Coupe du monde de football 2022 au Qatar

Golfe. Un système d’exploitation qu’il faut démanteler

La prochaine Coupe du monde de football organisée au Qatar à compter du 20 novembre 2022 place ce pays sous les projecteurs. Les conditions de vie souvent terribles des travailleurs expatriés sont fréquemment mobilisées pour appeler à un boycott de l’événement sportif. Si le Qatar se trouve pointé du doigt, le mérite de l’ouvrage de Sebastian Castelier et Quentin Müller est de montrer combien le traitement scandaleux des immigrés est consubstantiel à l’histoire de toutes les monarchies pétrolières dans le Golfe. En voici deux extraits.

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La kafala, socle de l’exploitation golfienne

Le Qatar est le seul pays du Golfe à avoir officiellement aboli le système de la kafala. Ses voisins n’ont pas encore osé s’attaquer à ce modèle. Mais cette décision place le Qatar face à un dilemme : comment contenter les grandes familles tribales conservatrices et attachées à leurs privilèges économiques tout en affichant aux yeux du monde un certain progressisme ? Alors, malgré l’abolition de ce lien entre kafeel et employés, certains mécanismes de contrôle sont toujours en place, permettant aux employeurs de garder la main.

Hiba Zayadin, chercheur sur les pays du Golfe à Human Rights Watch.

« La kafala est un système de gouvernance de la relation employeurs-employés qui lie le statut légal d’un travailleur étranger dans le pays hôte à un patron. Les entrées et sorties du territoire, le renouvellement du permis de séjour, la possibilité de quitter ou de changer d’emploi sont autant d’éléments de la vie du travailleur migrant qui sont entre les mains de son employeur. Celui-ci a ainsi un pouvoir quasi absolu sur ses salariés. Ce système existe dans les pays du Golfe, mais également en Jordanie ou au Liban par exemple, sous des formes différentes suivant les pays. La kafala n’est pas le seul problème inhérent aux marchés de l’emploi du Golfe, mais, quel que soit l’angle selon lequel vous choisissez de regarder la situation, la kafala est toujours au centre de l’écosystème dans lequel vivent et travaillent des millions de travailleurs migrants.

Quelles sont les implications de la kafala sur la vie d’un travailleur migrant ? D’abord, seul l’employeur dispose du pouvoir de renouveler le permis de séjour – et tous ne le font pas –, le travailleur étranger ne peut pas se rendre de lui-même au ministère du travail pour effectuer la démarche. Or un permis de résidence non renouvelé place le travailleur en situation d’illégalité, l’exposant au risque d’être arrêté et expulsé après avoir dû acquitter une amende pour dépassement de la validité du titre de séjour, même s’il n’est aucunement responsable de cette situation. Cela arrive souvent et ouvre la porte au travail forcé : des employeurs placent intentionnellement leurs employés dans l’illégalité pour les contraindre à se soumettre. Ensuite, les employeurs peuvent déclarer que leurs salariés sont en fuite. À nouveau, le travailleur se retrouve en situation d’illégalité et risque d’être arrêté et expulsé à tout moment. Ces accusations de « fuite » sont utilisées par les employeurs de plusieurs manières, la plupart du temps dans un esprit d’exploitation : pour punir ou exercer des représailles à l’encontre d’un salarié qui ferait valoir ses droits, par exemple. Aucun État du Golfe ne s’est vraiment emparé de ce sujet. Aucun de ces gouvernements n’a promis de retirer aux employeurs le droit d’accuser leurs employés de fuite.

Il faut replacer ces dynamiques dans la globalité de l’éco-système : les travailleurs migrants, forcés de payer des frais de recrutement exorbitants, arrivent dans le Golfe endettés. C’est un élément central des mécanismes qui permettent aux employeurs de faire glisser leurs salariés vers le travail forcé, sans que ceux-ci se rebellent. Leur dette est trop importante pour qu’ils prennent le risque d’être renvoyés au pays. Tant que cela perdure, les travailleurs demeurent esclaves des dettes contractées.

Les pays du Golfe ont longtemps bricolé avec la kafala, introduisant ici et là des réformes minimales, souvent superficielles, trop rarement structurelles, tout en promettant de protéger davantage les travailleurs. Mais ce que nous constatons est que, tant qu’une sorte d’outil de contrôle restera entre les mains des employeurs, les travailleurs continueront à être victimes d’exploitation et d’abus. C’est donc la kafala dans son ensemble qu’il faut démanteler pour venir à bout du déséquilibre de pouvoir qui existe dans les relations employeurs-employés. Au cours de la dernière décennie, plusieurs pays du Golfe ont annoncé avoir aboli la kafala partiellement ou même totalement : le Qatar, les Émirats arabes unis, le Bahreïn. « C’est fini », ont-ils dit avec audace. Nous avons entendu ces annonces maintes et maintes fois et pourtant nulle part la kafala n’a été véritablement démantelée. Pas même au Qatar où des changements significatifs ont pourtant été introduits.

