Début décembre 1914 arrivait en gare de Damas le gouverneur du Bilad as-Cham1, Djemal Pacha, commandant de la IVe armée qui venait d’être créée. Son but avoué était de franchir le canal de Suez et de libérer l’Égypte de la mainmise britannique. Il bénéficia des pleins pouvoirs civils et militaires jusqu’à son rappel à Istanbul en janvier 1918.
Il est difficile de parler de lui avec sérénité, que ce soit en Syrie ou au Liban. Ayant joui des pleins pouvoirs civils et militaires pendant trois ans, il a quitté son poste en laissant derrière lui d’atroces souvenirs dans la mémoire populaire, même si de nos jours lesdits souvenirs ont plutôt tendance à s’estomper. C’est le protagoniste d’une période sombre de l’histoire de la région et le héros d’une légende encore plus sombre, dont le feu est ravivé par une production littéraire et historique — ainsi que par la commémoration de la Journée des martyrs le 6 mai de chaque année, aussi bien à Damas qu’à Beyrouth. Nul personnage historique n’a été aussi vilipendé que lui, même pas Ahmad Pacha Al-Jazzar, plus connu dans l’historiographie française sous le nom de Jazzar Pacha ; ce gouverneur du pachalik de Saida (fin XVIIIe, début XIX siècle) dont le siège était à Acre était pourtant connu pour sa cruauté et sa cupidité.
L’« ennemi total » des manuels scolaires
La comparaison entre les deux hommes est d’autant plus aisée que Djemal Pacha fut surnommé « le sanguinaire » (al-saffah) tandis que le pacha d’Acre portait le titre de « boucher » (al-jazzar), deux épithètes qui dépeignaient ces deux hommes comme des êtres assoiffés de sang. Mais on conviendra à priori qu’il y a toujours un écart entre l’imagerie populaire et une certaine réalité historique. Qui était donc Djemal Pacha, cet homme qui avait fait contre lui l’unanimité des musulmans et des chrétiens, des Syriens et des Libanais, des tenants du Grand Liban aussi bien que des partisans de la Grande Syrie, pour ne pas citer les Arméniens ? Rappelant au passage combien « l’histoire qu’on nous a racontée quand nous étions enfants (…) nous marque aussi pour l’existence entière », voici un exemple des termes dans lesquels un ancien manuel d’histoire scolaire libanais le présente :
Djemal Pacha connaissait l’attachement des Libanais à leurs libertés et la volonté des Arabes d’obtenir l’indépendance. Il instaura dans les zones soumises à son autorité un pouvoir militaire qui sanctionnait sur simple suspicion et exécutait sur accusation. L’histoire a désigné ce tyran sous le titre “al-saffah”, à cause du sang de tant d’innocents qu’il versa, ayant instauré à Aley un tribunal qui condamna à mort, à la prison ou à l’exil, les hommes du pays et ses leaders. Il s’en prit surtout aux Libanais ; il leur coupa le ravitaillement en denrées et leur fit subir toutes sortes d’oppressions pour les amener à capituler. Cette famine atroce emporta la vie de milliers de citoyens et les amena nombreux à prendre le chemin de l’exil pour échapper à la conscription dans les armées d’un État qui leur avait fait subir des calamités, et qui avait mis fin à leurs libertés.
Pas un Syrien ou un Libanais qui ne se souvienne de Djemal Pacha sans qu’apparaissent devant ses yeux les potences où pendaient des martyrs glorieux, les prisons et les routes de l’exil qui résonnaient des voix de ceux qui souffraient. Et comme si la nature voulait aider ce tyran dans son entreprise, des nuées de sauterelles dévorèrent les cultures, les épidémies firent rage, les villages se vidèrent et la misère régna. Le pouvoir et certains accapareurs cupides saignèrent la population à tel point que certains mangèrent les pelures et les herbes et appelèrent de leurs vœux une mort qui pouvait les soulager de la faim. On a dit que le nombre des victimes libanaises avait atteint début 1918 le chiffre de cent cinquante mille. Cette époque fut appelée, à juste titre, l’époque sanguinaire.
Le Liban, son gouvernement et son peuple commémorent le 6 mai le souvenir de leurs martyrs.
Lajna min asatizat al-madrasa al-bulisiya, Harisa, ed. al-usur al-haliya, 1952, tome 8 ; p. 271.
