Petites guerres locales en Libye

Le poids du régionalisme · La Libye n’en finit pas de sombrer dans le chaos et la destitution du premier ministre illustre avant tout l’instabilité du pouvoir central. Les affrontements qui se multiplient témoignent plus de clivages territoriaux et tribaux que d’affrontements politiques entre islamistes et laïcs, entre démocrates et partisans de l’ancien régime.

Affrontement à Tripoli entre milices rivales
Capture d’écran Euronews, 1er février 2012.

La destitution du premier ministre Ali Zeidan par un vote de défiance du Congrès général national (parlement) le 11 mars, par 128 voix sur 200 a donné lieu à un renouveau d’intérêt des médias internationaux pour la Libye. Cette destitution, en phase avec le discrédit largement majoritaire dont souffrait le gouvernement de Zeidan, avait déjà été mise au vote à plusieurs reprises ces dernières semaines par le CGN sans que la majorité qualifiée requise de 120 voix soit atteinte. C’est donc finalement l’épisode — catastrophique pour l’image du gouvernement — du chargement du pétrolier Morning Glory par les fédéralistes de l’est et son départ des eaux territoriales avant qu’il ne soit intercepté par la marine américaine qui a scellé son sort.

Ce départ apparaît pourtant de l’intérieur du pays comme un non-évènement sans conséquence sur le processus continu de fragmentation de la société, sur fond de dégradation de la situation sécuritaire. Nombre d’observateurs qui qualifient cette situation de « chaotique » n’y retrouvent pas leurs grilles de lecture classiques et manichéennes. On peut en effet dire que la situation en Libye a ceci de commun avec les théories scientifiques dites « du chaos » qu’elle englobe un nombre important de paramètres liés entre eux. Mais les multiples acteurs et groupes impliqués n’en poursuivent pas moins des logiques qui semblent rationnelles au regard de leurs objectifs et de leurs intérêts. Les lignes de fracture les plus couramment mises en avant (islamistes contre « laïcs », milices contre société civile, kadhafistes contre antikadhafistes, partitionnistes contre partisans d’un État central…) fournissent des clés de lecture insuffisantes pour appréhender la complexité de la situation actuelle. La prédominance du local sur le régional et du régional sur le national, héritage de l’histoire libyenne (dont il est de bon ton d’affirmer qu’elle est le fruit de la seule volonté du tyran déchu) qui a tant dérouté les stratèges de l’OTAN durant la guerre de 2011 est en revanche une clé de lecture essentielle de la reconstruction nationale.

Dans ce contexte extrêmement fragmenté et en l’absence de pouvoir central et d’appareil d’État, la question récurrente « qui gouverne la Libye ? » ne fait donc pas réellement sens. Si les chaînes hiérarchiques classiques d’un État, du gouvernement central aux instances locales signifiaient peu de chose sous Mouammar Kadhafi, c’est encore plus vrai dans la Libye d’aujourd’hui. La gestion militaire par les « autorités » de Tripoli de la crise des sites pétroliers occupés par les fédéralistes dans l’est est à cet égard révélatrice.

Terminaux pétroliers sous contrôle

Le 8 mars, soit trois jours avant l’éviction du premier ministre, le président du CNG signe le décret 42 ordonnant l’envoi d’une force militaire pour reprendre le contrôle des terminaux pétroliers du golfe de Syrte, aux mains des fédéralistes de Cyrénaïque depuis le 27 août 2013. Il confie cette mission aux unités de la division Bouclier de Libye, secteur centre, constituées majoritairement d’ex-rebelles de la ville de Misrata1. Quelques heures plus tard, le chef d’état-major des armées, le général Abdessalam Al-Oubeidi (originaire de Cyrénaïque) officiellement subordonné au président du parlement annonce qu’il n’a pas été informé de cet ordre, qu’il est partisan d’une solution négociée et qu’en tout état de cause, c’est à l’armée nationale que devrait revenir une telle mission.

