Pierre Prier. — Pourquoi la Russie a-t-elle permis à Israël de frapper des forces iraniennes en Syrie ? Aurait-elle pu faire autrement ?
Maxim A. Suchkov. — La Russie part de l’idée qu’elle a plus à perdre qu’à gagner en choisissant un camp dans ce conflit. Tant que ses intérêts dans cette confrontation ne seront pas lésés, Moscou évitera de prendre directement parti. Quant à l’Iran et à Israël, alors que tous deux tentent d’enrôler Moscou à leurs côtés, la Russie se présente à eux comme un « État ressource » aussi utile à l’un qu’à l’autre pour les questions de sécurité bilatérale, à moins qu’ils ne veuillent faire basculer les hostilités dans une guerre régionale plus vaste.
Je ne partage pas l’opinion selon laquelle Benyamin Nétanyahou a piégé Vladimir Poutine, ni que tous deux avaient conclu un accord en vertu duquel les Russes abandonneraient Bachar Al-Assad aux Israéliens. La Russie souhaite utiliser l’influence dont elle dispose pour empêcher une évolution de la situation régionale qui lui fasse perdre tous les acquis de sa campagne de Syrie. Israël et l’Iran sont rivaux, mais chacun des deux est, pour des raisons qui lui sont propres, un partenaire important pour la Russie. Tous deux ont des préoccupations légitimes en matière de sécurité régionale, et tous deux considèrent l’autre comme un problème. Ils ne peuvent régler seuls leur différend. La Russie est sans doute l’unique acteur qui peut les aider à le faire. Si elle échoue, tant pis, mais si elle n’essaie même pas, la situation peut déboucher sur un très mauvais scénario, donc cela vaut la peine de tenter quelque chose : telle est apparemment la logique du Kremlin. Mais il faut savoir que la Russie place des espoirs plutôt modérés dans ses efforts de médiation. Si Israël et l’Iran cherchent une solution militaire pour régler leur conflit, ni la Russie ni aucun autre acteur ne peut les en dissuader.
P. P. — Quelles sont les limites que se fixe la Russie ? À quel niveau d’attaque israélienne réagirait-elle, et comment ? Y a-t-il eu des consultations entre Israël et la Russie avant les frappes ?
M. S. — Peu après le début de la campagne russe en Syrie, la Russie et Israël ont mis en place une ligne directe entre la base aérienne russe de Hmeimim en Syrie et la Kirya à Tel-Aviv (siège du ministère de la défense israélien). Cela a contribué à prévenir un certain nombre d’incidents graves entre les forces armées des deux pays, notamment lorsque des avions russes sont entrés dans l’espace aérien israélien ou qu’ils étaient sur le point de le faire. Pourtant, les militaires israéliens affirment que cette ligne est utilisée exclusivement pour empêcher les conflits et qu’elle ne sert pas à coordonner les activités des uns et des autres. L’ancien ministre israélien de la défense Moshe Yaalon a dit un jour une chose à mon avis révélatrice à cet égard : « Nous pouvons faire la différence entre un Su-24 syrien et un Su-24 russe ; les Russes aussi. Ils ne se mettent pas en travers de notre chemin ; on ne se met pas en travers du leur. » Je pense que la formule résume bien le modus operandi souhaité par Israël pour ses relations avec la Russie sur la question iranienne.
P. P.— Les objectifs de la Russie et de l’Iran en Syrie sont-ils identiques ? Et vis-à-vis d’Israël, quelles sont les différences dans la stratégie des deux pays ? Pour la Russie, les Israéliens d’origine russe jouent-ils un rôle et si oui, lequel ? Comment le Kremlin parvient-il à gérer ses alliances avec ces deux ennemis mortels, Israël et l’Iran ?
M. S. — La Russie et l’Iran sont des « célibataires stratégiques » dans les arènes internationales et régionales, et chacun des deux est mû par une forte estime de soi-même. Mais ils ont des affinités par leur connaissance du Proche-Orient et de la façon dont les choses s’y construisent. Ils préfèrent être partenaires plutôt qu’adversaires.
Il n’y a pas une distance aussi grande entre les deux que certains pourraient le penser, mais un équilibre délicat qui pourrait facilement être perturbé par un geste imprudent de l’une ou l’autre partie. Aucun des deux camps ne souhaite en voir le résultat. C’est pourquoi la Russie n’est pas prête à faire pression sur l’Iran pour qu’il quitte la Syrie.
Entre-temps, sur d’autres questions sensibles — en Syrie et ailleurs —, la Russie et l’Iran s’approchent l’un de l’autre avec précaution. Chacun apprend en chemin et fait des choix importants à travers le prisme de ses propres intérêts.
