Égypte, une stratégie d’élimination des Frères musulmans

Depuis la chute du président Hosni Moubarak, les Frères musulmans et l’armée ont été quelquefois alliés, mais le plus souvent en opposition. Soutenus par la plupart des partis d’opposition et par des millions d’Égyptiens, les militaires semblent avoir décidé depuis le 30 juin d’en finir avec leurs rivaux.

Dessin sur un mur, près de la place Tahrir, au Caire, au moment de l’élection présidentielle de 2012.
Warda Mohamed, 29 mai 2012.

« Nous sommes 90 millions d’Égyptiens et il n’y a que 3 millions de Frères musulmans. Il nous faut six mois pour les liquider ou les emprisonner tous. Ce n’est pas un problème, nous l’avons déjà fait dans les années 1990. » Cette stratégie a été expliquée par le général de police Amr, lors d’une interview donnée au Monde1.

Le 1er juillet dernier, l’armée, qui avait engagé un bras de fer avec le premier président civil démocratiquement élu dès sa victoire le 24 juin 2012, lui a lancé un ultimatum, rejeté par le chef de l’État qui brandissait sa légitimité en étendard. Les militaires ont alors repris le pouvoir, soutenus par des millions d’Égyptiens, prêts à tout pour se débarrasser de Mohamed Morsi et des Frères musulmans2. L’armée s’est présentée comme la voix de la raison et a affiché des objectifs clairs : répondre aux attentes de la population, rétablir la sécurité et combattre le terrorisme – terme désignant non seulement les groupes djihadistes, mais aussi les Frères et leurs affiliés modérés comme le parti Al-Wasat.

Défiance et haine latente

Parmi les nombreuses rumeurs qui circulaient au Caire juste après l’élection de Morsi, l’une d’elle affirmait qu’il ne resterait pas au pouvoir plus d’un an — son mandat était de quatre ans. On murmurait que sa présidence serait sabotée par l’armée et les proches de Moubarak, de telle manière que la population serait amenée à souhaiter le retour de l’armée — et même celui de Gamal Moubarak. Après les élections législatives de 2011 qui ont vu les Frères gagner près de la moitié des sièges au parlement, la défiance à leur égard et à celui du président issu de la confrérie n’a cessé d’augmenter, pour aboutir à une haine féroce, y compris chez des Égyptiens qui avaient voté pour le candidat Morsi. « La seule chose qu’il ait en commun avec le prophète Mohammed, c’est sa barbe », s’indigne Magdy, comptable au Caire, qui lui reproche d’instrumentaliser l’islam et dénonce sa mauvaise gestion du pouvoir. Magdy tient celui pour qui il avait voté aux législatives et à la présidentielle pour responsable du désordre et des manifestations organisées chaque vendredi.

Le gouvernement d’Hicham Qandil, non membre de la confrérie, et les Frères sont vite accusés d’incompétence. La preuve ? Les coupures d’électricité quasi quotidiennes (déjà fréquentes durant la transition, elles ont miraculeusement cessé dès la destitution de Morsi puis ont recommencé), les files d’attente interminables aux stations d’essence dues à la pénurie d’essence et de gaz (qui ont elles aussi disparu dès le 4 juillet), la hausse des prix, des décisions politiques impopulaires. Le 22 novembre 2012, le président émet une déclaration constitutionnelle élargissant considérablement ses pouvoirs et limoge le procureur général du pays. Mohamed El-Baradei réagit : « Mohamed Morsi s’est proclamé nouveau pharaon d’Égypte. » Ainsi, avec d’autres opposants, il fonde le Front du salut national pour faire barrage au président. Le bilan de Morsi est entaché d’erreurs : politique économique libérale, tentative de contrôler les syndicats et de s’accommoder avec l’État profond plutôt que le combattre. On lui reproche aussi de placer ses alliés à des postes stratégiques et de s’arroger tous les pouvoirs, alors que, en réalité, l’État profond — l’armée, la police, la justice, les soutiens de l’ancien président dans tout l’appareil d’État — refuse de se plier à son autorité. « L’islam c’est la solution, mais les Frères sont le problème », affirmait en mai 2013 une professeure de français cairote, détournant avec ironie le slogan des Frères.

C’est dans ce contexte que l’armée a pu reprendre le pouvoir, malgré le lourd bilan du passage officiel de l’armée aux affaires en 2011 et 20123. Le général Abdel Fattah al-Sissi, nommé ministre par Morsi, l’assure : après la réécriture de la Constitution, des élections législatives puis un scrutin présidentiel seront organisés, la paix règnera dans une Égypte dont l’économie aura été relancée et l’armée s’effacera face à la volonté populaire. Pourtant, malgré ce discours rassembleur repris par certains ministres, les autorités de fait, l’armée et la police, font preuve d’une volonté implacable de faire disparaître les Frères et leurs partisans du tableau.

Éradiquer la première force politique du pays

Depuis la destitution du président Morsi il y a près de trois mois, les Frères musulmans, les Sœurs, les partisans de la confrérie et les personnes soupçonnées d’y appartenir sont la cible des autorités. Et de certains de leurs compatriotes. Porter une barbe est devenu dangereux, comme être un commerçant sympathisant des Frères ou revêtir un niqab (le niqab est peu répandu chez les Sœurs)4. La polarisation qui touche le pays atteint son paroxysme, même si on sait peu ce qui se passe en dehors de la capitale et des grandes villes du pays. Il faut choisir son camp, et cela n’est pas sans rappeler les propos du président Georges W. Bush après le 11 septembre, en substance : « Qui n’est pas avec nous est avec les terroristes. » Discours qui a légitimé toutes les actions menées au nom de la sécurité.

