Catastrophe écologique

Un pétrolier, bombe à retardement au large du Yémen

Au carrefour de la guerre menée au Yémen par l’Arabie saoudite, du flux d’armes venues des États-Unis et du combat des houthistes pour la suprématie politique, un pétrolier ancré au large du port de Ras Isa fait peser la menace d’une catastrophe écologique. Finalement, début juin 2023, les opérations de sauvetage ont commencé, l’occasion de relire ce texte de Orient XXI.

Image satellite du pétrolier FSO Safer amarré au port de Ras Issa, au Yémen, le 19 juillet 2020.
Maxar Technologies / AFP

Utilisé comme terminal de stockage de pétrole brut jusqu’en 2015, un pétrolier a été abandonné dans les eaux chaudes et salines de la mer Rouge avec plus d’un million de barils de brut à bord après qu’une grande partie de la côte ouest du Yémen est tombée sous le contrôle des rebelles houthistes. Ne bénéficiant d’aucun entretien depuis plus de cinq ans, le supertanker de stockage et déchargement de pétrole (Floating Storage and Offloading, FSO) Safer s’est rapidement corrodé, menaçant de déverser dans la mer des hydrocarbures en quantité quatre fois supérieure à ceux de la catastrophe de l’Exxon Valdez en 1989.

Parmi les pays riverains, le Yémen, ce pays déchiré par la guerre, est celui qui est le plus concerné par cette menace de bouleversement de son fragile système socio-environnemental, que ce soit pour ses mangroves, ses abondantes réserves halieutiques ou son grand port d’Al-Hodeïda d’où arrive l’aide humanitaire. Mais d’autres pays pourraient également être touchés.

Les modèles prédictifs indiquent qu’en cas de marée noire, des nappes de pétrole remonteraient la côte saoudienne et se répandraient dans l’ensemble de la mer Rouge, ce qui aurait un impact sur l’industrie du tourisme maritime en Égypte. Certains experts ont même averti que la nappe de pétrole pourrait se déplacer jusqu’au golfe d’Akaba, détruisant ainsi les seuls récifs coralliens de la planète capables de survivre au-delà des trente prochaines années. En dépit de ces risques, la situation politique de la région a conduit à des années d’inaction alors que le navire se détériore chaque jour davantage. La crise provoquée par le Safer n’est que le dernier exemple — peut-être le plus flagrant — de l’acceptation par les acteurs régionaux de la mise en danger de l’environnement et des personnes qui en dépendent en échange d’un statu quo favorable à leurs intérêts géopolitiques.

Nombreux sont ceux qui se souviennent du spectacle des fumées noires s’élevant dans le désert en 1991, lorsque Saddam Hussein a ordonné à ses troupes qui battaient en retraite d’incendier les champs pétrolifères du Koweït. La fumée des incendies a saturé l’air et provoqué des troubles respiratoires et cutanés chez les Koweïtiens, mais aussi parmi les populations alentour. Au cours de la même période, le dictateur a asséché les marais dans le sud de l’Irak afin de pouvoir frapper les dissidents politiques qui s’y étaient réfugiés. Malgré les efforts de restauration des sites, le niveau des eaux est resté bien inférieur à ce qu’il était autrefois.

Plus récemment, l’incapacité des autorités libanaises à déstocker les 2 700 tonnes de nitrate d’ammonium entassées dans un hangar du port de Beyrouth a conduit à la plus grande explosion non nucléaire de l’histoire moderne, tuant plus de 200 personnes, en blessant plus de 6 000 autres et répandant des milliers de tonnes de déchets, y compris des produits chimiques toxiques. Les Libanais — en particulier ceux chargés de nettoyer les dégâts — souffriront pendant des années des complications médicales qui en résulteront.

Le cas du Safer présente une similitude frappante avec l’explosion de Beyrouth : scientifiques et habitants avaient demandé qu’on agisse rapidement, avant l’inévitable catastrophe. Le pétrole à bord du Safer, inutilisé pendant plus de cinq ans est susceptible, lui aussi, de prendre feu et de déclencher à tout moment une explosion massive.

