Tuer les autres, se tuer soi-même

Attentats de Paris · La violence des jeunes auteurs des attentats de Paris fonde une identité valorisante de héros moderne, d’un romantisme guerrier que les réseaux sociaux contribuent à construire dans un contexte européen d’intolérance raciste et d’absence d’avenir pour toute une jeunesse. L’organisation de l’État islamique la récupère à son profit en lui offrant un espace concret où elle peut s’incarner.

Abou Ossama al-Faransi.
Vidéo de propagande appelant les musulmans français à la hijra, YouTube.

L’aspect le plus troublant des massacres commis à Paris est qu’ils ressortent d’une violence intime. C’est ce que nous peinons à cerner et qui nous travaille. La recherche d’une explication qui reposerait sur l’altérité des commanditaires ou des exécutants, suggérant un changement de stratégie de la part de l’organisation de l’État islamique (OEI) ou un profil singulier des meurtriers, nous met sur une fausse piste.

Les cibles choisies sont révélatrices, paradoxalement, parce qu’elles n’ont aucun sens a priori. Elles ne renvoient à aucune visée immédiatement intelligible, par contraste avec la pléthore d’objectifs relevant d’une logique insurrectionnelle ou « terroriste » plus classique : symboles de l’État, infrastructures stratégiques, sites touristiques, lieux assimilables à une certaine classe sociale, organes représentant la liberté d’expression, etc. Ici, les cibles frappent au contraire par leur banalité. Elles relèvent d’un quotidien ordinaire qui aurait très bien pu être celui, justement, des exécutants. D’ailleurs, nombre de victimes appartenaient à la même strate sociale que ces derniers. Le Stade de France, le Bataclan, un restaurant branché mais sans chichi attirent une clientèle issue de la périphérie autant, sinon davantage que les Parisiens. Si les Champs-Élysées manquent à l’appel, cela s’explique peut-être par leur statut hybride : haut lieu des virées parisiennes de la banlieue, c’est aussi un symbole de l’État et un site touristique. Son absence dans le choix des cibles ne fait que renforcer leur déroutante insignifiance.

Au fond, ce que les tueurs assassinent, c’est eux-mêmes. Ils s’en prennent à des lieux de consommation courante qui auraient pu être les leurs en d’autres circonstances, dans une « vie d’avant ». Ils s’attaquent à un système de valeurs qu’ils partageaient sans doute avant leur radicalisation éclair qui les conduit à se démarquer, avant tout, par rapport à ce qui leur est familier. Il s’agit donc, essentiellement, d’une violence organique et involutive, et non d’une « stratégie » conceptualisée par quelque émir au Proche-Orient. Et cette violence du pareil au même est ce qui crée une fracture au sein de la société : tout devient possible dans un registre aussi profondément apolitique, où il n’y a plus rien pour structurer l’action.

Comme dans Orange mécanique

La difficulté à dresser un profil véritablement éclairant des exécutants en découle, et rajoute à l’anxiété que leur propre banalité génère. Leur seul signe distinctif, c’est un rapport avec l’organisation de l’État islamique (OEI) qu’il convient d’analyser sur le plan de l’imaginaire plus que sur celui du lien opérationnel, même si ce dernier existe par ailleurs. En effet, l’OEI est une créature protéiforme qui a une capacité extraordinaire à incarner différentes choses pour différentes personnes. Pour certains éléments du parti Baas irakien, par exemple, c’est un véhicule permettant leur recyclage après l’humiliation, le déclassement et la paupérisation qui ont suivi l’invasion irakienne de 2003. Pour beaucoup de volontaires issus des banlieues européennes, c’est plutôt le cadre d’une aventure romantique.

Il est relativement facile de se rendre en Syrie pour rejoindre les rangs d’un « djihad » en forme de questionnaire à choix multiples. Les candidats peuvent cocher les cases suivantes : look combattant, propos virils, maniement des armes, construction d’une image valorisante sur les réseaux sociaux, retournement des stigmates habituels en emblèmes et réalisation de soi instantanée à travers une forme d’héroïsme très moderne malgré les références superficielles au Prophète de l’islam.