Un bandeau « l’Égypte lutte contre le terrorisme » apparaît sur les écrans de plusieurs chaînes durant près de trois mois, renforçant les propos du gouvernement transitoire, de l’armée et de certains médias. Ces terroristes veulent vendre l’Égypte au plus offrant. Deux jours après la fin de l’ultimatum du 1er juillet, des centaines de mandats d’arrêts sont lancés, visant des cadres de la confrérie. Le soir-même et le lendemain, des chaînes de télévision étiquetées pro-Frères sont suspendues, leurs directeurs et au moins vingt-cinq journalistes sont arrêtés, parmi lesquels certains sont détenus. Au total, huit chaînes disparaissent des écrans. Cette répression s’étend vite à des figures de la révolution, tels le blogueur Alaa Abdel Fattah ou l’avocat Haitham Mohamedein5.

Dès le 30 juin, des partisans de Morsi et de la démocratie parlent d’un « coup d’État » et installent des sit-in. Au Caire, l’attaque contre des manifestants devant la garde républicaine marque le début d’une répression d’une rare violence, avant le démantèlement du sit-in d’Al Nahda et surtout le massacre de Rabea al-Adawiya le 14 août dernier, épisode le plus sanglant depuis le début de la révolution du 25 janvier, note Amnesty International — qui condamne dans le même temps l’usage par les Frères de la violence, l’arrestation par leur milice d’opposants et la torture pratiquée. Le nombre exact de victimes n’est pas connu : les autorités ont stoppé le décompte après plusieurs centaines de morts. Heba Morayef, de Human Rights Watch Égypte, cite le premier ministre Beblawy qui « s’attendait à plus de morts » : le nombre « est proche de mille ». « Le recours rapide et massif par les forces de sécurité à la force létale a conduit au pire homicide de masse de l’histoire moderne de l’Égypte », pointe l’ONG6.

Il y aura un avant et un après Rabea al-Adaweya pour les Frères. Comme il y a eu un avant et un après 5 décembre 2012 pour Morsi. Après avoir affirmé le garder dans un endroit secret pour « assurer sa protection », l’armée a prévenu : le président déposé sera jugé pour « complicité de meurtre et de torture » sur des manifestants protestant devant le palais présidentiel le 5 décembre dernier. Mohamed Badie, le guide suprême des Frères musulmans est lui aussi placé en détention pour « incitation au meurtre », tout comme ses deux adjoints, dont le tout-puissant Khairat Al-Chater. Ils seront jugés par des tribunaux militaires, l’état d’urgence et la Constitution le permettent. Cinquante-deux Frères ont déjà été condamnés à des peines de prison, dont la prison à vie7. La confrérie et son parti sont donc décapités. En revanche, le parti salafiste Al-Nour (qui avait obtenu un quart des sièges aux législatives) est épargné car il a soutenu la destitution de Morsi : il s’est retrouvé en posture d’arbitre et pourrait tirer son épingle du jeu, en tant que seul représentant de l’islam politique.

Museler toute opposition

Pour l’heure, au moins deux mille membres et cadres du bureau de la guidance des Frères musulmans ont été arrêtés. Leurs avoirs, gelés. Les activités de la confrérie sont interdites : la confrérie a été dissoute, mais le gouvernement a suspendu la décision de justice qui pourrait se répercuter sur le Parti de la justice et de la liberté, vitrine politique du mouvement. Et sur le terrain, où il est très actif auprès des populations les plus pauvres. Au moins huit hôpitaux et dix écoles ont été perquisitionnés. Leurs équipements confisqués, leurs dirigeants, des professeurs et des employés de ménage, arrêtés, tandis que des campagnes de boycott de commerces ou marques présentées comme appartenant à des Frères sont en cours8

On assiste à une volonté d’éradiquer le parti le mieux organisé d’Égypte. L’État profond agit comme si les Frères musulmans n’étaient pas Égyptiens. Comme s’ils n’avaient aucune légitimité, bien qu’ils soient sortis grands vainqueurs des législatives de 2011 et que leur candidat soit devenu président en arrivant en tête du premier tour avec 5 764 952 voix, puis 13 230 131 au second. L’armée et les partis qui dénonçaient l’incapacité de Morsi à travailler avec l’opposition semblent ne pas réussir à sortir d’une logique d’opposition. Le gouvernement transitoire tempère : il a joué la carte de l’ouverture et a proposé aux Frères de rejoindre le Comité des cinquante chargé de réécrire la Constitution rédigée et votée durant la présidence Morsi. Tous ont refusé, pointant la répression, blâmant le nouveau gouvernement pour avoir bafoué la légitimité du président démocratiquement élu et saboté des négociations chapeautées par l’Union européenne9.

Lors de son dernier discours, Mohamed Morsi avait insisté sur sa légitimité. Il ne voulait pas quitter le pouvoir, conscient de ce que cela impliquait pour lui et les partisans de la confrérie, dans le passé persécutée, instrumentalisée ou tolérée. Ceux qui dénoncent la violence et les représailles, comme Mohamed El-Baradei, sont accusés d’être « traîtres à la Nation », ou d’appartenir à la cinquième colonne. Et alors que les Frères sont passés à nouveau dans la clandestinité, une pétition réclame que le général Al-Sissi se présente à la prochaine présidentielle. La division de la société semble être à son comble et une radicalisation d’une partie des islamistes n’est pas à exclure.

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