Tout a commencé sur TikTok et Instagram, les plateformes de sa génération, à laquelle on a attribué la lettre Z. Des bouts de clip, des paroles en trois langues, un look bien à lui. Quelques singles puis un premier EP intitulé « From Gaza with love ». Le titre dit les thèmes de prédilection du chanteur : la Palestine et l’amour. Le succès immédiat le propulse sur le devant de la scène. Le New York Times puis Le Monde lui offrent leurs colonnes pour un entretien. Et comme souvent lors des percées fulgurantes, les détracteurs s’en donnent à cœur joie. Pour qui se prend ce jeune homme de 23 ans, certes trilingue ? Qui représente-t-il ? Est-il vraiment palestinien ? A-t-il le droit de parler au nom de la Palestine ? Des questions qui reviennent sans cesse. Comme si l’identité palestinienne était inamovible, figée dans des clichés austères. Comme si s’en éloigner assignait les artistes à l’inauthenticité et à l’occidentalisation excessive. Cela en dit long de l’idée qu’on se fait de la Palestine, même chez ceux qui la défendent. Pour être palestinien, il faut rester dans le rang.
Parler de Gaza à la soirée GQ
Le rang, Saint Levant n’en est pas un grand adepte. Il aime les chemins de traverse et brouiller les pistes par des choix musicaux et vestimentaires audacieux qui ne peuvent être du goût de tous. Il a le keffieh fleuri, et la langue aussi. À vingt ans, il partage dans ses premiers morceaux le récit de ses conquêtes amoureuses un peu maladroitement. Mais il sait aussi rire de lui-même en confectionnant des rimes facétieuses. Dans son morceau « From Gaza with love », il propose par exemple au mannequin américain d’origine palestinienne Bella Hadid de porter son nom de famille, Abdelhamid.
En novembre 2023, le jeune artiste fait partie du palmarès des hommes et des femmes de l’année GQ 20231. Lorsqu’il se rend à Paris pour recevoir son prix, les organisateurs lui demandent explicitement de ne pas évoquer la Palestine. Mais le rappeur ne cède pas. Au pupitre, il parle de Gaza sous les bombes et de l’occupation israélienne « qui dure depuis 75 ans ». Visiblement ému, il égrène les prénoms de certains enfants tués, dont il aurait aimé raconter l’histoire. Il veut rappeler que les Palestiniennes et les Palestiniens ont « des visages, des prénoms, des vies ».
De la Palestine à l’Algérie, en passant par la Yougoslavie
Si le clip puise dans l’imaginaire de la résistance et de la contreculture, les motocyclistes sont un clin d’œil au clip de DJ Snake « Disco Maghreb », tourné en 2022 en Algérie. La culture algérienne est également présente dans le morceau à travers la mélodie chaâbi (musique populaire algéroise) qui donne un ton à la fois mélancolique et entrainant, avec un jeu de mandole et de derbouka renvoyant à l’autre identité de Saint Levant.
Sa mère, Maria Mohammedi, est en effet algéro-française et son père, Rachid Abdelhamid, palestino-serbe. Tous deux ont grandi en Algérie. En 1997, ils s’installent à Gaza où Maria, juriste de formation, travaille pour l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA). Ils y rejoignent les grands-parents paternels de Saint Levant. Son grand-père est originaire de Safad, au nord de la Palestine, dont il a été chassé autour de ses 8 ans, lors de la Nakba de 1948. Après s’être rendu seul en Syrie, il a obtenu une bourse d’études dans ce qui s’appelait encore à l’époque la Yougoslavie. Il y a rencontré son épouse, et le couple s’est installé dans les années 1960 en Algérie pour y travailler, lui comme ingénieur, elle en tant que médecin. Ils ont vécu là-bas jusqu’aux Accords d’Oslo, à la suite desquels ils ont rejoint l’Autorité palestinienne à Gaza. Son goût pour la musique, Saint Levant le tient probablement en partie de sa grand-mère maternelle qui enseignait cette matière au lycée français d’Alger.
