Un si long règne

Maroc. Hassan II, « pote » et despote

Il y a vingt ans s’éteignait le roi Hassan II. Il léguait à son fils, l’actuel roi Mohamed VI, un Maroc apaisé et une classe politique domestiquée. Son règne de 38 ans (1961-1999) a traversé la moitié du siècle dernier, mais son bilan reste très controversé : véritable « pote » pour ses amis, notamment français, il a été un despote pour ses « sujets ». Itinéraire d’un roi mégalo.

Le président Jacques Chirac avec le roi Hassan II, invité d’honneur à la tribune officielle, lors de la fête nationale française du 14 juillet 1999 à Paris.
Thomas Coex/AFP

La rumeur a pris naissance à Rabat en début d’après-midi du vendredi 23 juillet 1999, dans les villas cossues de Souissi et de Bir-Kacem où réside l’élite politique et militaire du royaume, puis elle s’est mise peu à peu à enfler : Hassan II, qui avait régné d’une main de fer pendant 38 ans sur 30 millions de « sujets », était mort ! Vers 16 h, la télévision officielle arrête ses programmes pour faire place à la lecture non-stop du Coran, fait étrange en plein été, quand les villes côtières sont déjà prises d’assaut par la population, et que touristes et résidents marocains à l’étranger profitent à plein régime de leur mois de vacances « au bled ».

Quelques heures plus tard, ce qui était une rumeur persistante devient une information officielle. Comme par magie, le visage d’un célèbre propagandiste et présentateur indéboulonnable du « 20 heures » marocain, Mustapha El-Alaoui, apparaît soudainement sur le petit écran. Yeux baissés, visage blême, il déclare d’une voix brisée par l’émotion : « Notre maître est dé-cé-dé… », puis fond en larmes.

Hassan II avait rendu l’âme en effet vers 14 h ce jour-là, dans la clinique royale, au 7e étage de l’hôpital Avicenne de Rabat, neuf jours seulement après avoir été l’invité de marque de son ami Jacques Chirac aux cérémonies du 14 juillet, sur les Champs-Élysées. Sur son lit de mort, il était entouré de ses deux fils et de son puissant ministre de l’intérieur, Driss Basri. Pour ce despote et « ami » de la France, né dans l’entre-deux-guerres, c’était le tomber de rideau : la fin de son règne coïncidait étrangement avec celle du siècle. Un siècle marocain.

Retour à une monarchie sans partage

Il avait 32 ans en 1961 lorsqu’il accédait au trône. En ce temps-là aussi, les rumeurs les plus folles avaient circulé : lors d’une banale opération chirurgicale, il aurait demandé au médecin anesthésiste suisse de « forcer la dose » pour favoriser le décès de son père, Mohamed V, alors âgé de 51 ans seulement. L’objectif ? Tordre le cou aux leaders nationalistes de l’Istiqlal et de l’Union nationale des forces populaires (UNFP), une scission menée par Mehdi Ben Barka au sein de l’Istiqlal en 1959 qui étaient à deux doigts d’engloutir les pouvoirs de la monarchie pour en faire un simple figurant. Il faut dire qu’à l’époque, le parti nationaliste de l’Istiqlal et l’UNFP se comportaient en partis uniques et l’arrogance de leurs dirigeants (d’Allal El-Fassi à « Fqih Basri » en passant par Mehdi Ben Barka) n’avait d’égal que la volonté de dominer toute la vie politique. Lors des conseils des ministres, ils n’hésitaient pas à humilier ouvertement le sultan devant son fils, alors prince héritier, rapportent les témoins de l’époque.

Pour mettre un terme à l’hégémonie de ces nationalistes assoiffés de pouvoir, et aguerris aux joutes politiciennes, le jeune roi décida de s’appuyer sur l’élite politique, administrative et surtout militaire berbérophone, francophile et résolument anti-istiqlalienne, formée par les Français à partir des années 1930 au collège berbère d’Azrou, un petit village niché au cœur du Moyen Atlas. La figure la plus emblématique de cette élite est un certain… Mohamed Oufkir. Le roi et lui formaient un duo implacable : ils avaient déjà constitué ce qui deviendra les Forces armées royales (FAR) en 1958, et maté, la même année, une rébellion au Rif (nord) se réclamant d’Abdelkrim, une légende encore vivante puisqu’il était, à l’époque, exilé au Caire où il sera enterré après sa mort en 1963.

