Yémen. Avec de tels ennemis, les houthistes n’ont pas besoin d’amis

Pour expliquer le succès des houthistes au Yémen, on invoque souvent l’aide iranienne. Mais sur le terrain, c’est avant tout la politique de leurs ennemis yéménites, la duplicité et les manigances de leurs alliés régionaux comme l’indifférence de la communauté internationale qui ont permis leurs plus grandes victoires.

Sanaa, 3 janvier 2017. — Des combattants houthistes nouvellement recrutés participent à un rassemblement
Mohammed Huwais/AFP

L’expression « soutenue par l’Iran » est devenue un passage obligé pour désigner l’organisation armée Ansar Allah, dont les membres sont plus communément connus sous le nom de houthistes. Ce mouvement revivaliste et répressif s’est emparé d’une grande partie du Yémen et s’est lancé dans une campagne pour remodeler à sa propre image le peuple et la société yéménites, image qui privilégie le martyre sur la vie.

On doit toutefois rester prudent quant à l’ampleur du soutien iranien à ce groupe. J’ai toujours soutenu que cette influence avait été exagérée par les opposants des houthistes. Quelle que soit l’ampleur de l’aide iranienne, le principal facteur à l’origine de leur succès pendant ces cinq ans de conflit n’aura pas été l’Iran. L’Iran n’aurait pas pu avoir un tel impact sur les victoires du groupe, sauf à disposer des combattants sur le sol yéménite. Les victoires des houthistes devraient être d’abord attribuées à l’incompétence, à la corruption et à la mesquinerie de leurs ennemis yéménites, à la duplicité et aux manigances de leurs alliés régionaux comme à l’indifférence de la communauté internationale représentée par le Conseil de sécurité des Nations unies.

Le rôle du président Hadi

Le président Abd Rabbo Mansour Hadi1 qui, pour une raison ou une autre, s’était montré négligent quand les houthistes avaient pris le contrôle du gouvernorat de Saada et marché sur la capitale Sanaa en 2012 et 2013 a ouvertement soutenu l’avancée des forces houthistes qui se sont emparées d’Amran, entraînant la défaite de la principale unité de combat du général Ali Mohsen Al-Ahmar, la Brigade 310. Lorsque les houthistes sont parvenus à Sanaa, ils avaient besoin d’un prétexte légitime pour entrer dans la ville. Hadi est venu une nouvelle fois à leur secours en augmentant arbitrairement le prix du carburant, au mépris d’années de négociations avec les donateurs internationaux et d’une planification minutieuse, par le gouvernement, des moyens pour atténuer l’impact sur les pauvres de la réduction des subventions du carburant. C’est ainsi que Hadi a offert aux houthistes le cri de ralliement dont ils avaient besoin. Lorsque ces derniers ont attaqué en septembre 2014 le quartier général de la 1re division blindée, une unité fidèle à Ali Mohsen, des unités des brigades de protection présidentielle ont lancé des roquettes sur la base pour soutenir les forces houthistes qui avançaient.

Les libéralités exercées par Hadi au profit des houthistes n’ont pas cessé. Après la prise de Sanaa, il a servilement accepté de continuer à leur donner une couverture légale alors qu’il était assigné à résidence. Il lui a fallu des mois pour démissionner et retirer cette couverture. Même après sa fuite à Aden (février 2015), puis à Riyad (mars 2015), ses services aux houthistes ont continué. La longue absence de Hadi du Yémen, son incapacité à construire une armée nationale, sa mauvaise gestion de l’économie nationale, sa corruption et son népotisme ne sont que quelques-uns des éléments qui ont servi à légitimer le contrôle des houthistes.

