Yémen. Le café malgré la guerre

Le Yémen a été le théâtre de quelques rares romans étrangers. Dave Eggers, auteur américain dont le précédent ouvrage avait remporté le prix Médicis étranger publie Le Moine de Moka. C’est un long récit haletant sur un jeune Américano-Yéménite qui se fixe pour mission, en dépit du conflit qui ravage sa terre d’origine, de relancer les exportations de café du Yémen, le plus ancien du monde et, dit-on, potentiellement le meilleur.

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Dans le sillage de Fortune Carrée, le roman de Joseph Kessel qui se situait dans le Yémen des années 1930, Le Moine de Moka est un roman d’aventures sur fond de mer Rouge, de montagnes, d’hommes en armes et de héros attachants, rassemblés autour d’une même passion. Mais Dave Eggers propose une histoire vraie là où Joseph Kessel inventait des personnages flamboyants en s’inspirant de personnages existants, dont le sulfureux Henry de Monfreid.

L’auteur américain nous conte ici le parcours de Mokhtar Alkhanshali, né à la fin des années 1980 et qui, élevé dans les bas-fonds de San Francisco par deux parents yéménites, est pris un jour d’une fulgurance : le café qui a longtemps fait la fortune de son pays d’origine mérite d’être mieux valorisé. Il se lance alors, sans le sou et sans contact, dans une incroyable entreprise parsemée d’embûches qui aboutit à la consécration quand en 2017, son cru importé, le Port of Mokha, se voit attribuer la plus haute note jamais donnée à un breuvage par le magazine de référence, Coffee Review : un dithyrambique 97/100. L’histoire véridique n’est pas sans rappeler celle, carrément loufoque, de Partie de pêche au Yémen, le roman de Paul Torday sur l’introduction du saumon dans les montagnes de ce pays, qui se vendit à 500 000 exemplaires au Royaume-Uni il y a une décennie, et fut adapté au cinéma avec Ewan McGregor.

Une société cosmopolite aux États-Unis

Si le style d’écriture de Dave Eggers (ou bien est-ce la traduction française ?) n’est pas remarquable, l’auteur a un talent manifeste pour rendre son récit vivant et rythmé. Ainsi, le volontarisme de Mokhtar et sa créativité ne peuvent que charmer. La nature documentaire, toujours rigoureuse, n’efface pas la dimension romanesque du Moine de Moka. Il offre tout d’abord un aperçu fascinant de la communauté yéménite aux États-Unis, son rôle central dans les bodegas, ces épiceries new-yorkaises aux horaires d’ouverture à rallonge, dans l’industrie automobile du Michigan ainsi que dans l’agriculture californienne. Sans constituer une communauté numériquement assez nombreuse pour vivre en vase clos, les Yéménites — dont Mokhtar — évoluent au contact d’autres groupes et donnent naissance à une société cosmopolite. La description du quartier populaire de Tenderloin à San Francisco se révèle très efficace, jamais marquée par le pathos. Il en ressort un captivant bouillonnement d’énergie, malgré la pauvreté, la criminalité et la drogue.

Le récit se montre peut-être moins convaincant dans sa description du Yémen. Il était certes glissant de s’aventurer sur ce terrain, même si Dave Eggers a pu ponctuellement accompagner Mokhtar Alkhanshali dans une partie du pays non touchée par les combats pour les besoins de l’ouvrage. Il revenait à l’auteur de décrire des événements et une société qu’il ne maitrise pas. Le lecteur attentif pourra ainsi regretter quelques raccourcis hâtifs tel celui-ci : « Historiquement, lorsqu’ils n’étaient pas envahis ou colonisés par des puissances extérieures, depuis les Ottomans jusqu’aux Britanniques, les Yéménites s’entre-déchiraient. » (p. 162) Malgré tout, le récit demeure nuancé, évitant généralement les pièges si nombreux dans un contexte de guerre.

Enfin, le livre constitue une fascinante entrée en matière dans le monde du « café de spécialité ». Dave Eggers à travers ses personnages donne vie à une passion de « niche » où se mêlent les arômes, les crus rares, les techniques de pointe, les engouements passagers, mais aussi les capitaux et le snobisme ; un univers en fait similaire à celui du vin ou du whisky, où certains sont disposés à payer plus d’une quinzaine d’euros pour une tasse. Ce commerce de niche s’inscrit en parallèle d’échanges phénoménaux, estimés à 12 milliards de dollars (11 milliards d’euros) par an, que quelques conglomérats internationaux contrôlent, imposant leurs tarifs aux producteurs. Comme le coton pour l’académicien Erik Orsenna1 ou l’industrie de la tomate qui a fait l’objet d’un ouvrage à succès du journaliste Jean-Baptiste Malet2 récompensé par le Prix Albert Londres 2018, le café constitue une entrée stimulante pour comprendre la mondialisation et ses limites.