La Russie est très probablement au courant des activités de l’Iran considérées comme subversives et toxiques par les adversaires de Téhéran. Mais tant que ces activités ne visent pas les intérêts russes, Moscou ne voit pas la nécessité de réagir durement. Par exemple, le gouvernement russe réfléchit sans doute au désir de l’Iran d’un « corridor chiite » de l’Iran au Liban, en passant par l’Irak et la Syrie. Israël et l’Arabie saoudite considèrent cette perspective comme dangereuse. Mais avant de réagir, Moscou déconstruira ce concept pour examiner son intérêt pour l’Iran et ses effets potentiels sur la Russie. L’Iran a-t-il besoin d’un corridor terrestre physique ? Dans l’affirmative, cela constituerait-il une menace pour les forces militaires russes ou pour le contrôle qu’elles exercent sur les ressources économiques qu’elles ont acquises en Syrie ? Peut-être l’Iran ne cherche-t-il qu’un « corridor virtuel » où son objectif est l’influence politique, auquel cas Moscou examinera également l’idée en fonction de ses propres opportunités.
L’emprise de l’Iran sur les forces politiques à travers la région, plus ce qui semble être la construction d’une installation militaire en Syrie — un site récemment ciblé par Israël — suggèrent que Téhéran cherche à établir un corridor à la fois physique et politique. La Russie doit déterminer le niveau de présence iranienne sur le terrain qu’elle peut accepter. Mais même avant cela, elle doit avoir une vision claire de ce qu’elle veut pour elle-même en Syrie — le type de présence dont elle a besoin et le nombre d’engagements qu’elle est prête à prendre.
Tant que Moscou n’aura pas de réponses intelligibles à ces questions, elle continuera à compartimenter ces dernières, ainsi que ses relations avec les acteurs régionaux.
P. P.— Quel rôle joue l’histoire mouvementée des relations entre l’Iran et la Russie dans leur nouvelle alliance actuelle ? Les Iraniens, qui ont une longue mémoire, se méfient-ils encore des Russes ?
M. S. — On mentionne souvent le manque de confiance comme étant peut-être le plus gros problème dans les relations entre la Russie et l’Iran. Mais il n’y a de toute façon guère de confiance entre les acteurs au Proche-Orient, et encore moins avec les étrangers à la région. La Russie et l’Iran ont une histoire commune mouvementée, qui façonne leurs perceptions et définit leur discours politique. Un diplomate russe à la retraite a fait remarquer au site Internet Al-Monitor : « Poutine jouit d’une bonne chimie personnelle avec Nétanyahou, et il semble lui faire plus confiance qu’aux Iraniens. »
La confiance n’est donc pas une évidence. C’est une ressource politique à accumuler sur une longue période de temps, à construire patiemment par des actions concrètes. La Russie et l’Iran ont fait quelques progrès dans cette voie grâce à un certain nombre d’initiatives économiques conjointes et d’interactions militaires en Syrie. Des expériences qui n’ont pas toujours été couronnées de succès ; par conséquent la confiance est encore minimale, mais au moins maintenant Moscou et Téhéran ont quelque chose sur quoi baser leur travail futur. Ils s’efforceront de maintenir une position stable, oscillant sur certaines questions qui ne favoriseront pas obligatoirement l’autre partie. Mais Moscou doit garder un équilibre entre ce qu’elle peut et ne peut pas faire à l’égard de l’Iran.
P. P.— Après la rencontre entre Vladimir Poutine et Bachar Al-Assad le 17 mai à Sotchi, quelle est la vision du président russe sur l’avenir politique de la Syrie ?
M. S. — Le résultat le plus important de la réunion est qu’Assad a finalement compris la nécessité de former un comité chargé de rédiger une Constitution syrienne. Il s’y était auparavant opposé, de peur de perdre le pouvoir ou d’être trahi, depuis son adoption en janvier au Congrès de dialogue national syrien à Sotchi. Moscou l’a préconisé comme le meilleur outil pour entraîner le conflit vers le domaine politico-diplomatique, où elle espère trouver un cadre lui permettant de maintenir son influence sur le processus.
L’autre point de la « liste des choses à faire » de Moscou, à mettre en œuvre parallèlement au processus politique, c’est l’obtention d’un soutien international pour la reconstruction des infrastructures et de l’économie syrienne. Le processus de règlement politique et les efforts de reconstruction semblent donc être les deux priorités absolues de Moscou pour les prochains mois.
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