La délocalisation désastreuse de la Banque centrale

Deux décisions désastreuses méritent une mention particulière. La première concerne la gouvernance. La décision de Hadi de transférer le siège de la Banque centrale du Yémen (CBY) à Aden en septembre 2016 a été l’événement le plus important qui a incité les houthistes à prendre le contrôle des institutions de l’État à Sanaa. Jusqu’alors, un accord tacite qui préservait les institutions étatiques avait prévalu entre les parties belligérantes. À cette époque, les houthistes s’étaient gardés de nommer des ministres ou des chefs d’entreprise et d’institutions publiques ; ils avaient plutôt nommé des ministres suppléants et des chefs intérimaires. La Banque centrale à Sanaa avait continué à payer les salaires de tous les employés de l’État, y compris les soldats de l’armée yéménite qui combattaient activement des deux côtés de la ligne de front. Lorsque la Banque centrale a été délocalisée, tout a changé, les houthistes cherchant au plus vite à prendre le contrôle des institutions de l’État dans le nord.

La seconde décision concerne les affaires militaires et politiques. L’insistance du président à user de ses fonctions et, en fait, de l’ensemble du gouvernement yéménite pour régler de vieux comptes avec les opposants du sud a fait voler en éclats une possible réponse militaire cohérente à l’expansion houthiste. Pour faire court, mieux vaudrait désigner les houthistes comme la « milice soutenue par Hadi ».

D’autres partis yéménites ont également apporté leur contribution aux houthistes. L’actuel vice-président Ali Mohsen Al-Ahmar et les officiers supérieurs ont géré de façon douteuse le budget militaire du gouvernement tout autant que les affrontements. En parallèle, la domination et la cupidité d’Al-Islah face à ses rivaux, notamment à Marib et Taïz, le nettoyage ethnique des habitants du nord par le Conseil de transition du Sud2 à Aden et dans d’autres régions du sud, et le rejet par Tarek Saleh3 de la légitimité du gouvernement internationalement reconnu, sont autant de cadeaux qui ont démembré l’opposition aux houthistes et permis à ce dernier groupe de consolider son contrôle sur l’État yéménite.

Arabie saoudite et Émirats, une politique brouillonne

La coalition dirigée par les Saoudiens et les Émiriens4 a été tout aussi généreuse envers le mouvement houthiste. Cela a commencé avec le premier massacre de civils à Sanaa : une explosion dévastatrice à Faj Attan en avril 2015 dont l’auteur a été personnellement témoin qui a détruit un quartier entier et fait des centaines de victimes. Il est arrivé que les informateurs yéménites donnent à des Saoudiens crédules les coordonnées de cibles civiles pour régler le plus souvent des différends locaux. En s’en prenant principalement à des civils, l’incompétence militaire de la coalition offrait un attrait populaire au recrutement des houthistes.

La contribution des Émirats arabes unis au succès des houthistes a été significative. Elle a fracturé et affaibli le front anti-houthiste en créant un assortiment de milices à Taïz, le long de la côte ouest et dans le sud. Leur campagne destructrice dans le sud a été rendue possible par Hadi qui a monopolisé la représentation du sud au niveau national et a armé l’unité yéménite contre ses rivaux. Le cadeau des Émirats aux houthistes — cerise sur le gâteau — est la récente et théâtrale normalisation des relations avec Israël qui, aux yeux de la majorité des Yéménites, valide les affirmations des houthistes selon lesquelles ils combattent Israël. Par cette démonstration exagérée, les Émirats ont offert un cadeau empoisonné à leurs alliés au Yémen et à toutes les forces anti-houthistes.

Mais ce sont les Saoudiens qui ont fait le plus beau des présents aux houthistes. Entre 2016 et 2018, alors que les lignes de front étaient largement statiques, la coalition a donné aux houthistes l’occasion d’achever leur prise de contrôle militaire du nord du Yémen et de se débarrasser de leur ancien partenaire, l’ex-président Ali Abdallah Saleh5. Alors que de nombreuses unités de l’armée yéménite étaient restées fidèles à Saleh, les Saoudiens ont effectué à diverses reprises des frappes aériennes sur leurs bases tout en épargnant les unités de la milice houthiste qui se trouvaient à proximité. Ils ont ainsi permis aux forces houthistes de pénétrer dans le nord du Yémen et d’en prendre le contrôle. Riyad qui pendant près d’un siècle a eu pour objectif stratégique de réduire la menace militaire yéménite a ainsi fini par renforcer la domination militaire des houthistes dans le nord, un processus largement achevé en 2017, peu avant que les houthistes n’assassinent l’ancien président.

