Yémen : trois femmes puissantes

La question féminine constitue depuis longtemps une entrée privilégiée du regard occidental pour appréhender la société yéménite. Trois ouvrages, dans des registres très différents, sont sortis récemment. Chacun tente d’éclairer ce que la guerre — celle d’aujourd’hui mais aussi celle qui a touché le pays au milieu du XXe siècle — fait au Yémen à travers le regard de femmes fortes, réelles ou fictives.

Pedro Riera (texte), Sagar (dessin), Intisar en exil, Delcourt, septembre 2018.

Une bande dessinée, un témoignage et un travail anthropologique : le lecteur a le choix pour se plonger dans un univers féminin yéménite confronté à la violence des armes et des hommes. À travers l’extrême diversité des formats (et donc des publics visés) mais la similitude de la focale transparait la capacité de Yéménites à dépasser la domination et à se faire actrices. Le propos féministe n’est certes pas neuf ; à cet égard, les trajectoires masculines arabes peuvent être perçues comme moins souvent proposées aux lecteurs occidentaux, tant elles ont fréquemment été construites dans les imaginaires comme un repoussoir. Toutefois, l’accent mis sur les ressorts et l’inventivité de certaines Yéménites face à l’adversité possède une pertinence évidente et, comme le montre le troisième des ouvrages ici présentés, une capacité réelle à renouveler le regard des spécialistes.

L’efficacité du document graphique

À travers le beau roman graphique Intisar en exil (Delcourt, septembre 2018), Pedro Riera et son dessinateur Sagar, tous deux espagnols, nous invitent à suivre un personnage fictif créé à partir d’une série de femmes yéménites existantes, mais restées anonymes. Ce livre sous-titré Portrait d’une jeune femme moderne au Yémen est le deuxième tome d’une série inaugurée en 2012 par La Voiture d’Intisar, excellente publication pourtant passée inaperçue. Entre les deux, le dessinateur a été changé et Intisar est aujourd’hui confrontée au douloureux choix de fuir son pays bombardé par la coalition emmenée par l’Arabie saoudite. Elle trouve alors refuge en Jordanie. Les dilemmes de l’exil y sont transcrits avec une grande sensibilité, ainsi que l’attachement du personnage (tout comme bien des Yéménites !) à « son » Yémen, en dépit de ses failles et de la domination masculine qui brise tant de destins.

D’un volume à l’autre, Intisar a perdu de sa fantaisie — et le dessin est dorénavant plus conventionnel. Là où elle se jouait des hommes à Sanaa en fonçant dans sa vieille Toyota à travers les rues, Intisar est à Amman plus rangée, devenue médecin avant de se reconvertir en libraire. Toutefois, son regard acéré sur la guerre propose une réflexion intéressante sur ce que deviennent les Yéménites et sur les ressources qu’ils déploient, femmes comme hommes, pour continuer à vivre, aimer et créer. La dimension documentaire de la bande dessinée se double d’un texte d’une dizaine de pages proposant une utile contextualisation des sources et acteurs du conflit yéménite.

Les limites d’une fougueuse jeunesse

Dans La Reine de Sanaa (Fayard, février 2019), Manon Querouil-Bruneel livre le témoignage d’Amatallah Hassan Abdulmughni, présidente du Conseil des enfants du Yémen. Cette éphémère structure fondée au moment de la transition qui a suivi le « printemps » de 2011 entendait porter la voix des plus jeunes grâce au soutien d’élites, en particulier de l’ancien président Ali Abdallah Saleh. L’ouvrage, cosigné à quatre mains, a été façonné à partir d’entretiens menés par la journaliste française auprès de la militante de 18 ans, installée en Égypte depuis début 2018. La part respective de chacune des autrices dans un récit rédigé à la première personne n’y transparait pas toujours de façon évidente.

L’ouvrage révèle néanmoins une personnalité fascinante, marquée par un volontarisme impressionnant. Sûre de son droit et de son destin, la jeune Amatallah conte son ascension et ses ambitions pour elle-même et son pays, avec en trame de fond le récit de sa fuite de Sanaa vers Le Caire. Parfois attachante, cette personnalité devient aussi encombrante, laissant transparaitre quelques exagérations quant à la réalité de son ancrage politique, de sa représentativité et de ses accomplissements. Présentée par l’éditeur sur le bandeau de la couverture comme « la voix des femmes et des enfants du Yémen », Amatallah Hassan Abdulmughni n’incarne qu’un segment relativement périphérique du paysage politique et social. Sa fougue devient même parfois embarrassante quand elle signale son attachement au Glock, pistolet de fabrication autrichienne, offert alors qu’elle était mineure par Ali Abdallah Saleh dont elle pleure dans le premier chapitre l’assassinat par les houthistes — c’est là une entrée en matière étonnante. Par ailleurs, la couverture avec le visage fermé de « notre héroïne » et des couleurs glauques n’est guère avenante.