« Self-made man » sur fond de conflit

Mokhtar est certes un pionnier parmi les Yéménites en cherchant à viser le café très haut de gamme, mais il croise aussi tout au long de son aventure un certain nombre de passionnés (parfois ses concurrents) qui ont, avant lui, tenté de redonner ses lettres de noblesse au fameux cru yéménite. Souvent de nationalité américaine, un temps installés au Yémen puis dans le Golfe, ils ont en quelque sorte préparé le succès de ce cru, s’appuyant aussi sur la mode récente pour le café éthiopien. L’énergie si particulière de Mokhtar et les circonstances ont ensuite aidé ce dernier à obtenir la reconnaissance que vient, à sa manière, incarner et rendre proprement romanesque le long récit de Dave Eggers, qui a l’intelligence de s’effacer, évitant les mises en scène parfois ridicules du « journalisme gonzo »3.

Mais la trajectoire de Mokhtar telle que présentée par l’auteur n’est pas sans poser des questions de nature politique. Elle ignore malheureusement les enjeux relatifs à la domination qu’entretiennent les représentations sur la guerre ou la société yéménite. L’image du self-made man avec en toile de fond un Yémen forcément dangereux peut déranger, quand bien même le racisme structurel des institutions américaines est également décrié à plusieurs reprises. Comme l’affirme Siddhartha Deb dans un compte-rendu critique du Moine de Moka, Mokhtar, à travers son succès, « constitue la garantie que le rêve américain est vivant. Il est un personnage familier : l’exotique, l’autre mélangé comme un miroir vierge et sans traits. Il est ce que l’Amérique libérale, blanche et riche regarde pour être rassurée quant à sa propre humanité ».

Le Moine de Moka du titre renvoie à Ali Ben Omar Al-Chadhili, religieux soufi qui aurait vécu à la fin du XIVe siècle et chanté les louanges du café, vivant dans le fameux port yéménite duquel s’exporta quelques deux cents ans plus tard jusqu’en Europe les fèves si précieuses du caféier. Leur prix à l’exportation aurait alors amené les Yéménites à se contenter des cosses qu’ils boivent encore aujourd’hui en décoction agrémentée d’épices : le qishr.

Au moment de la publication de l’ouvrage (qui a remporté un beau succès aux États-Unis), Moka, sur la façade de la mer Rouge était l’objet de combats entre les houthistes et leurs opposants. Pourtant le port ne jouait plus aucun rôle économique, ne servant qu’à quelques bateaux de pêche. La décrépitude du lieu, son faible enjeu dans la guerre venaient, en miroir, symboliser la marginalité désolante du café.

Au Yémen, l’enjeu du renouveau de cette culture n’est pas neuf. Depuis une vingtaine d’années, nombreux ont été les agronomes et bailleurs de fonds à y voir une solution miracle pour le développement du Yémen. Le café devait non seulement augmenter les exportations, mais aussi remplacer la culture du qat, ce léger narcotique que mâchent les Yéménites quotidiennement. Si Le Moine de Moka et l’expérience de Mokhtar démontrent que le mythe caféier peut être réactivé, il reste une passion de niche et les ressources qu’il générera demeureront quoi qu’il en soit limitées, par manque d’eau et de terres arables. Ce constat n’enlève certes rien au formidable et enjoué récit initiatique que nous livre Dave Eggers. Il vient simplement continuer à désespérer celles et ceux qui aiment le Yémen, mais le voient englué dans tant de problèmes.

1Voyage aux pays du coton. Petit précis de mondialisation, Le Livre de poche, 2007.

2L’empire de l’or rouge, Fayard, 2017.

3NDLR. Le journalisme gonzo, ou journalisme ultra-subjectif, est à la fois une méthode d’enquête et un style d’écriture journalistique ne prétendant pas à l’objectivité, le journaliste étant un des protagonistes de son reportage et écrivant celui-ci à la première personne.

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