Aujourd’hui encore, les Saoudiens ne cessent d’offrir des présents. Comme le démontrent clairement leur déploiement militaire et leurs actions dans la région d’Al-Mahra, leurs desseins à peine voilés à l’égard du territoire yéménite offrent aux houthistes une cause pour rallier les nationalistes yéménites à la défense de l’intégrité de leur patrie.

Une légitimation internationale de la guerre

La communauté internationale, notamment par le biais du Conseil de sécurité des Nations unies, a également aidé les houthistes, leur plus beau cadeau étant la résolution 2216 du Conseil de sécurité6. Cette résolution visait à empêcher les houthistes et Saleh de prendre le contrôle de l’État et de l’armée du Yémen. En fait, la coalition a utilisé la résolution pour légitimer une attaque militaire massive et son blocus sur le nord du Yémen, déclenchant une crise humanitaire et économique et affaiblissant la population locale vis-à-vis des houthistes. Elle a ainsi accru la docilité de la population, la rendant plus accessible à son recrutement par les houthistes. L’ONU s’est vue contrainte d’envoyer un bataillon de travailleurs humanitaires et des centaines de millions de dollars au Yémen pour faire face à la crise humanitaire qu’elle avait contribué à déclencher. Une aide que les houthistes se sont progressivement appliqués à détourner pour leurs propres comptes. Les houthistes n’étant pas particulièrement vulnérables à l’extérieur du Yémen, les sanctions internationales prévues par la résolution 2216 n’ont pas véritablement nui au groupe. Elles l’ont plutôt rendu plus autonome.

Ceux qui s’interrogent sur l’incroyable succès du mouvement houthiste devraient cesser de le considérer comme un pion iranien ou comme une entreprise satanique. Ce n’est ni l’un ni l’autre. C’est un jeune mouvement idéologique yéménite qui exploite les faiblesses et les contradictions d’un système politique vieillissant, paralysé par des décennies d’autoritarisme kleptocratique et des alliés régionaux intrigants, en désaccord les uns avec les autres. Avec de tels ennemis, les houthistes n’ont guère besoin d’amis.

1Président du Yémen ayant succédé à Ali Abdallah Saleh en février 2012.

2Le CTS regroupe des nostalgiques de l’ancien Yémen du Sud unifié avec le nord en 1990. Le CTS a proclamé son autonomie le 25 avril 2020.

3Neveu d’Ali Abdallah Saleh. Il bénéficie de moyens fournis par les Émirats arabes unis et a mis en place les Forces de la résistance nationale où se sont retrouvés d’anciens membres de la Garde républicaine yéménite.

4Coalition formée en 2015 à l’initiative de l’Arabie saoudite.

54 décembre 2017 : Ali Abdallah Saleh est exécuté à Sanaa par ses anciens alliés houthistes.

6Résolution 2216 adoptée par le Conseil de sécurité le 14 avril 2015 : « Le Conseil de sécurité a imposé un embargo ciblé sur les armes à l’encontre des personnes ou entités désignées par le Comité, désigné deux nouvelles personnes devant faire l’objet de mesures ciblées (gel des avoirs, interdiction de voyager et embargo sur les armes), ajouté à la liste des critères de désignation les violations de l’embargo ciblé sur les armes et le fait d’empêcher l’acheminement de l’aide humanitaire, l’accès à cette aide ou sa distribution, et porté à cinq le nombre de membres du Groupe d’experts sur le Yémen. »

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