Cet ouvrage scolaire date de 1952 ; il fut largement utilisé jusqu’au début des années 1970 et même au-delà dans certains établissements. Le texte était accompagné d’une illustration représentant un officier barbu portant colback : c’est Djemal, l’ennemi total. C’est en ces termes, ou en des termes semblables, que des milliers d’élèves du cycle secondaire apprenaient l’histoire de cette période. Le jugement qui condamne le pacha est définitif et ne souffre guère d’appel. Ce point de vue sera conforté et confirmé par toute une littérature faisant assumer aux Turcs tous les maux qui frappèrent le Liban et le Proche-Orient arabe en général durant quatre cents ans de pouvoir ottoman. Et ce n’est que très dernièrement que des études impartiales et nécessairement révisionnistes allaient nuancer les jugements et les condamnations.
Le portrait de Djemal Pacha avait été croqué une bonne fois pour toutes par Henri Morgenthau, ambassadeur des États-Unis à Istanbul, en ces termes :
L’extraordinaire acuité de son regard, la surprenante vivacité avec laquelle d’un seul coup d’œil il embrassait tous les détails d’une scène, trahissaient à son insu sa cruauté et son égoïsme ; son rire même, qui découvrait ses dents blanches, était déplaisant et bestial.
Henri Morgenthau, Mémoires suivies de Documents inédits du Département d’État, Flammarion, 1984 ; p. 158.
Quelles étaient ses opinions ? Il semble que dès 1913, l’élite politique ottomane à Istanbul ait adopté une nouvelle conception de l’ottomanisme en vertu de laquelle l’islam était désormais le ciment de l’unité de l’empire, et que Djemal Pacha s’était rallié à cette nouvelle vision. L’ambassadeur Morgenthau en semble convaincu quand il affirme que Djemal Pacha représentait le panislamisme dont l’influence s’imposa rapidement à la politique gouvernementale, ce qui ne l’empêchera nullement de mépriser « les peuples asservis à la nation ottomane : les Arabes, les Grecs, les Arméniens. »2. Par ailleurs, étant officier de carrière, Djemal Pacha avait tendance à résoudre les problèmes qui se posaient à lui avec une rigueur toute militaire, à telle enseigne qu’à Istanbul on s’était plaint de sa façon si brutale de procéder.
Le tribunal du nationalisme arabe
Au lendemain de la première guerre mondiale, les exécutions publiques, la grande famine, les déportations, les confiscations et saisies opérées par les militaires, le climat de terreur et les vexations n’étaient pas près d’être oubliés par une population qui, au sortir de quatre années terribles, était divisée en deux courants majeurs : l’arabisme et le libanisme.
L’opinion musulmane avait grosso modo répudié le pouvoir ottoman et épousé la cause d’un État arabe qui regrouperait les provinces syriennes. L’identité nouvelle qui s’affirmait tenait les Turcs pour responsables de la décadence qui avait frappé les territoires arabes durant quatre cents ans de pouvoir ottoman. Djemal Pacha devait non seulement répondre des crimes qui lui étaient personnellement imputés comme les exécutions publiques, mais il devait également comparaître devant le tribunal du nationalisme arabe naissant, dans le procès intenté contre le pouvoir turc.
L’opinion chrétienne accaparait le discours politique officiel du Liban sous le mandat français, et dans la foulée de l’indépendance, elle tenait Djemal Pacha pour responsable aussi bien des pendaisons que de la famine qui avait ravagé le pays, provoquée sciemment par le blocus alimentaire qu’il avait imposé au Mont-Liban. Cette même opinion était, en outre, ulcérée de l’abrogation du régime particulier dont jouissait le Mont-Liban avant la guerre, de l’occupation de certains monastères, de la fermeture des écoles et des établissements congréganistes français et des vexations dont le patriarche maronite avait été l’objet. Et pour tout dire, le courant majoritaire chez les chrétiens considérait l’autorité ottomane comme ayant été, à travers les âges, l’obstacle majeur à l’émergence d’un Liban indépendant et souverain.