Les années de plomb

La mort de Mohamed V est la fin d’une époque et le début d’une autre, qu’on appellera plus tard les « année de plomb » : une répression sans merci des opposants nationalistes. Certains sont condamnés à de lourdes peines, d’autres poussés à l’exil, à l’instar du plus célèbre d’entre eux, Mehdi Ben Barka, ancien professeur de mathématiques d’Hassan II ; d’autres enfin, disparus.

Pour Hassan II, l’absolutisme devait être habillé juridiquement. Il promulgue en 1962 une Constitution sur mesure, rédigée par le constitutionnaliste français Maurice Duverger. Elle est fortement inspirée de celle de la Ve République, sauf que le roi s’arroge à la fois les pouvoirs du président et du premier ministre français. Il s’autoproclame « commandeur des croyants », un statut religieux qui le rend sacré et intouchable, et se découvre une descendance directe du prophète Mohammed.

Mais la situation sociale au milieu des années 1960 se dégrade et devient rapidement intenable. À Casablanca, le nerf de l’économie marocaine, les lycéens qui protestent, en mars 1965, contre une circulaire limitant l’âge de l’accès aux lycées sont réprimés dans le sang : des centaines de jeunes tués en quelques jours. En juin de la même année, Hassan II dissout le Parlement et proclame l’état d’exception. Il gouverne ses « sujets » en dictateur à la romaine. Un énorme gouffre institutionnel est créé et le jeu politique, quasiment bloqué, devient insignifiant.

Quelques jours après, il déclare à son entourage qu’il a « besoin de son ancien prof de maths pour résoudre une équation ». Le 29 octobre de la même année, Mehdi Ben Barka est enlevé en plein Paris, vers 12 h 30, et est probablement assassiné. Son corps n’a jamais été retrouvé. Mais en laminant les forces de l’opposition, Hassan II a créé un vide politique dangereux qui a failli lui coûter son trône.

Tout le monde est dans le coup

Le 9 juillet 1971, Hassan II fête avec ses hôtes son anniversaire en grande pompe sur les pelouses verdoyantes du palais de Skhirat, une station balnéaire à 40 kilomètres de Rabat. Le lendemain, un coup d’État est perpétré par l’élite militaire sur laquelle il s’était appuyé. C’est un carnage. Oufkir est sans doute au courant, mais constatant l’échec du putsch, il « sauve » le roi en se cachant avec lui dans des toilettes. Après avoir rétabli la situation en sa faveur, Hassan II déclare qu’il changera sa façon de gouverner. Mais moins d’un an plus tard, il fait face à un second coup de force militaire. De retour de Paris, son avion est attaqué par des pilotes de chasse, mais il parvient à atterrir sans dégâts majeurs. Cette fois le général Oufkir est dans le coup. Il se serait « suicidé » de cinq balles, dont trois dans le dos !

Mais Oufkir n’était pas le seul dans le coup. Dans une lettre datant de 1972, publiée par l’hebdomadaire Le Journal en décembre 2000, Mohamed Basri dit « Fqih Basri », un compagnon en exil de Mehdi Ben Barka écrivait à ses camarades du parti Abderrahmane Youssoufi (qui sera premier ministre de 1998 à 2002) et Abderrahim Bouabid que « tout est prêt, avec le général Oufkir » pour le putsch contre Hassan II.

Très fragilisé par ces deux coups d’État en moins d’un an, Hassan II décide de promulguer une nouvelle Constitution en novembre 1972, en vain : l’essentiel des partis politiques la boycotte. Il continue de végéter dans son autoritarisme en se méfiant de tout le monde, jusqu’en 1975. Apprenant l’agonie et la mort imminente du chef d’État espagnol, le général Franco, il imagine avec son ami Alexandre de Marenches, directeur général du Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (SDECE) français depuis 1970, une « cause nationale » capable de mobiliser les Marocains, partis compris, autour de la monarchie : la Marche verte pour la récupération du territoire du Sahara occidental, occupé par l’Espagne. L’objectif de cette opération est double : se débarrasser d’une partie de l’armée marocaine (une menace potentielle) en l’envoyant s’embourber dans les sables mouvants de ce désert de 266 000 km2 ; inciter les partis d’opposition, dans un élan patriotique appelé « unanimité nationale », à intégrer un jeu politique dont il restera le seul marionnettiste. Objectif atteint : un an plus tard, lesdits partis participent aux élections municipales et, en 1977, aux législatives. La « démocratie hassanienne », selon la propagande officielle, se met enfin en branle.