Le lendemain, le conseil militaire de la ville de Zintan, qui contrôle la seconde milice la plus puissante en Tripolitaine (après celle de Misrata), annonce qu’il est lui-même contre l’option militaire et désavoue l’envoi des milices de Misrata vers l’est. Zintan et Misrata, qui ont parfois constitué une alliance par le passé pour s’opposer à ce qu’ils percevaient comme la mainmise croissante des milices islamistes sur la capitale, ont cette fois adopté des positions divergentes : les intérêts des Zintan, avant tout dirigés vers l’ouest et le sud-ouest sont en effet bien distincts de ceux des Misrati qui ont pour ambition de contrôler la vaste région centrale. Cette zone charnière entre Tripolitaine et Cyrénaïque englobe les terminaux et champs de pétrole du « croissant pétrolier » du golfe de Syrte, actuellement occupés par les fédéralistes de Cyrénaïque.

Les alliances entre partis politiques et milices

La fracture passe-t-elle entre responsables politiques et chefs de milice ? Non, car les premiers s’appuient sur de puissantes milices pour peser sur les décisions du CGN. Les seconds disposent quant à eux d’une légitimité révolutionnaire et de l’expérience du pouvoir local depuis trois ans qui font d’eux des acteurs politiques et économiques locaux à part entière. Ce mode de fonctionnement est général à tous les partis, qu’ils soient d’obédience islamiste ou non. Il en est ainsi des trois principales coalitions rivales au sein du CNG. La plus importante, le « Bloc de la fidélité au sang des martyrs » (koutla al-wafa li dima al-chouhada)2 peut compter sur les quelque 20 000 hommes des milices de Misrata. Le Parti pour la justice et reconstruction (hizb al ‘adl wal-bina) des Frères musulmans contrôle la milice « de la salle d’opérations des rebelles de Libye » (ghourfa ‘amaliyaat thouwar libya) qui avait revendiqué « l’enlèvement » de Ali Zeidan en novembre 2013 et le conseil militaire de Tripoli. L’Alliance des forces nationales enfin (tahalouf al qouwa al-wataniya)3, qualifiée en Libye de « libérale » car ne se réclamant pas de l’islam politique peut compter sur les milices al-Qa’qa’ et al-Sawa’iq (toutes deux composées de Zintan) qui se sont distinguées à la mi-février par une tentative de coup de force pour s’emparer du CNG.

Cette lutte pour le pouvoir qui se traduit régulièrement par des confrontations, voire des affrontements armés au cœur même de la capitale explique l’incapacité du CNG — pourtant seule institution disposant d’une légitimité populaire en Libye car il a été désigné par le suffrage universel — à dégager un consensus pour faire face aux immenses défis de la reconstruction nationale.

Fractures territoriales

Libye, villes et régions
© Agnès Stienne.

Chaque région, sous-région, ville et parfois village de Libye est par ailleurs confronté à des situations et des clivages spécifiques. Dans le sud, la rivalité pour le contrôle des frontières et pour les profits générés par les trafics en tous genres sont un enjeu essentiel. Et le repli sur le « chauvinisme ethnique ou tribal » (açabiya) est à l’origine d’affrontements récurrents.

La guerre de 2011 a inversé les hiérarchies qui prévalaient sous l’ancien régime et relancé les rivalités entre groupes ethniques et tribus. Les Toubous vassalisés sous Kadhafi ont basculé très tôt dans le camp de l’insurrection. Ils ont établi depuis leur domination sur le territoire qui s’étend du sud de la capitale régionale Sebha aux immenses zones frontalières avec le Tchad et le Niger. Dans la ville de Sebha, ils sont en rivalité avec la tribu arabe des Aoulad Slimane qui n’a rejoint les rangs de l’insurrection qu’en juin 2011. Au mois de janvier 2014, les affrontements entre les deux groupes ont fait plus de cent morts. Les anciennes tribus fidèles à Kadhafi, Qadadfa et Magariha — aujourd’hui totalement marginalisées — ont saisi cette occasion pour régler leurs comptes avec les Aoulad Slimane qui étaient leurs clients sous l’ère Kadhafi.

Chaque milice en Libye dispose de sa zone d’influence exclusive. Cette territorialisation se matérialise dans les régions rurales et semi-rurales par des checkpoints fixes assurant le filtrage du transit des personnes et des marchandises.

