Port-Soudan. « Nous attendons toujours le changement »

Près d’un an après la chute d’Omar Al-Bachir, le Soudan cherche sa voie et les révolutionnaires qui l’ont renversé s’interrogent sur l’avenir. Paroles d’habitants à Port-Soudan, la porte d’entrée maritime du pays longtemps délaissée par l’ancien régime.

Ashraf Shazly/AFP

Le jeune homme est de dos, assis sur une chaise en plastique marron, face à la mer. Peut-être essaie-t-il de lire le nom du porte-conteneur à quai de l’autre côté du chenal à l’eau profonde. Peut-être se contente-t-il de regarder l’eau qui scintille et les mouettes aux ailes noires. Peut-être rêve-t-il de départ et d’un avenir plus trépidant que celui qui l’attend ici. À la nuit tombée, il prendra un des rickshaw, ces triporteurs taxis, qui attendent en file indienne le long de la rue. Sur la grande esplanade, on enlèvera les couvertures des billards et les gamins viendront y jouer des parties endiablées, en prenant des poses de grands, comme dans les films. Les amoureux se frôleront, attablés devant un thé face à la mer. Les vieux, la galabiya immaculée encore plus blanche sous les néons, enchaîneront les parties de cartes.

Ainsi va la vie sur la corniche de Port-Soudan. Ce bout du monde posé sur le sable face à une mer turquoise bruisse pourtant depuis quatorze mois, comme il ne l’avait pas fait depuis des années. À l’unisson du reste du pays : la capitale de l’État de la mer Rouge a été saisie de la même fièvre révolutionnaire que toutes les villes, petites et grandes, à compter de décembre 2018. Le long de la large avenue qui va de la corniche au centre-ville, des fresques murales à la gloire de la liberté et des révolutionnaires tombés sous les coups de l’ancien régime rappellent qu’ici s’est tenu un sit-in, du 6 avril au 3 juin 2019. Un peu plus petit qu’à Khartoum à la même époque, mais tout aussi déterminé et bouillonnant. Il reste dans les mémoires de la ville.

Le goût de la liberté

Aux terrasses des cafés et des restaurants, sous les arcades des immeubles coloniaux, dans les rues du grand marché, l’atmosphère est nouvelle ; le National Intelligence and Security Services (NISS) — la redoutée police politique —, beaucoup plus discret. Ses hommes circulent toujours à deux roues, le regard peu amène, mais n’agissent plus guère, sinon pour vérifier les laissez-passer des rares étrangers. « Nous sentons la liberté, nous pouvons nous exprimer, nous pouvons manifester », sourit Ali Humad Dirar, étudiant en économie. Assis dans la cour du Club des artistes, institution de Port-Soudan, avec quelques amis, il débat passionnément de la transition démocratique et du travail du gouvernement civil dirigé par le premier ministre Abdallah Hamdok.

Dans un coin de la cour, un groupe de musiciens s’est réuni pour un « bœuf » endiablé qui fait danser quelques joyeux drilles. « Ça nous change des islamistes hypocrites, rigole l’un d’eux. On a peut-être une chance de pouvoir se produire dans des salles de spectacle, maintenant. Avant, seuls leurs copains pouvaient espérer une carrière, la corruption se cachait aussi dans les arts. »

Ali et ses camarades prêtent à peine attention aux chansons de Mahmoud Abdelaziz. Ils ont tant à dire. « Bien sûr, nous savons qu’il faut du temps, on ne change pas les choses d’un coup de baguette après trente ans de dictature. Mais le gouvernement est là depuis sept mois, maintenant. Il est temps qu’il agisse », s’impatiente Hassan Abdallah Kouna, porte-parole de la branche technologie de l’Association des professionnels soudanais (SPA), groupement d’organisations syndicales clandestines sous Omar Al-Bachir et colonne vertébrale de la révolution.