À la merci de Dieu et de la mer

Le navire est un supertanker de stockage et de déchargement de pétrole brut capable d’entreposer dans ses soutes jusqu’à 3 millions de barils de pétrole. Construit au Japon au milieu des années 1970 pour la société Exxon et destiné à transporter du pétrole vers l’ouest à travers le cap de Bonne-Espérance alors que le canal de Suez était fermé, il a été acheté en 1988 par le gouvernement yéménite pour stocker le pétrole transitant par l’oléoduc Marib-Ras Isa vers la mer Rouge. Selon Abdulghani Abdullah Gaghman, géologue et consultant yéménite, quand le Safer a été abandonné, il avait déjà dépassé de 20 ans l’espérance de vie moyenne d’un tanker. Gaghman précise que le climat chaud et humide du littoral du Yémen ne pouvait qu’accélérer la corrosion du navire. L’âge de celui-ci, ses coûts d’entretien et d’exploitation élevés ainsi que sa situation précaire en mer Rouge ont conduit en 2006 le gouvernement yéménite à planifier la création dans le port de Ras Isa de réservoirs pétroliers. Cependant, ce projet n’a jamais dépassé sa phase initiale. Lorsqu’en 2015 la guerre au Yémen a éclaté, les travailleurs ont été invités à abandonner le bateau. Depuis lors, Gaghman a déclaré : « Le sort du navire a été laissé à la merci de Dieu et de la mer. »

Le stockage et le transport de pétrole en haute mer sont des activités pleines d’aléas où la probabilité de déversage est intégrée et où les impacts sur les vies humaines et l’environnement sont assurés, tout en restant difficiles à prévoir. On estime que les tankers qui parcourent la mer Rouge transportent chaque jour 3,4 millions de barils de pétrole. Les précédents historiques confirment que le naufrage ou une avarie grave dans l’un de ces navires auraient des conséquences désastreuses à court et à long terme.

Le précédent de l’« Exxon Valdez »

Lorsque l’Exxon Valdez s’est échoué sur un récif au large des côtes de l’Alaska, son naufrage a affecté plus de 2 000 kilomètres de côtes, dont près de 300 kilomètres ont été fortement souillés par le mazout. Malgré les millions de dollars investis dans le nettoyage des côtes, seulement 10 % environ du pétrole a été éliminé. Plus de trente ans après, la biodiversité ne s’en est pas remise et la pêche reste interdite.

Les communautés côtières du Yémen ne peuvent se permettre ne serait-ce qu’une fraction de ces ravages. Pendant des décennies, l’industrie de la pêche a été l’un des secteurs les plus productifs de la fragile économie du Yémen. Avant la guerre, le poisson était la deuxième exportation du pays. Le secteur offre des possibilités d’emploi à plus d’un demi-million de personnes qui, à leur tour, soutiennent économiquement 1,7 million de personnes, soit 18 % de la population des communautés côtières.

En utilisant les données de l’Agence de protection de l’environnement du Yémen et du Bureau central des statistiques, l’organisation environnementale yéménite Holm Akhdar (Green Dream) a estimé qu’un déversement de pétrole massif près de Ras Isa détruirait plus de 800 000 tonnes de poissons et que l’écosystème marin aurait besoin de plus de 25 ans pour récupérer. D’autres experts ont mis en garde contre les conséquences au-delà de la destruction massive de la vie maritime. La société britannique d’analyse des risques Riskaware a prédit qu’une fuite dans le Safer pourrait entraîner la fermeture d’Al-Hodeïda, le plus grand port du Yémen, pendant cinq à six mois, déclenchant une flambée des prix du carburant de 200 % et interrompant les services de santé, d’eau et d’assainissement. En cas d’incendie majeur à bord du navire, une pollution atmosphérique extrême recouvrirait de suie les terres arables et ruinerait les rendements de plus de 3 millions d’agriculteurs.

Karine Kleinhaus, chercheuse en sciences de la mer à l’université Stony Brook de New York, a travaillé avec une équipe de spécialistes pour modéliser la dispersion de pétrole à l’occasion d’un déversage. Ses cartes indiquent que s’il se produisait pendant les mois d’hiver, le pétrole remonterait vers le nord et se répandrait jusqu’au centre de la mer Rouge, où il resterait indéfiniment piégé.