Cette nouvelle identité clef en main, mâtinée de jeux vidéos et de télé réalité, se construit dans une érotisation de la violence dont l’OEI est davantage le produit que l’origine. Cette pornographie se donne à voir dans le culte de la sécurité qui s’approfondit dans la sphère culturelle et politique américaine, par exemple, où les notions de justice, de droit, de défense et d’intérêt national sont de plus en plus associées à des corps « bodybuildés », des discours dopés à la testostérone, des armes qui relèvent du fantasme et des orgies de violence qui sont censées tout régler. Et la virilisation de la politique intérieure et étrangère est un phénomène éminemment contagieux, une épidémie globale.

L’OEI a offert un espace concret où une violence pornographique pouvait s’exprimer, se chercher, se désinhiber et monter en puissance. Ce n’est pas un hasard, du reste, si les convertis européens en ont été les principaux agents. Dépourvus d’expérience militaire, de formation religieuse et généralement de compétence linguistique, ils ont défini leur valeur ajoutée dans une ultraviolence qui évoque le film de Stanley Kubrick Orange Mécanique par son sadisme, mis en scène avec les talents instinctifs de communicants formés à l’ère de Facebook.

C’est là un aspect crucial du trip djihadiste romantique de la jeunesse européenne convertie : relativement bien intégrée à domicile, elle ne s’ancre pas vraiment sur le terrain. Elle reste en revanche étroitement connectée à son vrai milieu d’origine — à savoir la périphérie des grandes villes — dans le cadre d’un djihad « sans fil » où l’on envoie autant de tweets que de balles. Il n’est pas surprenant dès lors que l’érotisation de la violence soit rapatriée à la maison.

Si proche Orient

Ce qui est effrayant en la matière, c’est l’ampleur du va-et-vient. On parle de milliers de volontaires européens qui acquièrent en Syrie et en Irak une première expérience concrète du meurtre, cultivent une image de soi intoxicante et sont susceptibles d’alimenter un trafic d’armes de guerre sans précédent. On ne peut douter, dans ce contexte, que des attentats de cette nature ont vocation à se répéter.

L’Europe, qui a voulu traiter les conflits irakiens et syriens comme s’ils se situaient à l’autre bout de la planète, va devoir comprendre à quel point ils nous concernent dans un espace méditerranéen intégré qu’on n’a jamais su construire politiquement, mais qui se construit lui-même envers et malgré tout. Ces attentats posent la question de la libre circulation des personnes, des biens et des idées avec une telle acuité qu’elle pourrait faire exploser l’espace Schengen. Le Proche-Orient devient un facteur dans l’ascension des partis d’extrême droite — bien enclenchée par ailleurs. La stigmatisation des communautés immigrées ne peut que renforcer l’attrait de l’OEI pour ceux que l’on enferme dans l’impasse d’une identité musulmane caricaturée.

Face à de tels défis, nos réponses martiales semblent bien inadaptées. Il n’y a pas lieu de s’en étonner : le problème de la jeunesse européenne désœuvrée a autant de ramifications complexes dans un ordre socio-économique et politique en faillite que celui de l’OEI dans un Proche-Orient où les structures établies s’effondrent. Détruire l’OEI, très bien, mais pour le remplacer par quoi ? Des milices chiites, un régime syrien dont les pratiques ont contribué à son émergence ? En détourner nos jeunes, parfait, mais pour leur offrir quelles alternatives, dans nos sociétés qui génèrent peu d’emplois et encore moins de repères ?

Il est plus probable que la cacophonie s’amplifie, ce qui profite aux acteurs dont le discours est binaire, au nombre desquels comptent les partis politiques, notamment les plus populistes, ainsi que l’OEI. Comme toujours, la radicalisation des uns se nourrira de celle des autres.

Au Proche-Orient, l’organisation de l’État islamique provoque la violence de ses adversaires supposés pour détruire le tissu social local, ce qu’il ne saurait faire aussi efficacement par lui-même. En Europe, la même logique risque de s’appliquer, sur un plan plus symbolique et politique. L’OEI vient de trouver un filon : la paranoïa et la stigmatisation peuvent faire autant de ravages à Paris ou Bruxelles que les frappes aveugles qui détruisent l’Irak et la Syrie. Ainsi, ce sont ceux qui œuvrent à l’uniformisation impossible de la société française qui contribueront sans doute le plus à exacerber ses clivages. Voilà, s’il y en a une, la « stratégie » de l’organisation de l’État islamique.

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