Le statut des non-musulmans, appelé dhimma dans le droit islamique (fiqh), est objet de controverse. Défendu et enjolivé comme un bienfait sans nuance par les apologistes de la religion musulmane, il est condamné par ses contempteurs comme une discrimination inqualifiable qui découlerait de la nature même de l’islam, et montré aujourd’hui en Europe par les courants qui alertent sur le « grand remplacement » comme l’avenir effroyable qui attend notre continent victime d’« islamisation » galopante. D’où la nécessité de faire le point sur le contenu réel de ce statut dans l’espace et dans le temps.
La dhimma, c’est-à-dire le statut qui caractérise les dhimmiyūn ou « dhimmis », n’est autre, dans la société tribale arabe de l’Arabie contemporaine de Mohammed, que le « pacte » qui s’applique normalement aux clients, lesquels jouissent d’une protection moyennant certaines obligations. Le Coran parle des juifs et des chrétiens comme Ahl al-Kitāb, « les Gens du Livre », mais c’est l’exégèse islamique qui utilise à leur égard l’expression Ahl al-dhimma, si l’on veut « les Gens du pacte ».
Cette dhimma, initialement proposée par les chrétiens au calife Omar Ibn Al-Khattab, lequel l’a étendu aux juifs, puis aux zoroastriens et aux sabéens, s’inspire des rapports établis par Mohammed avec les chrétiens de Najran (al-nāsarā), et même les juifs (al-yahūd) et les zoroastriens (al-majūs) de Bahreïn. Dans cette veine, la dhimma systématisée par le fiqh implique une protection véritable des biens et des personnes, et une autonomie totale dans les domaines familiaux, personnels ou religieux, jugées par des magistrats appliquant les lois spécifiques des différentes communautés. Mais c’est moyennant la prééminence du pouvoir islamique et le paiement d’un impôt spécial, la ğiziya, qui est littéralement une « compensation » au fait qu’elle dispense de la zakāt, l’« aumône », payée par les seuls musulmans. Sa nature n’est donc pas religieuse, mais politico-sociale, même si elle bénéficie d’une validation religieuse.
Juifs et chrétiens dans les sociétés islamiques traditionnelles
Si les obligations imposées aux dhimmis sont strictement définies par le pouvoir central, notamment abbasside, elles s’appliquent de façon très variable selon les époques et les endroits. Le gouvernement arabe a, au départ, un besoin évident du concours des communautés juives et chrétiennes qui fournissent, à l’époque omeyyade (661-750) — et encore à l’époque abbasside —, une bonne partie de la haute administration, et même des ministres et du personnel scientifique. Aussi l’attitude de la société musulmane à l’endroit des dhimmis est-elle ambiguë et changeante.
Dans certains cas, juifs et chrétiens peuvent être obligés de porter un habit spécial, ont l’interdiction de monter à cheval, et doivent se montrer humbles par rapport aux musulmans, mais cela n’est nullement généralisé. La protection dont jouissent les minorités s’accompagne toutefois souvent, du fait de leur situation juridique infériorisée, d’un indéniable mépris de la part des populations musulmanes. Ibn Khaldoun relie ainsi le mépris où sont tenus les juifs (ce qui est aussi valable pour les chrétiens) à la situation faite à « un peuple soumis au joug de la tyrannie et qui, à travers elle, apprend à connaître l’injustice »1. En dehors de ce passage, que l’on pourrait à juste titre tenir pour une anticipation pour ce qui concerne le diagnostic posé, du discours de Maximilien Robespierre à la Constituante ou de l’article de Karl Marx sur la question juive, Ibn Khaldoun ne parle des juifs que pour évoquer ce que les chrétiens ont longtemps appelé « l’histoire sainte », ou pour vanter leur contribution à l’histoire des sciences.
L’islamologue américano-britannique Bernard Lewis, qui n’est pas tendre envers l’islam comme religion et comme civilisation, note que les dhimmis ont certes subi des avanies, mais pour ajouter : « N’empêche que leur position était infiniment supérieure à celle des communautés dissidentes de l’Église établies en Europe occidentale »2.