De tous ces pays, le plus restrictif demeure l’Arabie saoudite. Tout d’abord, la mise en œuvre des réformes dans les pays du Golfe est trop souvent inefficace et les mécanismes de contrôle ne sont pas solides. Deuxièmement, si les réformes au Qatar et en Arabie saoudite prétendent abolir certains aspects de la kafala, d’autres “outils” demeurent à la disposition des employeurs pour extorquer, exploiter et contrôler les travailleurs migrants. Même au Qatar, un travailleur peut encore difficilement changer d’emploi ou quitter le pays. Il doit encore obtenir une permission préalable de son employeur. Cette interdiction ne frappe pas que les travailleurs les plus vulnérables, comme les ouvriers de la construction, les agents de sécurité, les balayeurs, ou les plombiers et les électriciens. Des employés à des postes qualifiés ou de direction sont également victimes de ce contrôle. Eux aussi ont des salaires réduits, en retard ou impayés. Pourtant, tous les pays du Golfe ont introduit ce qu’ils appellent des systèmes de protection des salaires, mais ils ne traitent que les symptômes, pas le mal à la racine, sans compter que la mise en pratique laisse à désirer : il est déjà trop tard quand ils entrent en vigueur, les vols de salaires1 ont déjà affecté les salariés.

Je pense que le démantèlement de la kafala doit être le point de départ de toute une série de réformes systémiques, car s’en débarrasser ne garantit pas la fin de l’exploitation des travailleurs étrangers. Les travailleurs migrants devraient avoir le droit de se syndiquer et de négocier collectivement, de faire grève... Autant de droits qui ne sont pas garantis aujourd’hui. La Coupe du monde 2022 est l’occasion de mettre un peu de lumière sur ces questions, surtout que les pays du Golfe s’observent beaucoup entre eux et ont un esprit de compétition. Dès que l’un fait un pas dans une direction, les autres suivent. Mais au final, ils ne font que répliquer les modèles imparfaits de leurs voisins et le quotidien des travailleurs étrangers ne change pas.

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Malcolm Bidali, l’ouvrier masqué du Qatar

Quand Malcolm Bidali était agent de sécurité au Qatar entre 2018 et 2021, il a commencé à écrire des articles qui décrivaient ses conditions de travail précaires. Après une arrestation musclée, largement médiatisée, et de longs jours de détention, il a pu rentrer au Kenya. Vêtu d’une veste en jean, avec des lunettes de soleil noires, il entre discrètement dans le café perché en haut d’une tour de la capitale kenyane où nous avons rendez-vous. Le jeune homme se remet doucement de ses émotions dans un pays où il reste relativement anonyme. Cet ancien agent de sécurité raconte un Qatar toujours aussi cruel et inhumain avec ses travailleurs venus d’Afrique et d’Asie. Son arrestation et la nature de ses interrogatoires révèlent une peur qatarie : celle de devoir faire face à l’émergence de syndicats de travailleurs ou de complots étrangers visant à déstabiliser les festivités autour de la Coupe du monde de football.

Malcom Bidali, 29 ans, kenyan, ancien agent de sécurité au Qatar, de retour au Kenya.

« Mon voisin au Kenya travaillait à Dubaï et, à l’époque, juste avant de partir, j’avais beaucoup de soucis personnels. Selon lui, je pourrais faire quelque chose de ma vie là-bas et gagner de l’argent facilement. J’ai décidé de suivre ses conseils. La raison de mon départ n’était pas financière. Je voulais juste quitter le Kenya et laisser mes problèmes derrière moi. Pourquoi le Qatar ? Le voyage en Europe est difficile et dangereux. J’aurais pu aller en Afrique du Sud, mais ce n’est pas une destination économique majeure ici. Le Golfe est bien plus populaire, car c’est une option de repli relativement facile si vous ne pouvez pas migrer ailleurs. Vous avez juste à vous rendre dans une agence de travail, à payer les frais de recrutement et de déplacement, et vous obtenez un emploi.

À notre arrivée au Qatar, dans la zone industrielle, on nous a montré nos dortoirs et l’employeur [l’entreprise de gardiennage Group Security System (GSS) Certis] a directement pris nos passeports en salle de briefing. Ils nous ont fait signer un papier disant qu’on acceptait de les leur remettre pour notre sécurité. Tu ne peux pas vraiment refuser : tu as quitté ton pays, tu viens ici pour une vie meilleure et gagner de l’argent. Si tu fais déjà des vagues, tout peut s’arrêter d’un coup.