Mais une opinion publique générale et diffuse gardera longtemps le souvenir des deux événements saillants de cette période 1914-1918, à savoir les exécutions des patriotes et la famine. Voici ce qu’en dit un autre ouvrage scolaire, le premier manuel d’histoire officiellement agréé par le ministère de l’éducation en 1937 :
Djemal Pacha institua une cour martiale qui siégea à Aley et fut chargée d’examiner les dossiers de certains Libanais qui réclamaient l’indépendance de leur pays dans les articles ou les ouvrages qu’ils publiaient, ou qui cherchaient à travers les associations politiques étrangères à se libérer du joug turc. La cour martiale condamna, au cours des années 1915-1916, un grand nombre de Libanais et de Syriens à la mort ou à l’exil. Certains des condamnés se trouvaient en Égypte ou en Amérique, et de ce fait échappèrent au sort que leur réservaient les Ottomans. Cependant certains d’entre eux qui se trouvaient au Liban et en Syrie furent pendus à Beyrouth et à Damas, les autres furent exilés.
(…)
Les sauterelles dévastèrent le pays de manière effroyable, les sources de revenus se raréfièrent, et plus précisément les fonds de l’émigration qui, du fait de la guerre, ne parvenaient plus au Liban. Le chômage s’amplifia et la famine frappa la population. Et bien que les autorités turques aient assuré quantité de denrées pour être distribuées aux pauvres, ceux-ci n’en reçurent qu’une infime partie du fait de certains fonctionnaires du gouvernement, des Libanais même, qui ne distribuèrent pas les quantités reçues. Et comme la misère s’abattait sur le pays, les gens prenant de moins en moins de mesures d’hygiène, le typhus se propagea, faisant de nombreuses victimes. Tous ces facteurs firent perdre au Liban beaucoup de ses fils, les villages dans certaines régions étaient en ruine et désertés par leurs populations, alors qu’ils regorgeaient de vie avant guerre.
Assad Rustum et Fouad Afram Al-Bustany, Tarikh Lubnan al-mujaz, Beyrouth, 1937 ; p. 123-124.
Dans le débat où Djemal Pacha et sa gestion ont été pris à partie, et où l’accusation a pu s’exprimer sans entrave, la défense n’a pas toujours eu voix au chapitre, du moins dans les pays arabes autrefois soumis à son autorité.
Il faut toutefois dire à sa décharge que, quoiqu’ayant aboli les privilèges particuliers dont jouissait le Mont-Liban sous mutasarifiyya (NDLR. Région autonome de l’empire ottoman), il n’imposa guère la conscription militaire aux Libanais. Dans ses Mémoires3 il tente d’ailleurs de se disculper face aux accusations portées contre lui. La population chrétienne — réputée francophile — disposait, lui avait-on assuré, de cinquante mille fusils, et un soulèvement se préparait en faveur des alliés. Il refusa pourtant d’ordonner le désarmement des chrétiens, de crainte que des excès ne soient commis par la soldatesque, dont auraient pu pâtir des Libanais innocents et paisibles. De même qu’on doit mettre à son crédit, nous rappelle-t-il, qu’il s’est opposé au déclenchement des troubles confessionnels que voulaient susciter, au nom du djihad proclamé par le calife, certains extrémistes musulmans contre des chrétiens. Enfin, poursuit-il, n’a-t-il pas empêché les Bédouins de ravager les zones chrétiennes réputées riches et aisées ? Quant à la question majeure de la disette et du blocus alimentaire, Djemal Pacha l’élude en disant que le fait de l’accuser d’avoir « intentionnellement laissé les chrétiens de Syrie mourir » est pure fiction et qu’un jour la vérité sera rétablie. Ni le mot famine ni le mot blocus ne sont prononcés. En fait, ce qui l’importe dans ses Mémoires, et à quoi il consacre des pages entières, c’est de justifier les exécutions capitales qui auraient pu lui être reprochées. Le même souci prévalait lorsqu’il publia à Istanbul fin 1916 La vérité sur la question syrienne en français, en arabe et en turc. Ce souci de prendre le public à témoin, cette volonté affichée de se disculper aux yeux d’une opinion arabe, turque et internationale est insolite quand on se rend compte qu’il escamote la question autrement plus grave des victimes de la famine.
Affamer les chrétiens ?