Au Maghreb, où les chrétiens étaient inexistants, on ne peut parler que des juifs comme minorité religieuse. Or, Maurice Eisenbeth, nommé grand rabbin de Constantine en 1928, puis d’Alger en 1932, enfin grand rabbin délégué pour l’Algérie en 1941, notait à propos d’eux que s’ils vécurent au XIIe siècle, à l’époque almohade, de véritables persécutions, qu’après cela, « les juifs en Algérie et en Tunisie ont joui, d’une façon générale, d’une période de calme, n’ont plus été les victimes de persécutions systématiques — du moins les documents n’en font aucune mention »3.
Les évolutions contemporaines
Le statut de la dhimma fut officiellement supprimé dans l’empire ottoman par le tout nouveau sultan Abdülmecit avec le hatti-chérif (ordonnance signée du sultan) de Gulhané du 3 novembre 1839.
La situation des minorités religieuses dans maints pays des mondes arabe et islamique aujourd’hui ne souffre pas seulement de l’inertie des habitudes d’infériorisation sociale qu’elles ont connue à travers l’histoire. La vague de l’idéologie dite « islamique » personnifiée tant par les salafistes (ou salafo-wahhabites) que par les Frères musulmans, qui s’accompagne de conduites plus que bigotes et étroitement sectaires, correspond à une réponse identitaire au choc souvent violent avec les grandes puissances euro-nord-américaines et leur idéologie moderniste et exclusiviste. Les minorités sont prises en otage par ces grandes puissances qui se sont présentées comme leurs protectrices contre les pouvoirs musulmans. Il s’agit, depuis le XIXe siècle, de celles d’Europe, comme de la Russie vis-à-vis des chrétiens orthodoxes, ou alors de la France vis-à-vis des coptes d’Égypte lors de l’expédition de Napoléon Bonaparte, ou encore avec les maronites du Liban auxquels elle a offert un État dit « Grand Liban » sous son mandat.
Parallèlement, la création d’un « État juif » au cœur du monde arabe ne pouvait que provoquer des problèmes pour les communautés juives à l’intérieur des pays arabes. On a donc assisté à partir de 1948 à un exode massif des juifs des pays arabes, comme on assiste aujourd’hui, bien que dans une proportion moindre, mais toutefois significative, à un exode des chrétiens d’Irak et de Syrie.
Le fait que, dans les territoires contrôlés par lui, l’organisation de l’État islamique (OEI) n’ait pas hésité à invoquer la dhimma n’a pu, il est vrai, que conforter les détracteurs de l’islam dans leur tendance à prendre la caricature qu’ils se font de cette religion pour la réalité. En dehors des groupes se réclamant d’un islam courbé à leurs fantasmes politiques — et qui ne s’attaquent d’ailleurs pas seulement aux juifs et aux chrétiens, mais aussi, très fréquemment, aux musulmans d’autres obédiences —, personne ne songe pourtant à prolonger aujourd’hui le statut antique de la dhimma. Cela n’empêche qu’il reste dans de nombreux pays du monde arabe et islamique des limitations sérieuses aux droits des juifs et des chrétiens et d’autres minorités religieuses, comme les babistes, qui sont des chiites réformateurs, ou les baha’i, adeptes du courant syncrétique issu du précédent, en Iran. Ainsi de l’interdiction des églises et des synagogues en Arabie saoudite, ce qui n’empêche pas Israël et les grandes et moyennes puissances euro-nord-américaines de filer le parfait amour avec ce pays, exemple d’intolérance religieuse. Ou l’appartenance à la religion islamique comme condition absolue à la citoyenneté que pose l’Algérie, alors que, dans les années qui ont suivi l’indépendance, elle comptait des ministres juifs et chrétiens.
Dhimma ou pas dhimma, il y a donc bien du chemin à faire pour liquider les discriminations à l’égard des minorités religieuses en terre d’islam. Et une attitude plus bienveillante des États d’Europe et d’Amérique du Nord vis-à-vis de l’islam et des musulmans ne pourrait que favoriser un développement heureux de cette situation.
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1Ibn Khaldoun, Discours du l’Histoire universelle. Al-Muqaddima, traduction de Vincent Monteil, Paris, Sindbad, 1967-1968, vol. III, 1227-1228.
2Bernard Lewis, Les Arabes dans l’Histoire, Neuchâtel, La Baconnière, 1958.
3Maurice Eisenbeth, « Les Juifs en Algérie et en Tunisie à l’époque turque », Revue africaine, n° 96, 1er-2e trim. 1852.