Du slogan de la révolution, « Liberté, Paix, Justice », Ali, Hassan et les autres révolutionnaires ne voient que la première. C’est bien, c’est considérable même, mais ce n’est pas assez. Car l’est du Soudan est depuis longtemps une de ces zones périphériques marginalisées et méprisées par Khartoum, capitale d’un État malade de sa trop grande centralisation. Port-Soudan est pourtant, depuis sa création par les Britanniques en 1905, le seul port d’importance du pays, sa porte pour les importations et les exportations. Il a à l’époque remplacé Suakin, quelques 60 kilomètres au sud, que sa position géographique interdisait d’accueillir des bateaux de fort tonnage. Reliée alors par le rail à Khartoum, aujourd’hui par une route défoncée arpentée par des semi-remorques chargés de conteneurs, la grande ville portuaire garde son rôle stratégique.

Totalement oubliés par Khartoum

Son terminal pétrolier exporte le brut du Soudan du Sud, pays indépendant depuis 2011 et sans façade maritime. La gomme arabique, dont le Soudan est le premier exportateur mondial, y transite aussi. Et tous les biens importés, de la puissante 4x4 dont les kaizan1 profiteurs de l’ancien régime raffolaient, à la balayette en plastique made in China. Mais les richesses ne font que passer sous le nez des habitants. « Nous avons le sentiment d’être totalement oubliés par le centre du pays. Aucun gouvernement, depuis l’indépendance, ne nous a pris en considération », lâche, amer, Khaled Mohamed Nour, fonctionnaire, moins de 30 ans, connu pour avoir organisé les trois premières manifestations de la révolution et avoir été emprisonné jusqu’à la destitution d’Omar Al-Bachir le 11 avril 2019.

« C’est pour cela que nous nous sommes soulevés il y a des années, reprend Hassan Abdallah Kouna. Nous avons réclamé nos droits dès l’indépendance. » Le « nous », ici, désigne les Béjas, peuple semi-nomade qui vit le long de la mer Rouge, au Soudan, en Érythrée et jusqu’en Égypte. Le Congrès Béja, fondé en 1958 pour veiller aux droits de ce peuple, s’est militarisé au début du régime d’Omar Al-Bachir, entraînant dans l’est du Soudan un conflit de basse intensité largement ignoré en Occident, devenu plus aigu dans les années 2003-2004. « La conférence des Béjas demandait l’arrêt des massacres au Darfour, une autonomie pour la région de la mer Rouge et l’ouverture de négociations », rappelle Hassan Abdallah Kouna. Mais le 29 janvier 2005, le régime d’Omar Al-Bachir décide d’en finir avec la rébellion sur son flanc est. Il envoie des troupes qui occupent la ville. Ce jour-là, la répression fait 21 morts. Un an après, le Congrès Béja signe un accord de paix avec le gouvernement central. Il y est question de développement économique, social et culturel. De belles promesses restées lettre morte.

« Les ressources de la ville, la pêche, l’or extrait de la mine d’Ariab, le port, n’ont jamais profité à la région ni à la ville. Nous avons besoin d’investissements. Les habitants ont besoin de voir les dividendes de la révolution en écoles, en hôpitaux, en routes », affirme Khaled Mohamed Nour. Au moins, que l’argent attribué aux projets de développement ne soit pas détourné : « Il y a eu un projet pour d’assainissement de l’eau. Des milliards de livres soudanaises ont disparu. Pareil pour celui de réhabilitation du domaine agricole du delta de Toker, au sud de Port-Soudan, soutenu par l’Union européenne : quatre milliards de livres soudanaises, envolés. Personne n’a été poursuivi à ce jour. Et je pourrais continuer, se désole Hassan Abdallah Kouna, du SPA. Il faut avant tout que le gouvernement de transition démette les responsables de l’ancien régime et leur demande des comptes. Ce n’est toujours pas fait. »

Une entreprise philippine basée à Dubaï

Le gouvernement, pourtant, a commencé. Par le port. « L’ancienne direction des services portuaires a été remerciée et une nouvelle nommée en janvier. Il y a encore des kaizan au sein de l’administration, mais ils ne peuvent plus rien faire, se félicite Wali Orfali, dix-sept d’ancienneté au port. Le nouveau directeur est un de nos camarades, il a travaillé avec nous. Il est attaché à cette entreprise et il veut qu’elle reste dans le giron de l’État. » L’abandon du port constitue un des nombreux griefs contre l’ancien régime. « Le mauvais entretien des installations et des machines a causé des pollutions, l’organisme de contrôle a fusionné avec l’administration donc il n’était plus indépendant et ne faisait plus son travail, des privatisations ont conduit au dépeçage du port », se désole Wali.