Chaque communauté confessionnelle, chaque groupe ayant sa propre perspective et sa propre cohésion discursive à préserver, ne devient-il pas pour autant indifférent au discours de l’autre ? Le pathos chrétien, dans les années 1920 surtout, se distingue du discours des autres communautés par son insistance sur la question de la famine ; il en fait un sujet incontournable et un thème récurrent. Certes toutes les parties s’accordent à dire que le Mont-Liban fut durement touché par la disette en 1914-1918, même si des voix se sont élevées et continuent à le faire pour disculper les Turcs de l’accusation de crime prémédité contre les chrétiens du Liban ou pour contester l’ampleur du désastre. Il n’en reste pas moins que dans les représentations collectives, la famine dévastatrice a été perçue comme une affaire plutôt chrétienne ; elle a constitué un thème majeur du discours spécifiquement maronite dans la foulée de la Grande Guerre, avant de sombrer dans l’oubli, alors que les autres communautés confessionnelles n’avaient pas accordé à cette question la primeur que leurs partenaires chrétiens lui donnaient.
Déjà en plein conflit mondial, la question s’était posée de savoir si la décision du blocus alimentaire n’avait pas pour but de liquider les chrétiens sans avoir à prendre la responsabilité de massacres et de sang versé. Dès 1916, les autorités turques furent accusées de vouloir affamer les Libanais pour en réduire le nombre. Les journaux alliés et surtout français n’avaient pas manqué de souligner la responsabilité de Djemal Pacha à cet égard, ce qui amena ce dernier à exiger des lettres de dénégation formelles de la part des autorités religieuses maronites. Au prélat qu’il avait convoqué, il avait demandé s’il pouvait être tenu pour responsable des ravages des sauterelles en 1915, ou de la sécheresse en 1916 pour que la presse française l’accusât d’affamer les chrétiens. Très tôt donc, la question s’était cristallisée en ces termes : l’embargo procédait-il de la volonté délibérée de Djemal Pacha d’affamer les chrétiens ?
Les chancelleries et la presse alliées ne pouvaient que se saisir des propos apocryphes attribués à Enver Pacha lors de son passage en Syrie en février 1916, à savoir :
L’empire doit être nettoyé des Arméniens et des Libanais. Nous avons détruit les premiers par le glaive, nous détruirons les seconds par la faim.
Defrance à Aristide Briand, Le Caire, 19 mai 1916, cité in Arthur Beylerian, Les grandes puissances, l’empire ottoman et les Arméniens dans les archives françaises, 1914-1918, Paris, Publications de la Sorbonne, 1983.
Gibran Khalil Gibran, installé aux États-Unis, se fait l’écho de la rumeur en écrivant à Mary Haskell :
Mon peuple, le peuple du Mont-Liban se meurt d’une famine qui a été planifiée par le gouvernement turc. Quatre vingt mille personnes sont déjà décédées. Des milliers d’autres périssent tous les jours. Les mêmes événements qui se sont produits en Arménie sont en train de se passer en Syrie. Le Mont-Liban, étant un pays chrétien, est le pays qui souffre le plus.
Lettre à Mary Haskell, 26 mai 1916, in Gazi Fuad Braks, Jubran Khalil Jubran, Beyrouth, 1973.
Par ailleurs, les propos du patriarche Elias Hoyek affirmant à la conférence de la paix en octobre 1919 que la famine avait été « organisée par l’ennemi »4, allaient être confirmés par Edmond Rabbath en ces termes :
Une famine voulue, méthodiquement poursuivie, isola Beyrouth et le Liban, les deux régions les plus suspectes, du reste de la Syrie, décima un tiers de la population et dépeupla des villages entiers.
Edmond Rabbath, L’évolution politique de la Syrie sous le Mandat, Paris, 1928.
George Antonius n’hésite pas à impliquer Djemal Pacha, dont les intentions étaient malveillantes, ainsi : « (...) Il y a là un objectif délibéré inspiré par l’esprit de revanche (…) »5. Il est à noter que ce sont exclusivement des auteurs chrétiens, même s’ils ne sont pas toujours du même bord politique, qui ont accusé les Ottomans d’avoir planifié la famine, alors que ce furent généralement des auteurs d’autres communautés qui ont tenté, dès le départ, de disculper les Turcs ou d’atténuer leurs responsabilités.
