Twitter au service du prince héritier saoudien

Comment neutraliser le débat sur l’assassinat de Khashoggi · L’assassinat de Jamal Khashoggi terrorise un peu plus les détracteurs du régime saoudien, déjà très prudents. Mais l’affaire révèle aussi l’ampleur de l’opération de désinformation en ligne visant à réduire au silence les critiques du royaume et de Mohamed Ben Salman, avec la complicité de Twitter.

Panneau d’affichage géant dressé sur l’A4 West Cromwell Road, à l’occasion de la visite officielle de MBS à Londres, en mars 2018.
Richard Baker/Alamy Stock Photo

Hors ligne, les critiques modérés du régime comme Jamal Khashoggi sont maintenant susceptibles d’être assassinés. En ligne, les voix critiques, en butte à la désinformation et aux intimidations d’une foule de « trolls » fuient les réseaux sociaux. Après des attaques en ligne qui ont suivi l’assassinat de Khashoggi, Manal Al-Sharif, une militante saoudienne a fermé son compte Twitter en public, sur la scène du sommet de la Singularity University Nordic (SuNordic). « Les outils mêmes que nous utilisons pour militer sont utilisés pour nous détruire », a-t-elle affirmé.

Sur Twitter, le vide laissé par les voix critiques est comblé par une armée de trolls pro-régime et de robots propagandistes. Cette crise de l’information est si grave que Twitter a été qualifié de « partenaire direct » de certains régimes arabes dans l’exercice de l’oppression. Le meurtre de Khashoggi ne fera qu’aggraver les choses.

Bien que Khashoggi soit un citoyen saoudien, Twitter en Arabie Saoudite a été très silencieux au sujet de sa mort — ou du moins les « tendances » officielles1. Le nom de Khashoggi n’est apparu qu’à six reprises en Arabie saoudite au cours du mois d’octobre. En revanche, au Qatar, pays d’Al-Jazira, son nom a été cité 164 fois.

Des robots numériques au service de MBS

Comme le montre le graphique ci-dessous, l’Arabie saoudite a enregistré le plus petit nombre d’occurrences pour le hashtag « Jamal Khashoggi » (en arabe). L’absence de « tendances » comptabilisées par le réseau social pour une affaire qui a fait la une dans le monde entier peut paraître déconcertante. Comment un événement planétaire peut-il n’avoir été mentionné que six fois dans le pays de Jamal Khashoggi ? Bien sûr, la peur joue un rôle : au déclenchement du scandale Khashoggi, il a été rappelé sans ambiguïté aux Saoudiens que le fait de « répandre des rumeurs » et des « fake news » infox »)2 était passible de cinq ans de prison.

Une autre explication probable, ce sont les « bots »3, les trolls et les faux comptes. Cette cyberarmée se mobilise à chaque mauvaise nouvelle concernant le royaume. Son rôle est d’étouffer les débats légitimes et de brouiller les conversations avec de fausses conspirations. Avec leurs éléments de langage de propagande, ils ciblent souvent des journalistes et des leaders d’opinion influents.

Pourtant, alors que le nom de Khashoggi était mystérieusement absent des sujets d’actualité officiels de Twitter en Arabie saoudite, les commentaires les plus retwittés sur le hashtag le plus populaire (l’équivalent en arabe de #JamalKhashoggi) dénonçaient le flou et les invraisemblances de la version saoudienne. Cette version officielle présentait la disparition de Khashoggi soit comme une opération de « l’État profond » turc, soit comme un stratagème visant à salir la réputation des Saoudiens, soit encore comme une conspiration ourdie par les Frères musulmans.

Un hashtag accuse les services de renseignements qataris d’avoir tué Khashoggi, tandis que l’un des tweets les plus populaires sur celui de Jamal Khashoggi fait la promotion du youtubeur conspirationniste américain Thomas Wictor, un homme « qui porte une passoire sur la tête ». La vidéo de Wictor a été sous-titrée en arabe sans la moindre ironie, malgré l’absurdité de son récit.

Viser le Washington Post

Tout comme les attaques de Donald Trump contre CNN et contre les « médias d’infox », beaucoup de commentaires portant le hashtag # JamaKhashoggi ont attaqué les chaînes d’information qui tentent de trouver des explications à l’assassinat de l’éditorialiste. Aujourd’hui, des comptes pro-saoudiens harcèlent même le propriétaire du Washington Post, Jeff Bezos, soi-disant pour ses critiques de l’Arabie saoudite, mais en réalité à cause du travail d’enquête acharné du quotidien, qui veut que justice soit rendue.

Des hashtags quotidiens répondent par des messages d’amour et de soutien au prince héritier à la suite des nombreuses accusations (y compris de la CIA) selon lesquelles Mohamed Ben Salman (MBS) était le seul à avoir pu ordonner l’assassinat de Khashoggi. Des milliers de messages avec des photos de MBS comme profil exaltent les vertus du prince. Ils ont pour but de défendre MBS tout en minimisant l’importance des « tendances » concernant Khashoggi.

Un pourcentage infime de comptes authentiques et vérifiés fait également la promotion de ces hashtags. Parmi les trolls, il y a de véritables citoyens. Les Saoudiens influents sont de plus en plus sommés de faire la promotion du régime sur les réseaux sociaux. Le silence peut maintenant être considéré comme une sédition. Chaque nouvelle mise en cause de l’Arabie saoudite, que ce soit dans l’affaire Khashoggi ou dans la tragique guerre au Yémen provoque une recrudescence de l’activité des trolls, des bots, et aussi, parfois, de ceux qui ont peur d’attirer l’attention s’ils restent silencieux.