Sur le plan diplomatique, Hassan II développe un équilibre quasi acrobatique avec le monde arabo-musulman et Israël : d’un côté, il enregistre en 1965, au profit du Mossad, les travaux d’une réunion secrète des dirigeants arabes destinée à évaluer leur capacité à attaquer l’État hébreu. De l’autre, il envoie en 1973 au Golan un contingent des FAR se battre aux côtés des « frères syriens » lors de la guerre d’octobre.

Parallèlement à cela, il saura profiter du contexte international de la guerre froide. Il se range sans complexe du côté américain, tout en entretenant des relations « apaisées » avec le camp soviétique. Mais c’est avec la France gaullienne, ainsi qu’une partie de son élite médiatique et financière de la métropole que le roi Hassan II a développé les meilleurs rapports. Dans les cercles influents de la métropole, il était « l’ami », le « pote ». En 1988, par exemple, le marché de la grande mosquée de Casablanca, un projet pharaonique financé par ses « sujets » via des contributions obligatoires, est accordé de gré à gré à son ami Bouygues, le roi du BTP en France et patron, entre autres, de la chaine TF1.

« Notre ami le roi »

Mais un événement imprévu va assombrir le ciel bleu azur des relations entre cette élite et son « pote » : en septembre 1990, l’écrivain Gilles Perrault publie Notre ami le roi (Gallimard), un tsunami politique et un tournant dans le dossier des droits humains, qu’on appellera plus tard « les années de plomb ».

Les Français découvrent ainsi la face cachée de ce commandeur des croyants incarnant un islam « ouvert », qui parle un français parfait, fume cigarette sur cigarette et s’oppose à l’intégration des Marocains en France. Tout le jardin secret d’Hassan II est retourné par le livre de Gilles Perrault, qui décrit, avec le talent qu’on lui connaît, cet autre Maroc bien différent de la jolie carte postale qui ornait l’imaginaire de beaucoup de Français. Le bagne de Tazmamart (dans le sud du Maroc), où des dizaines de personnes ont été détenues pendant plus de 18 ans, est raconté avec des mots glaçants ; la vie brisée de centaines d’opposants de gauche et de Sahraouis, jetés dans les prisons du royaume depuis le début des années 1970, le sort de la famille Oufkir (dont un enfant de trois ans, Abdellatif Oufkir), emprisonnée pendant près de 18 ans dans des conditions inhumaines, sont révélés au grand jour ; les assassinats politiques, mais aussi la situation sociale et l’extrême pauvreté de la majorité des Marocains, dénoncés.

Mais bien que bousculé par ce brûlot paru moins d’un an après la chute du mur de Berlin, Hassan II ne s’est pas renfermé, bien au contraire. Quelques mois plus tard, il libère tous les détenus et promulgue, en 1992, une nouvelle Constitution reconnaissant dans son préambule « l’universalité des droits de l’homme ». Une première dans le monde arabe. Cette habileté va permettre à Hassan II d’être perçu par nombre d’observateurs de l’époque comme le dirigeant maghrébin qui s’en sort finalement le mieux dans une région instable (guerre civile en Algérie, régime indésirable de Mouammar Kadhafi, etc.).

En mars 1998, Abderrahmane Youssoufi, le chef de l’Union socialiste des forces populaires (USFP), se réclamant de Ben Barka est nommé premier ministre. Moins d’un an plus tard, Hassan II rend l’âme et ses funérailles, grandioses, sont suivies par des millions de Marocains. Les principaux dirigeants de l’époque, de l’Américain Bill Clinton au français Jacques Chirac en passant par l’Algérien Abdelaziz Bouteflika y sont physiquement présents. Des funérailles à l’image de ce chef d’État aux multiples facettes, un schizophrène politique qui aura été un despote pour ses sujets, mais un pote pour ses « amis ».

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