la tête du pays, la priorité du pouvoir est de maintenir les services de sécurité et l’armée, ainsi que sa gigantesque machine bureaucratique.
Une victoire au goût de défaite
La contestation actuelle est une réponse directe à la récente libéralisation des prix instaurée par le gouvernement. Cette décision a entraîné une nouvelle dévaluation de la livre — et du pouvoir d’achat —, accentuant la détresse de la populations face à la menace de famine, d’autant que plus de la moitié des Syriens souffrent gravement d’insécurité alimentaire. La détérioration économique s’est accélérée depuis que le conflit armé a relativement diminué à partir de 2018, c’est-à-dire depuis la victoire militaire — aux airs de défaite politique — remportée par les forces du régime sur les rebelles autour de Damas, à Deraa et à Homs, entraînant le déplacement forcé des opposants vers le nord-ouest de la Syrie.
Cette victoire a été obtenue au prix de la destruction de villes et de régions entières, de réseaux routiers et d’électricité ainsi que des infrastructures. Un changement démographique a ciblé la population des campagnes sunnites et de certains des plus grands bidonvilles entourant Alep et Damas. Le succès militaire du régime est une victoire au goût amer, celle de la violence de l’État sur la société. Elle ne peut avoir de bénéfice sur le plan politique tant que le seul langage utilisé par le régime est celui de la force et des armes.
Les récentes manifestations — ou le soulèvement populaire comme les gens préfèrent l’appeler — constituent le point culminant d’un long mouvement de protestation qui a commencé à Soueïda en 2011. La première vague de manifestation pacifique s’est déroulée de 2011 à 2014. Elle se caractérisait par son élitisme et par le faible nombre de participants. En 2020, le mouvement s’est élargi et renforcé grâce notamment à la forte implication des jeunes, avec des campagne de protestation menées sous les slogans « Khna’touna » (« Vous nous étouffez ») et « Bedna n’ich » (« Nous voulons vivre »). Le soulèvement de 2022 était quant à lui dirigé contre les gangs de sécurité affiliés au régime et mené par des factions armées locales.
« L’union des minorités »
Soueïda fait partie des zones placées sous le contrôle fragile du régime, étant donné qu’il s’agit d’une région périphérique de la Syrie, qu’aucune route internationale ne traverse et où il n’y a pas de passage douanier bien qu’elle partage une longue frontière avec la Jordanie. Elle ne compte pas non plus de richesses ou de ressources naturelles dont le régime pourrait avoir besoin. La province est habitée par la minorité druze, qui constitue environ 3 % de la population syrienne, et sa population n’y dépasse pas le demi-million.
Depuis début 2011, le régime syrien a préféré ne pas intervenir directement à Soueïda, pour éviter les frictions avec les Druzes et s’assurer leur loyauté dans le conflit armé avec les sunnites, qui constituent 70 % de la population — le cercle décisionnel, la direction des services de sécurité et militaires, ainsi que les institutions gouvernementales les plus importantes sont quant à eux majoritairement contrôlés par les Alaouites, qui représentent seulement 12 % de la population du pays. Face au narratif de la révolution syrienne prônant le renversement populaire du régime, celui-ci a opposé son propre récit selon lequel il existerait une alliance des minorités face à la menace extrémiste sunnite. C’est ainsi que le pouvoir a autorisé une petite marge de manœuvre aux habitants de Soueïda, comme il l’a fait — mais de manière plus large et plus systématique — dans les régions kurdes du nord-est de la Syrie.
La présence de l’armée a alors diminué au fil du temps, tout comme les interférences directes en matière de sécurité dans la vie quotidienne de la population. Ainsi, depuis la mi-2014, des groupes civils armés sont apparus à Soueïda pour protéger leurs territoires, notamment le mouvement Rijal Al-Karama (Les Hommes de la dignité), le plus important groupe d’autodéfense de la région, en plus d’un large éventail de milices loyales au pouvoir et de factions de sécurité proches du régime. Cette faible marge de manœuvre et la présence des forces armées locales ont permis à la province d’adopter une position neutre à l’égard de la guerre depuis 2014. En ayant recours à une fatwa stipulant que toute personne tuée au combat n’aurait pas droit à la prière funéraire, les Druzes ont empêché leurs enfants de rejoindre les rangs de l’armée pour se battre ou de faire le service militaire, qui est pourtant obligatoire. D’autre part, le voisinage avec des factions armées de l’opposition actives à la frontière de la province, du côté de la campagne de Damas et de Deraa, est devenu de plus en plus difficile en raison de l’islamisation et de la radicalisation de ces factions. À plusieurs reprises, de violents affrontements ont éclaté entre elles et les groupes armés locaux.
Cette position de neutralité a eu pour effet la détérioration des relations entre le régime et Soueïda, et au fil du temps, la région s’est transformée en une espèce de grande prison que beaucoup de jeunes hommes ne pouvaient plus quitter, sous peine d’être arrêtés aux points de contrôle militaires ou aux barrages de sécurité entourant la province et d’être obligés d’effectuer leur service militaire. De tels incidents au cours des dernières années ont provoqué des conflits et des heurts récurrents entre le régime et la communauté locale. À chaque fois qu’un jeune homme originaire de la province était arrêté dans une autre région du pays, les familles répondaient en enlevant des officiers ou des employés de l’État pour servir de monnaie d’échange. Car souvent, le seul moyen d’obtenir l’attention du régime est d’exercer une pression sur lui.
