Tunisie. L’insoutenable héritage économique et financier

Si l’élection présidentielle en Tunisie a suscité un immense espoir dans une partie de la population, les défis économiques et financiers pour le nouveau pouvoir sont également immenses. Et rien n’indique que les nouveaux dirigeants ont un plan cohérent pour les relever. Ni que la « communauté internationale » est prête à s’engager avec des idées nouvelles.

Tunis, entrée du ministère des finances
Cimoi/Wikipedia

Les nouvelles équipes arrivées au pouvoir à Tunis héritent d’une double crise, celle des finances publiques et celle du modèle économique du pays. Il faut trouver pour 2020, c’est-à-dire demain, 3 milliards de dollars (2,72 milliards d’euros) de crédits extérieurs et imaginer rapidement une nouvelle stratégie pour remplacer le système mis en place en 1971 pour attirer les investissements étrangers et faire travailler les Tunisiens, et qui prend eau de toutes parts. Difficulté supplémentaire, les deux questions ont été superbement ignorées durant la récente campagne électorale et l’opinion n’est pas préparée aux révisions déchirantes que demandent les créanciers.

Malgré le statut exceptionnel de la Tunisie, seul régime représentatif de la région, on ressent depuis quelques mois une certaine « fatigue » chez les financiers habituels du gouvernement inquiets des déficits cumulés du budget de l’État, des entreprises publiques et des retraites. Le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale et ses filiales, l’Union européenne (UE) ont été depuis 2011 ses principaux pourvoyeurs de fonds (48,2 % de la dette extérieure). En mai 2016, la Tunisie a signé avec le FMI un accord de confirmation de près de 3 milliards de dollars (2,72 milliards d’euros) après un premier accord « stand by » de 1,4 milliard de dollars (1,27 milliard d’euros). Avant mai 2020, date d’échéance du second prêt, il faudra négocier un nouvel accord. Ce n’est pas gagné d’avance.

Assurer le service de la dette

Paolo Mauro, directeur adjoint du département des finances publiques du FMI, venu spécialement à Tunis pour l’occasion, a été franc : « La priorité des priorités est la mise en place des réformes structurelles au profit des entreprises publiques surendettées et ayant des difficultés à accéder au financement et à assurer le service de leur dette sans soutien de l’État »1. En clair, il faut que ces sociétés d’État (transports, télécoms, industrie…) lourdement déficitaires rétablissent d’urgence leurs comptes. Pour cela, en période de faible croissance (+ 1,5 % cette année), il n’y a qu’une solution : comprimer les effectifs, c’est-à-dire licencier des salariés.

Les autres mesures préconisées par le FMI dans une déclaration du 18 juillet 20192 sont loin des espoirs de la population : réduction de la masse salariale de la fonction publique, des subventions, du nombre des fonctionnaires (+ 40 % depuis 2011), réforme des retraites… En octobre 2019, une délégation du Fonds s’est rendue à Tunis, en dehors des rendez-vous trimestriels, pour souligner la gravité de la situation et évoquer ses solutions. L’hebdomadaire Jeune Afrique, qui appartient à une personnalité tunisienne bien informée, a titré le 30 septembre : « Endettée, la Tunisie risque-t-elle une mise sous tutelle comme au temps de la colonisation ?.

Le principal interlocuteur du Fonds et de ses experts n’est pas tant le futur gouvernement que l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), syndicat majoritaire, fortement implanté dans le secteur public. En place depuis plus de 70 ans, il a survécu au régime colonial, à Habib Bourguiba qui a emprisonné son secrétaire général, à Zine El-Abidine Ben Ali et à la révolution. Lauréat du prix Nobel de la paix avec le patronat, la Ligue des droits de l’homme et les avocats en 2015, il pèse sur la vie politique et sociale du pays, assis sur une confortable caisse de grève alimentée par les cotisations syndicales perçues automatiquement sur les fiches de paie des fonctionnaires et assimilés par le ministère des finances. La direction de l’UGTT est-elle disposée à échanger des réformes contre des crédits ? Rien n’est moins sûr.

Qui veut de l’accord de libre-échange avec l’Union européenne ?

L’autre source de financement de la Tunisie est l’Union européenne et ses nombreuses institutions financières. Sans être au niveau de celui du FMI, sa contribution financière est conséquente pour un pays lié à l’UE par un accord douanier très complet. Problème : la Commission européenne entend l’élargir pour établir un marché unique des biens et des services entre l’UE, plus de 500 millions d’habitants ayant un revenu par tête dix fois plus élevé, et la « petite Tunisie » — à peine 11 millions d’habitants beaucoup plus pauvres. L’Accord de libre-échange complet et approfondi (Aleca) fait figure de chiffon rouge aux yeux d’une partie importante de la population, un comité de lutte anti-Aleca est en place, piloté là encore par l’UGTT. À l’évidence, en période de difficultés financières réelles à la suite du Brexit, Bruxelles ne sera pas très allant pour aider davantage la Tunisie. Il en va sans doute de même pour les États membres (dont la France) qui, avec les alliés musulmans de la Tunisie, ont financé 16 % de l’endettement extérieur du pays.