En février 2019, les travailleurs portuaires rejoignent les protestataires et commencent une grève pour s’opposer à la vente du port à conteneurs à une entreprise philippine basée à Dubaï. L’accord, secret, a été conclu en août 2018, sans réaction du syndicat officiel, affilié au Parti du congrès national (National Congress Party, NCP) allié à Omar Al-Bachir. En mars 2019, le régime aux abois annule la cession. « Nous attendons aussi du nouveau gouvernement un durcissement des règlements de sécurité et de pollution, qui ont été considérablement allégés par le précédent pour complaire aux entreprises privées, ajoute Wali Orfali. Et des augmentations de salaire, car la vie est devenue terriblement chère avec la dévaluation de la livre soudanaise et l’inflation. » Pour l’instant, ajoute-t-il, les travailleurs du port soutiennent le gouvernement de transition. « S’il ne va pas dans le bon sens, nous le stopperons », avertit-il.

Mais ce sont les fées malveillantes qui se penchent au-dessus du berceau du gouvernement de transition. À trois reprises depuis la destitution d’Omar Al-Bachir, en mai, août et novembre 2019 et en janvier 2020, des heurts violents ont opposé deux communautés importantes de la région : les Beni Amer, pasteurs semi-nomades, pour beaucoup sédentarisés dans les villes de Gedaref et Port-Soudan et les Nouba, venus des monts Nouba, plus au sud, déplacés par la guerre depuis 1983. Des centaines de maisons ont été brûlées, au moins 58 personnes ont perdu la vie, des centaines ont été blessées. « L’ancien régime joue avec les tensions », disent d’une même voix Wakil Dagash, enseignant à l’université et Ali Humad Dirar. Le premier est un Nouba, le second un Beni Amer. « En août, quand ça a commencé à Port-Soudan, le gouverneur n’a pas bougé le petit doigt. Il nous a même dit : "vous vouliez un gouvernement civil, et bien vous l’avez" », raconte Hassan Abdallah Kouna, le porte-parole du SPA.

Le gouverneur était, comme tout dans le pays, un militaire et il a depuis été remplacé, mais le nouveau ne convainc guère plus. Beaucoup soulignent en tout cas que ces heurts sont inhabituels. Et que les deux communautés ont plus d’intérêts communs que de divergences. « Pendant la révolution, nous avons marché ensemble pour réclamer les services de base, l’eau, l’électricité, reprend Adham Mohamed Adham, un Beni Amer commerçant de 35 ans qui habite un quartier mixte. Le premier janvier cette année, nous avons célébré ensemble la fête de l’indépendance. Le lendemain, un incident banal au marché dégénérait. » Il ne peut s’empêcher d’y voir la main du NISS, réputée pour ses coups tordus. « Certaines personnes peu éduquées sont faciles à manipuler », ajoute-t-il. Et les fantômes d’Omar Al-Bachir ne comptent pas prendre la mer de sitôt.

1le mot kaizan est le pluriel de koz, qui désigne le broc posé sur les jarres d’eau mises à disposition de tous. Par sa grosseur, le koz permet de prendre beaucoup d’eau. C’est donc le surnom donné ironiquement à tous ceux qui se sont enrichis sur le dos de l’État sous l’ancien régime — avec la complicité active de celui-ci.

Soutenez Orient XXI

Orient XXI est un média gratuit et sans publicité.
Vous pouvez nous soutenir en faisant un don défiscalisé.