Dans ses Mémoires6, Salim Ali Salam, notable sunnite de Beyrouth qui rapporte le climat de terreur sous Djemal Pacha, garde cependant un mutisme surprenant quant aux victimes de la famine alors que des centaines d’indigents faméliques avaient envahi les rues de cette ville en criant famine. De même, une autre personnalité beyrouthine, témoin oculaire des événements, ne s’attarde pas dans sa contribution tardive sur les souffrances des affamés, même si elle considère que la famine a été planifiée, et qu’elle nous rapporte les souvenirs pathétiques de son passage dans la montagne libanaise. En revanche, les exécutions publiques sont un sujet sur lequel l’auteur s’étend plus longuement.
Il est tout aussi intéressant de se pencher sur l’historiographie du Jabal Amil, région chiite et limitrophe du Mont-Liban. La majorité des auteurs de cette région, tout en relevant les horreurs de la famine générale, traite de ce problème comme d’un dégât résiduel ou collatéral. Les propos de Cheikh Ali Al-Zayn sont assez caractéristiques7 : s’il s’étend longuement sur le climat de conspiration, de délation et de terreur sous Djemal Pacha, il ne dit mot de la disette dans son ouvrage majeur sur la période en question. Ce n’est que dans un enregistrement tardif qu’il avouera que certaines personnes étaient mortes de faim dans son village de Jibshit.
C’est la version des événements de Sulayman Dahir8 qui est relativement la plus proche du discours chrétien. L’auteur prend la mesure de l’événement, s’apitoie sur les victimes de la disette et rend les autorités turques responsables de la misère pour avoir interdit la libre circulation des denrées. Il n’empêche que ni les sentiments ni les représentations collectives des chrétiens n’ont été partagés par leurs partenaires appartenant à d’autres communautés, pas plus qu’ils n’ont suscité l’intérêt ou l’adhésion des auteurs musulmans. Au Jabal Amil, le choléra, la conscription et les exécutions capitales sont tout aussi, sinon plus, dignes d’intérêt que la disette.
En revanche, toute une production littéraire atteste l’intérêt que les auteurs chrétiens ont porté, au lendemain de la guerre et même au-delà, à la question majeure de la famine. En témoignent des articles dans la presse, des monographies, des romans, des récits autobiographiques, des élégies, des représentations théâtrales, etc. Ce thème n’a pas trouvé d’écho, ou plutôt ne s’est pas développé, dans l’environnement musulman de l’après-guerre. Par conséquent, la famine en dehors du Mont-Liban n’a pas ce caractère de centralité que l’on retrouve dans les mentalités et les écrits émanant de chrétiens.
Les martyrs de la lutte commune
Ce désastre humain avait frappé majoritairement, sinon exclusivement, la population chrétienne du Mont-Liban ; il ne pouvait donc intéresser ou concerner au même degré les autres communautés confessionnelles du pays dans ses nouvelles frontières de 1920. Cette disette « ciblée » ne pouvait constituer un thème fédérateur entre toutes les confessions religieuses au même titre que les exécutions publiques qui avaient fait des victimes aussi bien dans les rangs chrétiens que dans les rangs musulmans. Le deuil des « deux cent mille » morts de faim allait, au mieux, devoir rester cantonné à la sphère privée.
Si le Mont-Liban avait perpétué son autonomie dans ses frontières de la mutasarifiya, la famine et ses victimes auraient probablement conquis une autre place dans la mémoire et l’idéologie officielles. Les martyrs n’auraient peut-être pas accaparé toute l’attention, et la question des victimes de la disette aurait été autrement traitée dans un Mont-Liban d’avant 1914, à forte majorité chrétienne. Cependant l’État du Grand Liban proclamé en 1920 se révélait plus large géographiquement, et englobait désormais des régions à forte représentation musulmane qui n’avaient pas une perception identique des mêmes événements. La catastrophe de la famine allait être évacuée de la mémoire collective pour rester une affaire personnelle. Dans les nouvelles frontières d’un pays élargi et face à la nouvelle donne, les chrétiens se devaient d’occulter le souvenir des « deux cent mille », pour commémorer avec leurs nouveaux partenaires musulmans le souvenir d’une lutte commune se concrétisant dans la célébration des martyrs.
