
Le 13 mars 2025, la Syrie s’est dotée d’une déclaration constitutionnelle instaurant, pour une période transitoire de cinq ans, un système présidentialiste en vertu duquel le président Ahmad Al-Charaa devient à la fois le chef de l’État et celui du gouvernement, la fonction de Premier ministre ayant été supprimée. La veille, un décret présidentiel avait établi un Conseil de sécurité nationale qui, outre le président, ne compte qu’un seul militaire, le ministre de la défense, lequel siégera aux côtés des ministres des affaires étrangères et de l’intérieur ainsi que du directeur des services de renseignements. À titre de comparaison, le Conseil de sécurité nationale turc inclut pas moins de quatre généraux (chef d’état-major et commandants des forces terrestre, navale et aérienne).
Ces deux décisions témoignent d’une conception très personnelle de l’exercice du pouvoir pour Al-Charaa, ainsi que d’un souci ancien de contrebalancer l’influence de l’institution militaire ; souci qui procède lui-même d’une hantise d’être renversé par ses propres frères d’armes.
La construction de la figure du « conquérant »
Depuis les premiers jours du groupe djihadiste Jabhat Al-Nosra (Front du soutien), qu’il avait fondé en 2012, celui que l’on ne connaissait alors que sous le nom de guerre d’Abou Mohamed Al-Joulani a patiemment œuvré à affermir son pouvoir personnel sur l’organisation. Pour former sa garde rapprochée, il ne recrute pas des vétérans du djihad transnational, alors nombreux parmi les insurgés syriens, mais des hommes nés, comme lui, dans les années 1980, et dont l’expérience de la lutte armée est limitée. C’est le cas d’Anas Khattab, dont une rumeur affirme qu’il a été « l’émir des frontières » de l’Organisation de l’État islamique (OEI) en Irak. Plus vraisemblablement, Khattab n’a joué qu’un rôle mineur dans une organisation qu’il n’a rejointe qu’en 2008 à l’âge de 22 ans. Décrit dès 2013 comme « l’ombre d’Al-Joulani », il était initialement responsable de sa sécurité personnelle et dirige aujourd’hui les renseignements généraux. Assad Hassan Al-Chibani, actuel ministre des affaires étrangères, n’avait aucun état de services djihadistes lorsqu’il est devenu le communicant-en-chef de Jabhat Al-Nosra. Un troisième homme de confiance, Abdel Rahim Atoun, est plus âgé. Lui non plus n’est sorti de l’obscurité que lorsqu’Al-Joulani en a fait le principal idéologue de Jabhat Al-Nosra.
Avec l’aide des précités, Al-Joulani construit d’emblée son charisme en s’attribuant, alors qu’il n’est encore que le leader inconnu d’un groupuscule, le titre grandiloquent de fatih (conquérant). Si le mystère qui l’entoure répond en partie à des considérations sécuritaires, sa dissipation progressive, savamment orchestrée, viendra conforter son aura d’homme providentiel : en 2013, il accorde, masqué, un premier entretien télévisé à Al-Jazira. Trois ans plus tard, il révèle son visage lors d’un discours annoncé à grand renfort de teasers par la propagande de son organisation. Il faudra encore attendre 2024 et la chute de Damas pour qu’Abou Mohamed Al-Joulani se présente officiellement sous le nom d’Ahmed Al-Charaa, son nom civil révélé par des fuites dès 2016.
Écarter les cadres militaires
Entre-temps, le chef de ce qui, en 2017, est devenu Hayat Tahrir Al-Cham (HTC), s’est débarrassé de quiconque pouvait lui faire de l’ombre au sein de l’organisation. Les radicaux, opposés au divorce annoncé en 2016 avec Al-Qaida, rompent d’eux-mêmes pour former une faction rivale, Hourras Al-Din (les Gardiens de la religion), bientôt décimée par les drones états-uniens. D’autres éléments doctrinaires, dont des clercs égyptiens, sont exclus et même, pour l’un d’entre eux, enlevé après s’être réfugié chez les factions rivales de l’Armée nationale syrienne (ANS) parrainée par la Turquie.
Plus encombrants sont les puissants commandants régionaux qui dominent la hiérarchie militaire du mouvement. L’émir du Qalamoun (frontière libanaise est) Abou Malek Al-Telli, qui s’est constitué un important trésor de guerre grâce à la contrebande et la prise d’otages, voit ses principaux lieutenants mutés à l’extérieur de son unité, avant de quitter HTC et de finir sous les verrous en 2020. Son arrestation est menée par Abou Maria Al-Qahtani, chef de file des combattants originaires de la province orientale de Deir ez-Zor. Al-Qahtani est lui-même incarcéré en 2023 dans le cadre d’une vaste purge ciblant 700 membres de HTC, accusés d’espionnage au profit de pays occidentaux. Il sera assassiné, selon la version officielle, par un membre de l’OEI.
