Focus élections turques

Turquie. Les incertitudes électorales désorientent une société fracturée

À quelques heures des élections présidentielle et législatives en Turquie, l’issue de la bataille demeure inconnue entre Recep Tayyip Erdoğan et son principal opposant, Kemal Kiliçdaroglu. Malgré la crise économique et ses attaques contre les voix dissidentes, le président sortant semble au coude à coude avec son rival, ce qui témoigne de la polarisation de la société turque.

Izmir, 30 avril 2023. Rassemblement de partisans du candidat à la présidentielle Kemal Kiliçdaroglu (CHP) et opposant de Recep Tayyip Erdoğan
Service de presse du CHP/AFP

Dans le quartier de Bornova à Izmir, sur la côte égéenne, une cinquantaine de personnes entourées de banderoles et d’affiches électorales font la queue pour de la viande subventionnée. La municipalité a ouvert il y a un an ce petit magasin où la viande fraîche est vendue chaque jour 30 % moins cher que dans les supermarchés. La file d’attente dure plus de quatre heures, jusqu’à épuisement de la viande produite par les agriculteurs locaux. Cette initiative est destinée à aider les producteurs et les consommateurs touchés par l’inflation. Celle-ci a dépassé les 50 % selon les chiffres officiels, que des économistes jugent sous-évalués.

Plusieurs bénévoles de partis politiques profitent de l’attente des clients pour les approcher, dans l’espoir de gagner quelques voix indécises. Les sondages prédisent un résultat très serré qui pourrait ébranler la présidence de Recep Tayyip Erdoğan, au pouvoir depuis vingt ans. La crise inflationniste que connaît le pays depuis près de deux ans et les critiques de la gestion des conséquences du terrible tremblement de terre qui a secoué le sud du pays en février, faisant plus de 55 000 morts, ont érodé la popularité du chef de l’État. Ce dernier pourrait également perdre sa majorité au Parlement, bien qu’il se soit présenté aux élections avec une alliance de partis ultranationalistes et islamistes. Son principal adversaire à la présidence, le social-démocrate Kemal Kiliçdaroglu, le devance de 2 à 4 % dans certains sondages. Il est soutenu par une coalition de forces politiques de centre gauche, de droite et libérales, y compris d’anciens alliés du président. L’opposition n’a jamais été aussi proche de la victoire.

Déni d’inflation

L’actuel président turc axe sa campagne sur les avancées technologiques, de construction et de défense que le pays a connues au cours des deux dernières décennies sous son règne. Son discours est également agressif à l’égard de l’opposition, qu’il « accuse » d’être LGBTQI et de s’allier à des groupes terroristes. Son ministre de l’intérieur, Suleyman Soylu, est allé jusqu’à qualifier les élections de « coup d’État » de l’Occident. L’opposition quant à elle a opté pour un discours plus ouvert, s’adressant aux jeunes et aux minorités du pays. Kiliçdaroglu rend Erdoğan responsable de la situation économique en s’appuyant sur des exemples simples, tels que l’augmentation du prix des denrées alimentaires de base, comme les oignons, qui ont augmenté de 300 % au cours de l’année écoulée d’après les données de la Chambre des agriculteurs. Ses courtes vidéos diffusées sur les réseaux sociaux sont devenues virales, faisant contrepoids aux grands médias, dont la plupart sont aux mains d’entreprises proches du gouvernement. Ils décrivent Kiliçdaroglu comme un putschiste et un provocateur. Erdoğan a quant à lui nié cette inflation, soulignant que la Turquie avait déjà surmonté ses problèmes économiques.

Les citoyens semblent quant à eux divisés sur les causes de cette augmentation des prix. « Cette crise va nous assécher, explique Nülifer Akçan, qui votera pour le Parti de la justice et du développement (AKP) aux prochaines élections. Un de mes fils vit chez moi et paie le loyer, je paie la nourriture et les factures avec des petits boulots, du nettoyage. Mais cette crise n’est pas due à Erdoğan, elle a commencé avec la guerre en Ukraine. J’ai un autre fils qui vit en Allemagne et souffre comme moi », affirme-t-elle. À quelques mètres de là, Ipek Kahraman, est d’un avis contraire :

Avant, un billet de 200 livres représentait beaucoup d’argent. Les banques vous le donnaient et aucun magasin ne l’acceptait, car ils n’avaient pas de monnaie. Aujourd’hui, on ne peut plus rien acheter avec ce billet. Il est clair que quelque chose ne va pas avec le gouvernement. Je travaille dans une entreprise qui importe des engrais et dont les prix ne cessent d’augmenter en raison de la faiblesse de notre monnaie. Cela n’arrive pas dans d’autres pays.