Par la même occasion, l’opinion chrétienne, en lâchant du lest, allait éviter les dérives et certains dérapages possibles ; on pouvait craindre, de fait, que des accusations ne soient portées haut et fort contre l’islam ou les musulmans, les tenant pour responsables de la famine. L’amalgame pouvant être vite fait entre islam et Turcs et, par glissements successifs, tenir les musulmans pour responsables de la catastrophe. C’est ce qu’avait frôlé le père Antoun Yammine dans ses ouvrages9, en donnant les noms des accapareurs, des profiteurs et des collaborateurs dont certains appartenaient aux familles sunnites les plus en vue de Beyrouth. Ce même auteur, poussé par une vindicte compréhensible, n’avait d’ailleurs pas hésité à prendre pour cible des chrétiens, de la capitale comme de la montagne, qui avaient désormais pignon sur rue et qui tenaient le haut du pavé sous le mandat. Ne fallait-il pas plutôt éviter la discorde civile qui consistait à rouvrir les plaies en accablant les uns et les autres, en leur faisant des procès publics ou en les dénonçant à la presse ? Le discours sur la famine est un discours diviseur alors qu’on cherchait désespérément un thème intégrationniste. Boîte de Pandore ou bombe à retardement, la question de la disette devait être reléguée aux oubliettes et nul apprenti sorcier ne serait admis à jouer cette carte « sécessionniste ».
Sacrifiés une première fois par le jeu des blocus et le déchaînement des éléments, les « deux cent mille » allaient être sacrifiés une seconde fois sur l’autel de l’entente nationale et du dénominateur commun minimal qu’elle impliquait. En clair, pour légitimer le nouvel État du Grand Liban et pour resserrer les liens avec les nouveaux associés qu’étaient les musulmans, les chrétiens devaient faire, encore une fois, le deuil de leurs victimes quasi exclusives. Aussi, seul le gibet pouvait-il cimenter l’unité nationale ; et la famine devait être évacuée de la mémoire collective. Elle n’aurait donc pas son jour du souvenir. En revanche, la fête des martyrs, celle des patriotes musulmans et chrétiens, exécutés par l’ennemi ottoman, allait capter toute l’attention et constituer le point d’ancrage du nouvel édifice libanais. Au pathos diviseur des « deux cent mille », on avait préféré l’éthos liant des « quarante » martyrs. Cependant la journée des martyrs ne s’est pas faite en une seule fois ; elle a connu des vicissitudes et des avatars. Avant d’être la fête des « retrouvailles nationales », elle fut la fête de la désunion nationale par excellence.
Brève histoire de la fête des Martyrs
Sous le mandat français, il y avait deux journées ou fêtes (eid) des Martyrs : d’une part, la commémoration officielle qui avait lieu le 2 septembre, et d’autre part la fête populaire qui était célébrée le 6 mai. La cérémonie du 6 mai ne semblait concerner qu’une partie du pays, celle qui, grosso modo, était « unioniste », en clair celle qui était réservée, sinon hostile à la puissance mandataire, et qui récusait le fait accompli qu’était la proclamation d’un Grand Liban détaché de l’hinterland syrien. Beyrouth et Tripoli, à l’unisson avec les principales villes syriennes, ne manquaient pas de célébrer la fameuse journée à cette même date.
En 1922, le comité de commémoration du souvenir, qui s’était constitué en octobre 1918, avait sollicité des autorités que la journée du 6 mai soit consacrée fête officielle. Le haut-commissaire ne donna pas son accord. L’affaire ayant été portée devant la Chambre, ce fut au 2 septembre que la date fut fixée. Le journal Lisan al-Hal du 1er septembre 1924 ne manque pas de relever qu’en 1923, les autorités avaient commémoré le souvenir des martyrs le 2 septembre alors que la nation, à l’exception de certains parents des martyrs, avait boudé la cérémonie. Au même moment, une messe était célébrée en la cathédrale maronite St. Georges pour le repos des âmes des suppliciés. L’opposition entre les deux dates est significative, chaque partie ayant déjà choisi son camp : unionistes contre libanistes, le peuple à majorité sunnite de Beyrouth face à la puissance mandataire, autour de laquelle se retrouvait un courant majoritairement chrétien. Déjà l’abcès de fixation !
La première fête populaire se déroula le 6 mai 1925, autour de jeunes et d’étudiants qui s’étaient retrouvés sur la grand-place du Bourj. Les groupes représentés étaient en majorité des musulmans beyrouthins et plus généralement des unionistes ravis d’accueillir une délégation damascène. Certes, des chrétiens y participaient, mais le courant libaniste n’était pas de la partie. Il est clair que la manifestation était une protestation contre le régime du mandat.