Avant d’accéder au perchoir de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), Rachid Ghannouchi s’est rendu à Ankara et à Doha pour rencontrer ses alliés turcs et qataris. On ne sait pas ce qu’il s’y est dit. Mais sa seule présence dans ces deux pays ferme à la Tunisie la porte des Émirats arabes unis et de l’Arabie saoudite qui avait financé le précédent président, Béji Caïd Essebsi, dans des conditions peu claires.

Il reste une dernière opportunité, emprunter sur les places financières internationales (36,1 % de l’endettement extérieur). La banque centrale l’a fait en 2019 pour 700 millions de dollars (635,24 millions d’euros) et compte lever 800 millions de dollars (726 millions d’euros) l’année prochaine. Mais c’est une ressource chère : autour de 7 % de taux d’intérêt alors que le service de la dette absorbe déjà plus de 10 % du budget du pays, et il n’est pas sûr que la signature tunisienne ne soit pas compromise au point de ne pas accéder au marché. Deux agences de notation internationale, Moody’s et Fitch notent que des « vents contraires » et la faiblesse — sinon l’absence de réformes — poussent la note de la Tunisie vers le bas du classement, à un pas des « junk bonds », ces « obligations pourries » que le marché n’accepte pas de gaité de cœur…

La fin du contrat social

Comment en sortir ? Le premier ministre en exercice (en attendant le nouveau gouvernement) Youssef Chahed de passage à Paris le 12 novembre a remis au président Emmanuel Macron un message du nouveau président, Kais Saïed, qui porte sur « la promotion des relations de partenariat entre la Tunisie et la France notamment dans les domaines de l’économie, l’investissement et la création d’emplois dans le cadre d’une vision prospective qui tient compte des intérêts des deux pays ». Cela suffira-t-il ? On peut en douter. Paris a sans doute moins de cartes pour aider la Tunisie qu’il y a encore dix ans, et une obscure querelle sur les visas et les laissez-passer consulaires opposent les deux gouvernements.

Washington, Bruxelles et les marchés pèsent sans doute plus, d’autant qu’un autre défi attend la Tunisie. Hakim Ben Hammouda, ancien ministre des finances après 2011, dans son livre Sortir du Désenchantement (Nirvana éditions, Tunis, 2019) évoque « l’éclatement du modèle de développement et du contrat social post-national hérité de l’État de l’Indépendance ». C’est peu dire.

En 1971, le premier ministre de l’époque, Hedi Nouira, a ouvert au capital étranger l’économie tunisienne, mais de manière sélective. Les entreprises étrangères peuvent investir dans le pays uniquement pour exporter et tirer profit de la main d’œuvre locale sous-payée, rapatrier leurs bénéfices et importer sans payer de taxes, toutes libéralités interdites au reste des entreprises. Avant même la révolution, ce modèle est entré en crise, les investissements ont baissé dans l’industrie manufacturière qui a été incapable de progresser dans la chaîne de valeurs. La confection et les câbles pour automobiles sont restés les produits phares du « made in Tunisia ».

L’inflation (autour de 7 % l’an,) l’instabilité politique et la baisse des commandes ont achevé de miner le modèle. Beaucoup d’entreprises offshore ont fermé, les patrons ont quitté le pays et la compétitivité du site Tunisie s’est envolée malgré la dépréciation du dinar depuis 2010. Les rares investissements directs étrangers (moins de 1 milliard d’euros par an) se concentrent presque exclusivement dans le secteur des hydrocarbures.

Même évolution dramatique pour une autre branche clé : le tourisme. Les Européens au fort pouvoir d’achat se sont évanouis, remplacés par des Algériens (30 % du total) et des Russes moins argentés. Écrasés par les tour-opérateurs internationaux qui leur laissent des marges infimes (1 à 2 dollars par jour et par nuitée, dit-on), les hôteliers ne s’en sortent pas, remboursent moins que jamais leurs dettes et licencient. Signe des temps, la BNP, une grande banque française établie depuis des lustres dans le pays se retire, cédant la majorité du capital de sa filiale locale, l’Union bancaire pour le commerce et l’industrie (UBCI).

Une nouvelle loi sur l’investissement a bien été adoptée fin 2018. Elle est plus simple que le Code de 1993, plus courte (36 articles). Elle prévoit une agence unique à la place des nombreuses instances en place qu’il ne sera pas facile de réduire. Cela suffira-t-il à sortir l’investissement de sa torpeur alors que le chômage bat des records (15 % en 2019) ? Sans doute pas, les patrons tunisiens n’investissent pas ou peu, l’État n’a plus d’argent, ses emprunts ont servi à financer la consommation des ménages, pas le développement, et l’étranger boude. Une refondation s’impose, mais de fait elle n’intéresse toujours pas la classe politique.

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