Elle ajoute qu’elle ne votera pas pour le président actuel, mais elle préfère ne pas dévoiler ses préférences.

La plupart des économistes estiment que la hausse des prix est due aux mesures économiques peu orthodoxes d’Erdogan, qui est intervenu à plusieurs reprises auprès de la banque centrale, suscitant ainsi une grande méfiance chez les investisseurs. Le dirigeant turc insiste pour baisser les taux d’intérêt en dessous de l’inflation afin de stimuler l’économie — une politique qui va à l’encontre des pratiques habituelles. Les interventions incessantes de la banque centrale sur le marché des changes pour maintenir artificiellement la livre à flot ont fini par créer un système de double taux de change, emblématique des économies instables comme le Liban ou le Venezuela. « Le gouvernement a fait en sorte que la livre ne soit plus une monnaie crédible, c’est du papier toilette », accuse l’économiste et ancien directeur de la banque turque Yapi Kredi, Osman Cevdet Akçay. Il affirme que les méthodes macroéconomiques traditionnelles ne vont pas aider, et qu’une grande partie de la solution réside dans la restauration de la confiance des marchés. « Pour l’opposition, ce sera difficile, pour l’AKP, ce sera impossible. Vous pouvez inverser l’inflation en deux ans si vous convainquez les marchés que votre économie sera plus stable, quel que soit le prix à payer », explique-t-il. D’autre part, Akçay doute que la situation économique ait un impact important sur les décisions des électeurs :

Si les gens pensent à leur porte-monnaie, il n’est pas sûr que l’opposition ait réussi à les convaincre qu’elle ferait un meilleur travail. Si un électeur de l’AKP perd son emploi, il pensera qu’avec Erdoğan il pourra toujours le récupérer, pas avec l’opposition.

Un scrutin très serré

Ulas Tol, responsable de l’équipe de recherche au Centre de recherche sur l’impact social (TEAM), souligne que l’actuel président a progressé dans les sondages après l’annonce récente de plusieurs mesures économiques, telles que la gratuité du gaz pour les foyers pendant un mois, ou la mise à la retraite anticipée de milliers de travailleurs. Mais il relativise cet élan :

Erdoğan a atteint son niveau de popularité le plus bas en mai 2022, tombant à 38 % à cause de la crise économique. Depuis, il est remonté, mais les problèmes restent énormes. Ses initiatives populistes au niveau électoral ont renforcé la perception que si quelqu’un peut arranger les choses, c’est bien lui. Mais il ne parvient pas à dépasser les 45 %.

L’analyste et cofondateur de l’institut de recherche IstanPol, Seren Sevil Korkmaz, pense que le nouveau président gagnera avec une faible marge de voix, et que les électeurs des grandes villes seront décisifs :

Le changement de vote risque d’être plus important dans les zones métropolitaines, car c’est là où la crise économique a eu un impact plus important. Cependant, les conseils municipaux des grandes villes sont aux mains de l’opposition. Il se peut donc que de nombreuses personnes pensent que l’opposition n’a pas changé leur vie et qu’elles réélisent Erdoğan.

Les deux experts s’accordent à dire qu’il existe 10 à 15 % d’électeurs indécis, qui ne sont convaincus ni par les propositions du gouvernement ni par celles de l’opposition. Un pourcentage qui se réduit au fur et à mesure que les élections approchent. Toutefois, les sondages suggèrent que ni Erdoğan ni Kiliçdaroglu n’obtiendront plus de 50 % des voix, et que les deux s’affronteront au second tour.

Les 5,2 millions de jeunes qui voteront pour la première fois constituent un élément clé de ces élections. « Il représentent environ 8 % de l’électorat. Ils sont plus dissidents, plus mal à l’aise avec le gouvernement actuel. Mais cela ne signifie pas qu’ils soutiendront directement l’opposition », observe Ulas Tol.