Pendant plus de dix ans, les choses allaient se poursuivre de la sorte : deux journées parallèles, qui se défient et qui s’ignorent. Ainsi, à la cérémonie du 6 mai 1936, étaient présents une délégation de Damas et une autre du Liban-Sud, à côté de celles du collège des Maqased (institution sunnite), de la madrasah al-Ilmiyah al-islamiyya, des étudiants arabes de l’université américaine, de la kulliyyah al-islamiyya et d’autres institutions scolaires islamiques. Certes, des écoles arméniennes étaient représentées, ainsi que le parti de l’Unité libanaise aux côtés de certains parents des martyrs qui appartenaient aux diverses confessions religieuses. Il n’en reste pas moins cependant que les libanistes et les écoles catholiques boudaient l’événement. Le quotidien francophone l’Orient du 8 mai 1937 ne manque pas de relever : « Les orateurs syriens disaient des leurs qu’ils (les martyrs) sont morts pour l’Arabie (sic). Les Libanais se sont bornés à rendre hommage à ceux qui par leur mort ont jeté les bases de l’indépendance de leur pays ».
En 1937, changement d’atmosphère. Désormais, il n’y a plus qu’une seule fête des Martyrs ; la dichotomie est abolie. Le 6 mai est désormais une fête officielle et populaire. Cette décision est saluée par le journal Al-Bashir (6 et 7 mai 1937), organe des pères jésuites, qui s’en prend aux agitateurs et pêcheurs en eau trouble. Le 6 mai sera revêtu d’un faste particulier comme dans les années qui allaient suivre : le président de la République, le président du Conseil, les ministres, un représentant des autorités mandataires, l’armée, la police, la sonnerie aux morts… et des milliers de phalangistes défilent en « colonnes de compagnie », et sont salués par « d’immenses ovations ». Au cimetière des Sablons, Michel Zakour, ministre de l’intérieur, prononce ces paroles unificatrices : « Nos martyrs dorment côte à côte, pêle-mêle, chrétiens et musulmans. Chrétiens et musulmans sont unis dans la cérémonie du Souvenir. Puissent-ils demeurer toujours étroitement unis pour assurer l’existence, la grandeur, et la gloire de la Patrie commune ». C’est un avant-goût du Pacte national (al-mithaq al-watani) de 1943.
Le 6 mai 1938 est un remake de l’année précédente. On retrouvera, participant côte à côte, Les Najjadeh (« Les sauveurs », plutôt sunnites), les phalangistes (chrétiens sans complexe), le parti communiste Al-kashaf al-muslim, et — c’est une première — des étudiants de la faculté de droit de l’université Saint-Joseph. Le ton est donné, même si la presse n’est pas unanime dans l’appréciation de l’événement. Ainsi le journal Al-Nahar se félicite que depuis deux ans le gouvernement et le peuple commémorent simultanément le souvenir des martyrs, car, dit-il, « nous avons assez durement expié nos égarements durant les vingt années de l’après-guerre ». Sawt al-Ahrar cité in L’Orient, le 9 mai 1938, organe de presse unioniste, déplore que « de cette indépendance pour laquelle tant de jeunes hommes sont morts, nulle trace… Le sang a été versé en vain ». Un autre son de cloche dans Al-Bashir, organe libaniste bon teint, qui table sur l’unité : « Unis sous le même joug, confondus dans la même oppression, musulmans et chrétiens se reconnaissent frères dans la même infortune et compagnons dans la lutte commune pour l’affranchissement ».