Sur les réseaux sociaux, il y a ceux qui surveillent et qui punissent. Des gens comme Saoud Al-Qahtani, ancien conseiller de la cour royale limogé par MBS après le meurtre de Khashoggi. Confident de MBS, il aurait supervisé le meurtre de Khashoggi via Skype. Cependant, sa réputation de propagandiste à la tête de son armée de « mouches » (bots et trolls) était bien établie avant l’assassinat. Il a utilisé des « tendances » manipulées par des robots pour tenter de légitimer un coup d’Etat au Qatar. En 2017, il a lancé une chasse aux sorcières virale, destinée à amener les Saoudiens à dénoncer toute personne critiquant la politique de Riyad à l’égard du Qatar. Il a également envoyé un message direct apparemment anodin à Manal Al-Charif, sans doute pour lui rappeler que tous ses commentaires sur le gouvernement saoudien apparaissaient sur son radar.

Une taupe licenciée

Tout comme les chroniques de Khashoggi dans le Washington Post, les médias sociaux représentent une menace pour le régime autoritaire saoudien. Pour lui, ce vecteur des critiques envers l’État doit être neutralisé ou, idéalement, coopté en tant qu’instrument de pouvoir. Les récentes informations selon lesquelles une « taupe » saoudienne aurait infiltré Twitter ne sont pas surprenantes.

Le rôle passé d’Al-Qahtani en tant que marionnettiste en chef soulève la question de la complicité de la Silicon Valley avec l’autoritarisme saoudien. Anand Giridharadas écrit : « L’Arabie saoudite s’affirme comme l’un des investisseurs les plus importants de la Silicon Valley. Il y a un risque de plus de plus grand qu’elle cherche ainsi à acheter le silence. » Giridharadas s’inquiète de l’avenir ; mais l’avenir, c’est maintenant. Et même, depuis un certain temps, c’est dans le golfe Persique.

On a appris qu’une « taupe » saoudienne avait été licenciée de la société Twitter pour avoir utilisé son poste afin de transmettre au gouvernement de Riyad des informations sensibles sur des militants saoudiens. Bien que Twitter ait pu être victime d’un espionnage d’Etat, son approche de la propagande et des fausses nouvelles semble loin d’être apolitique. Après l’affaire Khashoggi, certains comptes gérés par des bots ont été supprimés. Une goutte d’eau dans l’océan, en réalité. Twitter se montre beaucoup plus féroce dans la chasse aux comptes de l’organisation de l’Etat islamique (OEI) ou aux trolls iraniens et russes, probablement parce que les orientations de la politique étrangère américaine l’exigent.

Mais Twitter opère toujours en Arabie saoudite, un allié des Etats-Unis où le régime de MBS « le réformateur » continue d’emprisonner les militants et de réprimer la liberté d’expression. Le vide laissé par les opposants modérés, tous incarcérés est comblé par une armée pléthorique de trolls pro-régime et de bots propagandistes. Prétendre que censurer de tels comptes porterait atteinte à la liberté d’expression est une affirmation spécieuse, voire fallacieuse. Le véritable préjudice à la liberté d’expression, c’est quand les entreprises de médias sociaux fournissent aux régimes autoritaires les outils dont ils ont besoin pour étendre leur appareil répressif, tout en interdisant ces plateformes aux voix de l’opposition.

La complicité de la Silicon Valley

Une meilleure vérification pourrait aider à résoudre ce problème. Mais paradoxalement, Twitter annonce qu’il arrête son processus de vérification pour se concentrer sur la lutte contre la désinformation, les bots et les fake news. Avec autant d’investissements dans le Golfe et un prince saoudien parmi ses plus grands actionnaires individuels, il est difficile d’imaginer que le Proche-Orient puisse rester en marge de la conscience de la Silicon Valley. On peut se demander si des entreprises comme Twitter n’ont pas la même vision du Proche-Orient que les fabricants d’armes : un endroit situé à la périphérie des opinions publiques, où les conflits offrent la possibilité de commercialiser des produits sans trop d’inconvénients pour les objectifs de la politique étrangère américaine.

Avec les moyens adéquats, les médias sociaux peuvent cesser d’être des outils de discussion citoyenne et de libre débat pour devenir des plateformes de fausses nouvelles, de propagande et de censure. L’affaire Khashoggi a simplement mis en lumière cette réalité, qui n’est pas nouvelle. De tels comptes sont actifs depuis des années — manipulant les tendances, appelant à la guerre en Iran, répandant des discours de haine sectaire et même, retweetant les louanges adressées à MBS par Donald Trump.

Khashoggi était une vraie voix, un être de chair au milieu d’une mer de bots et de trolls non vérifiés. L’effacement par Twitter de certains de ces faux comptes de bots après l’affaire Khashoggi n’est qu’une goutte d’eau dans l’océan. Avec la mort d’un critique comme Khashoggi et l’essor des trolls et des marionnettes, la sphère publique en ligne du Golfe continue son rapide déclin.

1NDLR. Twitter appelle « tendances » les sujets chauds de l’actualité qui circulent sur son réseau. Elles font l’objet de statistiques, notamment par pays.

2NDLR. La commission d’enrichissement de la langue française propose « infox » comme équivalent francophone de fake news. Le terme anglais n’est pas un simple équivalent de « fausse information », il y ajoute l’idée que cette information est conçue volontairement pour induire en erreur et être diffusée dans des médias à large audience.

3NDLR. En informatique, un bot (contraction de robot) est un logiciel automatique ou semi-automatique qui interagit avec des serveurs informatiques. Il peut notamment hacker, spammer et frauder, mais aussi participer à les conversations sur les réseaux sociaux (chatbot).

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