Les récifs coralliens sont considérés comme une importante ressource mondiale en raison de leur capacité unique à résister sans blanchir à des températures anormalement élevées. Les rebelles houthistes qui contrôlent l’accès au pétrolier se sont gaussé des préoccupations environnementales des scientifiques. « La vie des crevettes est plus précieuse que la vie d’un citoyen yéménite pour les États-Unis et leurs alliés », a écrit un important dirigeant houthiste, Mohamed Ali Al-Houthi, en réponse aux avertissements des experts internationaux des catastrophes environnementales. Ses propos font écho à ceux tenus de longue date dans les zones de crise : les préoccupations de dégradation écologique négligent le sort des gens ordinaires. Pourtant, les deux sont évidemment liés.

Kleinhaus a noté que les récifs et la vie maritime de la mer Rouge sont essentiels aux pêcheurs des villes côtières du Yémen. « Il est normal que les gens passent à côté de la connexion entre les poissons et les humains, dit-elle. Mais ce sont les poissons qui nourrissent le peuple yéménite. »

L’ONU impuissante

En juin 2020, de l’eau de mer s’est infiltrée dans la salle des machines du Safer. La société d’État propriétaire du navire a envoyé une équipe de plongeurs pour trouver une solution rapide à l’infiltration, confirmant ainsi qu’une catastrophe majeure était imminente. Dans une réunion du Conseil de sécurité des Nations unies en juillet 2020, Inger Anderson, la directrice exécutive du Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE) a décrit l’état précaire du navire et les conséquences désastreuses de l’inaction. « Cette catastrophe est tout à fait évitable si nous agissons rapidement, a-t-elle déclaré. L’ONU possède la capacité d’intervenir pour résoudre le problème. » Cependant, sept mois plus tard, le pétrolier est toujours à l’ancre en mer, avec plus d’un million de barils de brut à bord.

Récemment, les dirigeants houthistes ont de nouveau retardé une mission de l’ONU venue inspecter le navire, une stratégie visant à faire pression sur les États-Unis pour qu’ils reviennent sur l’inscription du groupe sur la liste des organisations terroristes1 Cependant l’inertie des dernières années est en grande partie due à un désaccord entre les rebelles et le gouvernement yéménite — soutenu par l’Arabie saoudite — qui devrait percevoir les 80 millions de dollars (66,27 millions d’euros) de revenus provenant du pétrole contenu à bord du Safer. Bien que 80 millions de dollars ne représenteraient qu’une fraction de ce qu’il en coûterait pour nettoyer les nappes de pétrole en cas d’un déversement majeur (une somme dérisoire pour le gouvernement saoudien), c’est une somme importante dans un Yémen ravagé par la guerre, où de nombreux citoyens n’ont pas perçu de salaire depuis cinq ans.

Sans surprise, les rebelles houthistes et le gouvernement ont donc donné la priorité à une querelle sur les revenus pétroliers plutôt que de se préoccuper d’éviter une crise environnementale et humanitaire majeure. Les deux factions ont chacune mis en évidence les possibilités dévastatrices d’une catastrophe, mais uniquement pour blâmer de manière préventive l’autre camp à propos des retombées néfastes de celle-ci si elle se produisait. La plus grande tragédie de la situation du supertanker FSO Safer réside peut-être dans la simplicité logistique de sa solution. Le pétrolier pourrait aisément être remorqué jusqu’à la rive, son pétrole déchargé et stocké jusqu’à ce qu’une décision soit prise sur ce qu’il faut en faire. Le pétrole pourrait aussi être transféré dans un autre tanker en meilleur état, en attendant que les houthistes et le gouvernement se mettent d’accord sur la manière d’en partager les revenus. Dans les deux cas, le Yémen serait épargné par une catastrophe qu’il ne peut se permettre, que ce soit sur le plan financier, environnemental ou moral.

1Au début du mois de février, le secrétaire d’État Antony Blinken a fait part au Congrès de son intention de retirer les houthistes de la liste des groupes considérés comme terroristes par Washington.

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