Et nous arrivons au 6 mai 1944. Le pays a déjà fait son unité, à la suite des événements de novembre 1943 qui opposèrent les « indépendantistes » aux autorités françaises. Le président maronite Beshara Al-Khouri, le président du conseil sunnite Riad Al-Solh, les chiites, les Druzes, les Najjadeh et les Phalanges ont fait l’union sacrée ; tout le monde a sa place dans la commémoration. C’est « une journée de concorde libanaise, dans l’exaltation des énergies civiques »10. L’éditorialiste de L’Orient est on ne peut plus clair en affirmant : « les hommes dont on commémore le sacrifice (commun) nous appartenaient. Ils représentaient tout le Liban et tous les Libanais de toutes les classes et de toutes les religions du Liban. Quelques-uns ne les monopoliseraient pas sans un abus grossier… » Mais c’est le discours du président du Conseil Riad Al-Solh qui a, tant bien que mal, rallié l’opinion sunnite à l’idée d’un Liban indépendant dans ses frontières de 1920, qui définit l’idéologie de l’État libanais à venir. Pour lui, c’est une journée de sacrifice et d’union, les martyrs ayant eu la « prescience » d’un « Liban indépendant et souverain » ; et s’adressant à eux, de conclure : « Votre souvenir sera éternel au Liban comme dans tout pays arabe pour la liberté duquel vous êtes morts » (L’Orient, 7 mai 1944). Ainsi le fond du problème est escamoté, et par une habile formulation, on a évité pour un moment le choc de deux sensibilités au niveau national.
Le 6 mai 1960, le régime du général Fouad Chehab, voulant surmonter les effets de la crise de 1958 après les événements sanglants qui avaient opposé les pro-nassériens aux partisans du président sortant Camille Chamoun, inaugure en grande pompe le nouveau monument, place des Martyrs. Dans son allocution, le député Clovis Al-Khazin (maronite), fils de l’un des suppliciés, saluait le souvenir de ceux qui se sont sacrifiés pour la patrie, déclarant que le pays s’unissait derrière le nouveau président de la République pour mettre en œuvre le but qu’ils s’étaient fixé et pour lequel ils s’étaient sacrifiés. De son côté, Amine Al-Arayssi (sunnite) parlant au nom des familles des martyrs, déclarait que ces derniers avaient versé leur sang pour assurer l’unité nationale, et que désormais tous les Libanais se rassemblaient derrière le président Chehab. En somme, les « orateurs ont mis l’accent sur le noble sacrifice consenti par les Martyrs sans distinction de confessions religieuses, pour la gloire du Liban » (L’Orient, 7 mai 1960).
De fête qui divisait les Libanais, la fête des Martyrs est devenue par glissements successifs un événement qui les rassemble, ou du moins, qui tente de le faire. Une fête qu’on doit aux Ottomans : la légende dorée des martyrs s’est bâtie en contrepoint de la légende noire de Djemal Pacha.
Commémorer les martyrs exécutés par les Turcs et accabler Djemal Pacha pouvait cimenter une cohésion nationale, ne serait-ce que l’espace d’un jour. Cérémonies et allocutions, manuels scolaires et presse nationale, théâtre et cinéma allaient entretenir la flamme. Le Liban est un pays où le discours doit éviter de heurter les susceptibilités des diverses communautés religieuses, et où l’on évite certains sujets au nom de la coexistence nationale. Aussi l’intermède Djemal Pacha laissait-il le champ libre à tous les pourfendeurs de l’ère ottomane. Le pathos qui s’exprime le 6 mai n’est guère censuré par les autorités, vu le rôle rassembleur qu’il peut jouer. Pour une fois, se défouler et dire tout ce que l’on a sur le cœur n’est pas porteur de division. Au risque de passer pour cynique, on pourrait dire que si Djemal Pacha n’avait pas existé, il aurait fallu l’inventer.
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1NDLR. Nom de la « Grande Syrie », région historique correspondant grossièrement à la Syrie, la Jordanie, le Liban, la Palestine, plus certaines parties de l’Irak, le Sinaï et la province de Hatay en Turquie.
2Ibid.
3Djemal Pasha, Memories of a Turkish Statesman (1913-1919), Londres, 1922 ; p. 197-237.
4Elias Hoyek, « Les revendications du Liban, Mémoire de la délégation libanaise à la Conférence de Paris, Paris 25 octobre1919 », reproduit in Revue phénicienne, Noël 1919, p. 238-240.
5George Antonius, The Arab Awakening, Londres, 1946.
6Muzakarat Salim Ali Salam (1869-1938), Beyrouth, Hasan Hallaq ed., 1982.
7Ali al-Zayn, Min Awraqi, Beyrouth.
8Sulayman Dahir, Jabal Amil fil Harb al Kawniya, Beyrouth, 1986.
9Lire Lubnan fil Harb, tome 1-2, Beyrouth, 1919.
10Nabih Abi-Zeid, « L’unité dans le souvenir », L’Orient, 6 mai 1944.