Le biais introduit par le positionnement politique qui transparait dans le portrait aurait gagné à être explicité par la journaliste. Dès lors, le témoignage a pour les non-spécialistes une dimension problématique tant il finit par brouiller la capacité à expliquer le conflit. Gageons que c’est là ce que les lecteurs auraient envie d’y trouver ! Les spécialistes du Yémen liront pour leur part quelques raccourcis et artifices liés à la retranscription et la construction de la trame des chapitres successifs. Le texte pèche donc malheureusement par la faiblesse de la contextualisation. C’est dommage, tant la personnalité ardente d’Amatallah Hassan Abdulmughni était à même de révéler, par ses forces et non-dits, l’inextricable complexité des dynamiques politiques et sociales yéménites.

Profondeurs du regard anthropologique

Enfin, dans Mirrored Loss (Hurst, janvier 2019), l’anthropologue allemande Gabriele Vom Bruck propose, après plus d’une décennie de travail, la biographie d’Amat Al-Latif Al-Wazir, fille d’une figure centrale du mouvement de modernisation politique du Yémen entamé à la fin des années 1940. L’ouvrage, sous-titré A Yemeni Woman’s Life Story est une contribution essentielle à la connaissance de la sociologie des anciennes familles régnantes du Yémen, bousculée puis marginalisée par la politique de l’État républicain. À travers cette biographie, ce sont six décennies d’histoire qui sont relues, illustrant le lien entre l’intime et le politique.

La finesse de l’analyse de Gabriele Vom Bruck comble un manque évident. L’approche que permet l’appréhension de la part féminine des grands bouleversements politiques prend ici toute sa pertinence et l’anthropologue lui rend pleinement justice. En effet, si les témoignages féminins constituent bien une entrée privilégiée pour le grand public, le point de vue des femmes dans les récits proposés par les sciences sociales se trouve trop souvent occulté ou du moins scindé par rapport à la « grande histoire ». La robustesse de cette approche qui mêle retranscriptions d’entretiens au long cours et analyse fondée sur une impressionnante variété de documents parait manifeste. L’empathie que déploie Gabriele Vom Bruck et l’amitié qui s’est développée entre elle, son « personnage » principal et ses proches introduit quelques biais. Toutefois, dans la mesure où ils se trouvent correctement explicités dans l’introduction, ils constituent une matière utile pour la réflexion.

Voix locales, intercession occidentale

Certes, les trois ouvrages ici présentés ne sont équivalents ni par la forme ni par la qualité. Les rapprocher fait malgré tout sens. D’une part, leur publication concomitante n’est sans doute pas pleinement fortuite. Elle nous renseigne sur la propension du regard à intégrer de plus en plus massivement les trajectoires féminines, pour le meilleur souvent, mais aussi pour le pire en ce qu’elles peuvent renforcer certains stéréotypes ou déformer les ressorts de la domination masculine en niant la dimension exceptionnelle de la résistance fructueuse qu’incarnent ces « femmes puissantes ». En temps de guerre, l’objet féminin constitue en outre un point d’accroche efficace pour parler de la guerre.

Par-delà ce contexte, la publication de ces trois portraits constitue une illustration de la nécessité implicite d’introduire des intercesseurs occidentaux pour rendre accessibles au public ces destins individuels. Cette dimension n’est pas neuve et a été maintes fois éprouvée par le passé pour mettre en lumière le cas de mariages précoces, de femmes vendues ou violentées, victimes idéales, mais aussi pour rendre compte du conflit en général. La valeur ajoutée de cette intercession est évidemment variable, mais nier ses implications et angles morts serait malhonnête. Ainsi, ces trois publications doivent-elles nous conduire à interroger les mécanismes qui continuent à occulter la parole yéménite directe, celle qui trouverait sa place dans les arts et les sciences sociales, sans passer par le filtre (certes souvent bienveillant) du journaliste ou chercheur occidental. Cette exclusion, notamment en temps de guerre, est souvent ressentie comme une violence symbolique que chacun a malheureusement du mal à comprendre et à dépasser. Il importe donc dans un premier temps de l’expliciter et de la nommer.

L’ouvrage dirigé par l’anthropologue Franck Mermier, Yémen. Écrire la guerre (Classiques Garnier, fin 2018) s’y est justement essayé en se donnant pour mission de proposer au public francophone les témoignages et analyses de Yéménites sur leur propre guerre. Une entreprise salutaire.

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