Hommage à son enfance gazaouie
Probablement pour mettre fin aux spéculations sur ses appartenances, Saint Levant a choisi d’intituler Deira son nouvel album de même que son morceau titre, sorti le vendredi 23 février, évoquant son lien personnel avec ce lieu. « Deira » qui signifie en arabe palestinien le vieux quartier, la médina ou plus généralement le village, renvoie au nom que son père, Rachid Abdelhamid, architecte et entrepreneur culturel, a donné à un hôtel dont il a dessiné les plans en s’inspirant des techniques de construction du sud algérien. Situé à Al-Rimal, quartier résidentiel de la ville de Gaza, face à la mer, l’hôtel était encore récemment l’un des joyaux de la ville. Il a été entièrement détruit par les bombardements de l’armée israélienne ces derniers mois.
Né à Jérusalem, Saint Levant a passé les sept premières années de sa vie dans cet hôtel, avant que ses parents ne soient obligés de partir pour la Jordanie. C’est entre le camp de réfugiés d’Al-Chati et le quartier Al-Rimal à Gaza que s’est dessinée son appartenance et, comme il le dit sans métaphore, qu’a débuté sa vie. Avant le « triste l’exil » dont il parle dans son morceau.
Ainsi, la Palestine symbolise pour Saint Levant la mère patrie. C’est sur cette image que se construit le clip réalisé par Mattias Russo-Larsson. De la ville jusqu’aux montagnes, on suit de jeunes femmes et hommes à moto, qui rassemblent en chemin les composantes nécessaires à la confection d’une étoffe. À la fin du clip, la tenture recouvrira une figure féminine incarnant la mère et la Palestine. La posture digne de cette femme, qui fixe droit dans les yeux les spectateurs, évoque la persévérance, le soumoud, cité dans le poème de la jeune actrice et autrice Saja Kilani, dont la voix ouvre le morceau. Le récit en images de la confection de l’étoffe est entrecoupé de séquences où l’on voit Saint Levant en compagnie de son invité sur ce morceau : le jeune rappeur MC Abdul. Entourés d’enfants, les deux artistes chantent leurs couplets, l’un en arabe (mélange de palestinien et d’algérien), l’autre en anglais. La voix de Saint Levant qui a gagné en maîtrise et en maturité s’allie parfaitement à celle du jeune rappeur gazaoui de 15 ans, fraîchement installé à Los Angeles, qui lui aussi affirme son appartenance palestinienne avec la seule, mais néanmoins percutante, phrase prononcée en arabe : « Rien n’égale la Palestine ».
Mécène pour les créateurs palestiniens
Héritier de cette histoire familiale, Saint Levant n’est pas seulement un chanteur trilingue aux multiples nationalités, désormais établi à Los Angeles. En se contentant de gloser sur son multilinguisme, on ne voit dans son nom de scène qu’une maladresse orientaliste, et non un détournement facétieux du nom du couturier Yves Saint Laurent. C’est pourtant là une stratégie de réappropriation fréquente dans le hip-hop. En se perdant dans des débats stériles sur l’authenticité de ses appartenances, on passe à côté du parcours musical et politique de ce jeune artiste qui ne craint pas de faire entendre ses convictions.
L’album Deira, dont la sortie est prévue en avril, marque une étape importante de sa carrière. L’opus contient huit morceaux qui sont autant d’odes à la Palestine et à l’amour. À travers eux, Saint Levant évoque ses déceptions de manière touchante, rend hommage à ses proches et aux lieux qui l’ont marqué et construit. Pour l’occasion, il a signé avec SALXCO, le label de l’artiste canadien The Weeknd, mais a préservé une grande indépendance dans ses choix artistiques. Saint Levant réfléchit à la création de sa propre marque et a lancé l’initiative « 2048 Fellowship » pour le financement de projets d’artistes et de créateurs palestiniens qui ont à cœur d’exprimer, tout comme lui, leurs convictions politiques et leurs rêves d’une Palestine libre.
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1NDLR. Classement du magazine américain de mode et de culture GQ, dont la version française existe depuis 2008.