Revendications fédéralistes et violence

En Cyrénaïque, outre la question du fédéralisme, c’est la violence politique qui est aujourd’hui la plus préoccupante. Les attentats et assassinats sont quotidiens à Benghazi et dans la ville de Derna et ses environs. Ils visent tous les symboles de la présence étatique : armée, police, services sanitaires, hospitaliers, banques, etc., ainsi que les étrangers, principalement occidentaux et coptes égyptiens4, mais cette violence n’est pas le fait des fédéralistes. Aux actions de fin 2011 qui visaient les tombes maraboutiques et les cimetières étrangers ont succédé les enlèvements, les assassinats à l’arme à feu puis à la voiture piégée témoignant d’un savoir-faire technique croissant. Ces actions ne sont jamais revendiquées. Si, au début, elles pouvaient relever de règlements de comptes visant des militaires, des policiers ou des fonctionnaires ayant servi sous l’ancien régime, leur fréquence, les cibles (souvent de jeunes engagés) et leur mode opératoire (de plus en plus de morts par égorgement) semble démontrer qu’il s’agit de groupes salafistes takfiristes. Cette stratégie d’attaque contre toute reconstruction étatique pourrait ainsi être le préalable à la mise en œuvre de leur objectif d’implantation de mini-émirats salafistes locaux. La population y serait alors prise en otage, comme c’est déjà le cas à Derna.

Parti-pris occidentaux

Enfin, pour ajouter à la complexité, il convient d’ajouter le rôle des acteurs étrangers. Les puissances occidentales prennent parti directement ou indirectement pour l’une des forces en présence, créant de nouvelles lignes de clivage. Des déclarations, comme celle, récente, du chef d’état-major des armées françaises l’amiral Édouard Guillaud5— largement reprise par les médias et réseaux sociaux libyens — peu avant qu’il ne quitte ses fonctions ont été très mal reçues par une majorité de Libyens. L’amiral déclarait en effet que « le scénario idéal serait de pouvoir monter une opération internationale avec l’accord des autorités libyennes » et qu’ « il va falloir que la communauté internationale y aille mais, pour cela, il faut d’abord que le nord soit stabilisé ». Leur défiance à l’égard du gouvernement d’Ali Zeidan, accusé de vouloir une intervention étrangère en Libye, s’est encore accrue.

En octobre 2013, quelques heures auront suffi pour que l’enlèvement d’Abou Anas Al-Libi par un commando américain en Libye entraîne la séquestration de Zeidan. L’abordage par la marine américaine, le 17 mars, du pétrolier qui avait embarqué du pétrole dans les terminaux occupés de Cyrénaïque et sa « restitution » aux autorités de Tripoli a déjà été dénoncé. Non seulement par les fédéralistes qui considèrent qu’il s’agit d’une action de piratage, mais également en Cyrénaïque où beaucoup y voient une ingérence inacceptable et un soutien au gouvernement illégitime de Tripoli au détriment de leur région. La restitution du pétrolier Morning Glory par la marine américaine pourrait donc davantage se révéler un cadeau empoisonné qu’une victoire pour le prochain premier ministre.

1L’une de ces milices était impliquée dans la fusillade qui a coûté la vie à plus de cinquante manifestants à Tripoli le 15 novembre 2013.

2Cette coalition regroupe plusieurs petits partis dont le Parti de l’union pour la patrie (hizb itthad al watan) de Abderrahman Al-Suheili, représentant de la ville de Misrata au CGN, qui fut le plus fervent défenseur de la loi d’exclusion politique. Cette coalition a voté pour l’éviction d’Ali Zeidan.

3Cette coalition de partis a été créée par Mahmoud Jibril qui, atteint par la loi d’exclusion politique, en sera évincé en mai 2013.

4Un ressortissant français en charge de la sécurité d’une entreprise française y a été assassiné par balles le 2 mars 2013, quelques jours après la découverte de sept cadavres de coptes égyptiens également abattus sans revendication.

5Conférence de presse le 27 janvier 2014 à Paris avec les journalistes accrédités défense.

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