Trafic de captagon
Cette neutralité a permis à Soueïda de ne pas subir directement et militairement la guerre. En même temps, elle a amené Damas à marginaliser toujours plus cette région, en réduisant notamment les subventions publiques. Le traitement par le régime de la « question de Soueïda » s’est réduit essentiellement à la sécurité, comme cela s’est produit en septembre 2015 avec l’attentat à la bombe contre le convoi transportant cheikh Wahid Al-Bal’ous, fondateur des Hommes de la dignité. L’assassinat d’Al-Bal’ous a représenté un coup dur, quoique non fatal, porté à la première tentative locale d’organisation et d’autoprotection, destinée à garantir une neutralité totale entre les différentes parties en guerre.
L’indifférence du régime à l’égard de la province a atteint son paroxysme fin 2018, lorsque l’Organisation de l’État islamique (OEI) a attaqué les villages situés dans la partie est du pays, causant la mort de centaines de civils. Seules les factions armées locales ont pu repousser cette offensive, sans que l’armée syrienne n’intervienne. Or, la plupart des membres de l’OEI qui ont perpétré le massacre dans le désert oriental de Soueïda venaient du camp de Yarmouk, à Damas, conformément à un accord que l’organisation djihadiste avait conclu avec le régime sous parrainage russe quelques mois auparavant, pour mettre fin à la guerre ravageant le camp.
Au fil du temps, ce chaos « géré » par les forces de sécurité a mis en lumière le rôle pivot de Soueïda dans le trafic de drogue, la région étant devenue une plaque tournante pour l’acheminement du captagon vers la Jordanie et, de là, vers le Golfe Arabo-Persique. Le flou entretenu par le régime au prétexte de cette instabilité régionale a permis d’atteindre deux objectifs : ne pas fournir de services de base à la population, et justifier auprès d’Amman l’impossibilité de contrôler entièrement la frontière entre les deux pays. En plus du trafic de captagon vers la Jordanie, la région a été inondée par la drogue, et des gangs criminels présents dans tous les domaines de l’économie de guerre ont pullulé, pratiquant les enlèvements contre rançon, les vols et le trafic de drogue et d’armes, et se livrant à de nombreux assassinats. La situation a poussé les jeunes hommes et femmes de Soueïda vers les routes de l’exil.
Dans ce contexte, il n’est guère surprenant de voir qu’au cours des récentes manifestations, la colère civile soit dirigée directement contre le régime syrien et qu’elle exige son changement à travers la mise en œuvre de la résolution 2254 du Conseil de sécurité des Nations unies adoptée en décembre 2015. Celle-ci prévoit le lancement d’un processus politique en Syrie, qui passerait par un transfert pacifique du pouvoir, avec la participation du régime, à une autorité civile de transition, en vue d’établir un système démocratique pluraliste. Cependant ce processus politique est gelé et le régime refuse d’y prendre part car il implique un réel partage du pouvoir avec l’opposition.
Tentatives de division
Mais Soueïda ne figure pas sur la liste des intérêts prioritaires de Damas. Depuis le début des manifestations, aucun responsable gouvernemental, législatif, militaire, judiciaire ou sécuritaire n’en a parlé ou ne s’est rendu dans la province. Il semble plutôt qu’après deux mois de protestations le régime ait choisi d’ignorer ce qui s’y passe. Car utiliser la répression à l’encontre des Druzes saperait son narratif sur la guerre contre le terrorisme islamique radical. Ceux-ci forment une alliance tribale qui adhère à une secte mystique et hermétique. Ils ne sont pas partisans du « djihad », ils ne versent pas dans le prosélytisme et n’ont pas de visées expansionnistes. Ce sont des paysans qui vivent dans une zone frappée par la sécheresse et le manque d’eau, et par le dérèglement climatique qui commence à affecter leur production agricole de pommes, de raisins, de cerises, d’olives et de céréales. L’État représente un fardeau pour ces paysans, entièrement dépendants des sociétés de vente au détail liées au régime qui achètent leurs récoltes à des prix qui couvrent à peine les coûts de production. L’aide fournie par les organisations internationales est redirigée vers les partenaires du Trust syrien pour le développement (STD), une ONG dirigée par Asma Al-Assad, l’épouse du chef de l’État. Le STD travaille avec toutes les organisations étrangères autorisées à exercer dans les zones contrôlées par le pouvoir.
Le régime ne cherche pas nécessairement à mater par la force le mouvement de protestation, mais il s’efforce constamment de diviser les rangs des manifestants, de les monter les uns contre les autres, de les accuser de vouloir faire sécession et d’intelligence avec l’étranger, y compris Israël. Les autorités mobilisent également les réseaux de ceux qui ont historiquement bénéficié de ses largesses, notamment les chefs religieux et traditionnels druzes, à Soueïda, dans la campagne de Damas et à Quneitra, sur le plateau du Golan, ainsi qu’au Liban, pour affaiblir le soulèvement.
Ces accusations ne trouvent aucun écho dans la province, où il semble que les gens, malgré la faim, la fatigue et l’oppression, restent convaincus que la seule solution pour eux et pour le reste de la population est un changement politique réel et pacifique qui garantisse une transition pacifique la démocratie. Malgré ce chemin long et difficile, les manifestants tentent de maintenir la dialogue, de réfléchir et de trouver des solutions aux difficultés quotidiennes qui les accablent. Ils aspirent à une gouvernance locale et solidaire, de bas en haut, qui fait défaut aux Syriens depuis des décennies. La communauté locale s’efforce ainsi, à travers un mouvement de protestation pacifique et sans s’appuyer sur aucun allié interne ou externe, de faire face à un régime dictatorial dirigé par une junte militaro-sécuritaire, sortie victorieuse d’une guerre civile dévastatrice.
Puis-je dire à présent que la difficulté pour moi n’a pas été tant d’écrire pour un lecteur étranger et non-spécialiste que d’expliquer les causes de ce miracle de Soueïda ?
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