D’autres cadres importants sont écartés de la hiérarchie militaire par le biais de promotions dans l’administration civile d’Idlib, notamment la gestion des postes-frontière. C’est le cas des frères Qoutayba et Houdhayfa Badawi, qui administrent aujourd’hui les douanes syriennes. D’autres ont été nommés à la tête d’entreprises monopolistiques opérant dans l’enclave rebelle, à l’instar de l’émir d’Alep Abdel Rahmane Salamé, qui devient ainsi un magnat du BTP. En 2020, les « armées » régionales qui structuraient HTC sont remplacées par 16 brigades numérotées, tandis que Mourhaf Abou Qasra, une figure affable mais sans envergure, est nommé chef militaire de l’organisation. Il deviendra, après la victoire, ministre de la défense. On se souvient que, durant son règne, l’ancien président Hafez Al-Assad avait confié ce même portefeuille à Moustapha Tlass, un personnage aussi enjôleur que son influence réelle au sein de l’armée — et donc sa capacité à organiser un coup d’État — étaient réduites.
Diviser pour mieux régner
Notons la présence d’étrangers à des grades élevés au sein de la nouvelle armée : trois des six premiers généraux de brigade nommés début 2025 sont respectivement jordanien, turc et ouïghour. Cela peut également être interprété à la lumière de la méfiance d’Al-Charaa envers les menaces intérieures. Cette hypothèse est renforcée par le fait que deux de ces généraux étrangers auraient été placés à la tête d’unités cruciales pour la protection du nouveau régime, à savoir la Garde républicaine et la Division de Damas. Dépourvus d’ancrage social en Syrie et persona non grata dans leurs pays respectifs, les étrangers sont largement dépendants, pour leur survie, du bon vouloir des autorités syriennes et donc d’Al-Charaa. Ils pourraient, à cet égard, constituer un équivalent contemporain de la garde caucasienne (circassienne et tchétchène) dont la monarchie voisine de Jordanie s’est attaché les services depuis sa fondation.
Pareillement, la décision de confier des divisions (Idlib, Deraa, Badiya, c’est-à-dire le désert central), gouvernorats (Alep, Damas-campagne) et fonctions sécuritaires dans des régions sensibles (comme la côte de l’ouest du pays) à des commandants issus de factions jadis ennemies, comme Ahrar Al-Cham, Soukour Al-Cham ou le Front du Levant, semble destinée à éviter une concentration excessive des responsabilités entre les mains des commandants d’HTC.
Alors que, sous l’ancien régime, les services de l’armée (renseignements militaires et de l’armée de l’air) étaient lourdement investis dans les missions de répression intérieure, même en temps de paix, Al-Charaa s’est attelé, bien avant la prise de Damas, à bâtir une institution sécuritaire « civile », au sens où sa structure de commandement est nettement distincte de la branche militaire de HTC. La Sûreté générale voit ainsi le jour en 2020 sous l’égide du précité Anas Khattab. En mars 2024, elle est officiellement détachée de HTC pour devenir une agence du Gouvernement de salut syrien, l’exécutif civil chargé d’administrer la poche rebelle d’Idlib. Reconnaissables à leurs uniformes noirs, ses membres sont, depuis décembre 2024, les principaux responsables du maintien de l’ordre dans les régions nouvellement conquises.
La manière dont Al-Charaa s’est hissé à la tête de son organisation puis de l’État syrien suggère qu’il est moins préoccupé par la promotion d’une idéologie ou d’une organisation que par la consolidation de son pouvoir personnel, sur un mode que l’on pourrait presque qualifier de monarchique ou, plus exactement, de « bonapartiste » puisque, post-révolutionnaire plutôt que contre-révolutionnaire. Il affirme vouloir mettre un terme à la révolution au nom même des acquis de cette dernière. Sa conception de la représentation politique est à l’avenant : le Conseil consultatif qu’il avait établi à Idlib n’avait pas vocation à représenter des mouvements politiques (pas même le sien) mais des experts et notables (commerçants, chefs tribaux) parlant au nom des communautés locales dont ils sont issus. Pareillement, depuis qu’il s’est établi dans le palais présidentiel de Damas, Al-Charaa a obstinément refusé de recevoir des leaders de partis politiques, réservant ses entretiens aux commandants de factions, chefs religieux de diverses confessions, hommes d’affaires et, bien sûr, délégations étrangères.
Sans être impossible, une future radicalisation idéologique du régime n’est pas le scénario le plus probable. La trajectoire politique de l’actuel président montre qu’il a souvent identifié l’aile doctrinaire de son organisation comme une menace dont il devait se prémunir. En revanche, sa conception très personnelle du pouvoir est vraisemblablement une mauvaise nouvelle pour les Syriens qui aspirent d’abord à voir leur pays sortir de l’autoritarisme.
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