« Beaucoup ne se sentent représentés par aucun parti, c’est pourquoi les chiffres oscillent dans les sondages. Il y a deux ou trois mois, ils soutenaient la candidature présidentielle de Muharrem Ince [ancien allié de Kiliçdaroglu]. Depuis, il a chuté dans les sondages et ses électeurs pencheraient pour Kiliçdaroglu », explique Korkmaz.

La candidature de Kiliçdaroglu bénéficie également du soutien de la principale coalition de gauche, l’Alliance pour le travail et la liberté, dirigée par le parti de gauche prokurde, le Parti démocratique des peuples (HDP), qui est actuellement la troisième force au Parlement. Le HDP n’a pas présenté de candidat à la présidence, et a récemment appelé à voter pour le candidat de l’opposition à Erdoğan. Le parti fait l’objet d’une procédure judiciaire visant à l’interdire, en raison de ses liens présumés avec le terrorisme. Il se présente donc aux élections législatives sous le nom de Parti de la gauche verte (YSP).

Le parti kurde dispose d’un nombre de voix très stable d’environ 11 %, et son soutien à Kiliçdaroglu pourrait être crucial. Ces derniers jours, des milliers de Kurdes ont accueilli Kiliçdaroglu dans leurs villes, touchées par des années de répression gouvernementale dans les rues, d’interventions dans les mairies et de souffrances dues à la crise économique. Kiliçdaroglu a réussi à mobiliser des électeurs aux idéologies très différentes. Lors de ses rassemblements politiques, on peut trouver des gens qui font le symbole de la main des ultranationalistes turcs, d’autres de la gauche kurde, et d’autres encore qui forment un cœur avec leurs mains, l’emblème de la campagne d’espoir de Kiliçdaroglu.

Sous étroite surveillance policière

Comme lors des élections précédentes, les autorités ont mené des opérations de police contre la gauche prokurde à l’approche de la date du scrutin. Au moins 300 personnes ont été arrêtées au cours du mois d’avril, pour la plupart des journalistes ou des candidats à la députation de l’Alliance pour le travail et la liberté. « Pour que les élections soient justes et libres, tous les partis devraient avoir les mêmes chances dans cette course », déclare Oya Özarslan, présidente pour la Turquie de Transparency International, une ONG internationale de lutte contre la corruption. « Or, des centaines de personnes sont arrêtées juste avant les élections et des irrégularités pourraient également être commises le jour du scrutin contre le HDP qui, après avoir changé de nom, a perdu ses droits en tant qu’observateur des élections », prévient-elle.

La présidente de Transparency International critique également l’utilisation abusive par le gouvernement AKP des ressources de l’État pour la campagne électorale, ce qui accentue l’inégalité des chances entre les partis. « Il n’y a pas de représentation égale des campagnes électorales dans les médias. De plus, le gouvernement n’hésite pas à utiliser les ressources publiques à son profit, comme lorsqu’il organise un événement et invite des journalistes en tant qu’État, alors qu’il fait campagne », déclare-t-elle.

Une autre préoccupation s’ajoute à ces élections : le vote des millions de personnes touchées par le tremblement de terre. Environ trois millions de personnes ont quitté les zones affectées pour s’installer dans d’autres provinces du pays, mais seules 133 000 personnes se sont inscrites pour voter dans d’autres provinces. Les autres, environ un million, devront se rendre dans la zone du tremblement de terre pour voter. Özarslan s’inquiète :

Il existe un certain nombre d’obstacles au retour dans la région. Ce sont des gens qui ont tout perdu et qui doivent payer eux-mêmes leur voyage. Ils devront aller en bus ou par leurs propres moyens. L’État ne fait rien pour aider ces personnes à voter.

Plusieurs ONG travaillant sur la transparence des élections ont lancé une campagne de solidarité pour acheter des tickets de bus pour les victimes du tremblement de terre. Les principaux partis d’opposition ont également loué des dizaines de bus pour aider les victimes et les jeunes en situation précaire à voter, dans l’espoir de faire basculer les résultats.

Soutenez Orient XXI

Orient XXI est un média gratuit et sans publicité.
Vous pouvez nous soutenir en faisant un don défiscalisé.