Il s’est passé quelques jours avant que le travail commence. J’étais parti sans un sou et j’ai donc dû attendre pour avoir de quoi manger et boire. Je suis allé me coucher le ventre vide avec des maux de tête pendant trois jours. Heureusement, j’ai pu compter sur la générosité de mes colocataires de dortoir. Je me souviens d’un ami népalais qui préparait son repas et partageait ensuite sa ration avec moi. Je n’ai jamais oublié ce type. Je vivais donc dans la zone industrielle. Ce lieu n’est pas fait pour être habité, mais c’est là que le Qatar cache tous ses travailleurs. C’est lugubre et sale, très différent du reste du Qatar. On vous fait sentir que vous êtes dans un pays auquel vous n’appartenez pas. Les bâtiments sont ordinaires, recouverts de poussière de ciment. Il y a des déchets d’usine et du plastique usagé partout. Les climatiseurs ne sont jamais réparés. Les cuisines ne sont pas propres et grouillent de cafards. À cause de la surpopulation dans les camps, les lits sont infestés de punaises. Les matelas sont généralement recouverts d’un plastique pour les protéger, mais la nuit, sans climatisation, si vous dormez sur du plastique, la chaleur de votre corps ne s’évacue pas et vous transpirez beaucoup. C’est un dilemme, il faut choisir entre les punaises et la chaleur. J’avais écrit un billet à ce sujet et, pendant ma détention, je me souviens que, lors d’un interrogatoire, les policiers m’ont demandé : “Pourquoi avez-vous publié sur ce sujet ? Que voulez-vous ? Que les gens aient un matelas king size ? Que tous les travailleurs aient une villa ?”

Un jour, il y a eu un contrôle visant à vérifier la conformité de notre camp. Des inspecteurs de Msheireb Properties2 sont venus s’assurer que nos logements étaient habitables. Nos chambres n’étaient jamais fermées à clé. Nous n’étions d’ailleurs pas autorisés à avoir les clés. Les responsables du camp y sont allés en journée, quand nous étions au travail, pour déplacer nos effets personnels, nos valises et faire du rangement. Ils ont fait en sorte, pour chaque pièce, de rendre le tout présentable. Quand je suis revenu, j’ai retrouvé mes affaires abîmées. Msheireb Properties a jugé le logement conforme, sinon nous aurions été transférés ailleurs... C’est à ce moment précis que je me suis dit : c’en est trop. Ce soir-là, j’ai créé une adresse e-mail et j’ai écrit à plusieurs ministères qataris, énumérant tous les problèmes auxquels j’avais dû faire face depuis mon arrivée. Pas de réponse... C’était en décembre 2019. En janvier c2020, j’ai envoyé une lettre à la Qatar Foundation. Ils m’ont répondu de façon très formelle, puis la pandémie de la Covid-19 est arrivée.

Pendant cette période, la zone industrielle a été le seul endroit au Qatar à se retrouver confiné. C’était clairement pour séparer les travailleurs étrangers d’avec le reste du pays. Ils ont posté des policiers et des militaires aux abords pour faire respecter le confinement. Personne n’entrait, personne ne sortait. C’est la raison pour laquelle nos employeurs nous ont logés ailleurs, pour qu’on puisse continuer de travailler. Nos conditions de vie ne se sont pas améliorées pour autant, ça a empiré. Ils nous ont mis dans un complexe de lotissements, près du quartier d’Aspire, au centre-ouest de Doha... Chaque pièce était aménagée pour contenir le plus de lits possibles. Nous étions 54 personnes entassées dans une maison prévue pour une petite famille. Il n’y avait pas de meubles pour ranger nos affaires, rien, seulement un endroit pour cuisiner. Ce n’était pas légal du tout, mais nous n’avions pas le choix ! J’avais déjà écrit aux plus hautes autorités, mais pas de réponse... Avant la pandémie, j’allais à la bibliothèque quand je pouvais, pour ne pas m’abrutir avec un travail répétitif et machinal. J’y avais fait la rencontre d’un homme érudit. Je lui ai demandé s’il avait des contacts avec des journalistes. Je voulais parler de ma situation, être pris au sérieux. Il m’a mis en contact avec Vani Saraswathi, éditrice chez Migrant Rights. Je lui ai envoyé le journal que j’écrivais quotidiennement. Elle a trouvé ça intéressant. Elle m’a demandé d’écrire des articles sur des situations précises dont j’étais témoin.

Jusqu’à ce que je sois arrêté, personne ne savait que c’était moi qui rédigeais les articles. J’étais comme Batman, même si j’étais terrifié. Pourtant, je suis le genre de personne dont on n’imagine même pas qu’elle puisse être capable de formuler une phrase et encore moins d’écrire un paragraphe structuré, donc je pouvais passer inaperçu. Mon premier article a fait du bruit sur les réseaux sociaux. À tel point que, deux jours plus tard, nos chambres de l’époque sont passées de trois lits superposés à trois lits simples avec télévisions, tables de chevet et lampes.

Je pensais que, tant que je portais mon téléphone sur moi, que je ne partageais pas mes mots de passe, tout irait bien, les autorités qataries ne perceraient pas à jour mon identité. C’est du moins ce que je croyais...

1Terme employé par les ONG, regroupant les salaires impayés, en retard et incomplets.

2Msheireb Properties est une société immobilière filiale de la Qatar Foundation liée au pouvoir. Sur son site internet, l’entreprise affirme : « Notre mission est de changer la façon dont les gens perçoivent la vie urbaine et d’améliorer leur qualité de vie globale, grâce à des innovations qui encouragent l’interaction sociale, le respect de la culture et une plus grande attention à l’environnement. »

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