Moaz et Nawraz se sont éteints. L’évacuation de ces frères siamois nés près de Damas le 23 juillet 2016 dans un quartier assiégé par le régime avait suscité l’espoir — une fois n’est pas coutume — de leur évacuation vers l’étranger, où de nombreux pays avaient proposé de réaliser l’opération nécessaire à leur survie. En effet, grâce à une campagne médiatique, le transfert des jumeaux de Douma vers la capitale avait finalement été arraché le 12 août aux autorités syriennes. Mais pas leur sortie du pays. Moaz et Nawraz sont décédés à Damas le 24 août.
« Pendant tout ce temps, on a contacté plusieurs fois l’ONU à Damas, mais on n’a jamais eu aucune réponse », dénonce Mohammad Katoub, de l’Association médicale syro-américaine (Syrian American medical society, SAMS), qui soutient plusieurs infrastructures médicales en Syrie. « L’OMS nous a dit qu’elle ne pouvait rien faire : il fallait nous adresser au Croissant-Rouge arabe syrien ». Or, le Syrian Arab Red Crescent — SARC —, partenaire de l’ONU, a été mandaté par le gouvernement syrien pour la coordination des programmes humanitaires, ce qui soulève de grands doutes quant à son indépendance.
Alors que la Syrie s’enfonce dans une interminable spirale de violence, les accusations faisant des agences onusiennes1 à Damas des organisations passives, voire complices du régime syrien, se multiplient.
Une présence vraiment très discrète
Le 26 août dernier, les 4 000 habitants de Daraya (sud de Damas), ville assiégée depuis 2012, ont été évacués. Les civils ont été transférés dans une localité sous contrôle du gouvernement, les rebelles ont pu rejoindre Idlib, à 300 kilomètres au nord-ouest de la Syrie. Depuis quatre ans, jamais le conseil local ni les groupes rebelles de la ville n’avaient accepté de conclure une trêve avec les autorités syriennes, qui refusaient leur condition sine qua non : la libération des habitants de Daraya détenus dans les geôles du régime. Ils ont cependant fini par accepter d’être évacués, sans obtenir la moindre concession en retour. Les négociations ont eu lieu entre le gouvernement, le conseil local et deux groupes rebelles de Daraya. Les Nations unies n’ont pas du tout fait partie du processus. « On s’est fait bombarder sans interruption, et jamais le régime n’a respecté la résolution 2139 de l’ONU qui lui demande de rendre possible l’aide humanitaire aux zones assiégées », détaille Raed Abou Jamal, commandant de la Brigade des martyrs de l’islam, qui a participé aux pourparlers. « On a compris que la communauté internationale et l’ONU seraient incapables de nous aider, donc on a négocié directement avec le régime ».
Le jour de l’évacuation, l’envoyé spécial de la Syrie Staffan de Mistura déclarait n’avoir été mis au courant de l’opération que la veille. « Il est impératif que les habitants de Daraya soient protégés en cas d’évacuation, et que celle-ci soit volontaire », a-t-il ajouté. L’explication n’a pas convaincu. « Toutes les organisations intervenant en Syrie savaient que des négociations étaient en cours entre le régime et Daraya, comment n’aurait-il pas été averti par les bureaux de l’ONU à Damas ? », s’insurge Wissam Al-Hamaoui, directeur de la plateforme des organisations de la société civile syrienne. « C’est pourquoi nous demandons qu’une enquête soit réalisée sur le travail de l’ONU à Damas, car il est anormal que les agences soient si passives et qu’elles n’utilisent aucun levier pour tenter de peser sur la situation ».
Ce reproche récurrent est en particulier adressé au Bureau de la coordination des affaires humanitaires (OCHA). L’un des principaux problèmes est la marge de manœuvre laissée aux autorités syriennes dans la classification des villes et la priorisation des besoins. « Personne au sein du bureau de l’OCHA à Damas ne s’oppose aux exigences du régime syrien », affirme un employé de l’agence qui a requis l’anonymat. Selon lui, l’OCHA a ainsi attendu que les cas de famine à Madaya soient médiatisés, début janvier 2016, pour placer la ville sur la liste des villes assiégées, alors qu’elle l’était dans les faits depuis plusieurs mois. Alep-Est, assiégée depuis mi-juillet 2016, n’a été ajoutée à la liste que début octobre. « Je fais beaucoup plus confiance à la liste établie par Siege Watch, organisation qui a une manière de définir les villes en état de siège beaucoup plus large, mais exhaustive », précise cet employé. Selon l’organisation, trente-quatre villes sont assiégées par le régime syrien, deux par des groupes rebelles et trois conjointement par le régime, des rebelles et l’Organisation de l’État islamique (OEI). Soit le double du chiffre de l’ONU, qui en dénombre dix-huit. Alors que Siege Watch considère que plus d’un million d’individus sont assiégés, les Nations unies en comptent 590 900.
Les conséquences de cette docilité sont grandes. « Dans les faits, qu’une ville soit considérée par l’ONU comme assiégée ou non ne change pas grand-chose parce que c’est toujours le régime qui a le dernier mot en autorisant ou interdisant des convois de l’ONU à s’y rendre », poursuit-il. « Cependant si la ville est assiégée, c’est important de le dire officiellement, afin d’être clair sur les agissements des acteurs de cette guerre et d’avoir au moins une activité de plaidoyer efficace à l’étranger ».
Difficile en effet, à la lecture des rapports des Nations unies, de savoir qui fait quoi sur le terrain. Les textes officiels sont toujours très discrets sur l’implication du régime syrien. Exemple parmi tant d’autres, dans un rapport du Conseil de sécurité publié en septembre 2016, si l’ONU comptabilise les équipements médicaux retirés de trois différents convois se rendant dans des quartiers assiégés par le régime syrien (Al-Waer, Rastan et Tadlu), jamais il n’est précisé qui est à l’origine de ces confiscations. Jens Laerke, porte-parole de l’OCHA, se borne à affirmer que la question des équipements enlevés des convois est un « détail opérationnel » abordé dans d’autres déclarations officielles des Nations unies. Difficile ainsi d’incriminer le régime quand l’organisation internationale ne confirme pas l’identité de l’auteur des exactions.
Censure et chiffres trompeurs
En juin dernier, un rapport publié par le think tank The Syria Campaign sur le manque d’impartialité et de neutralité de l’ONU en Syrie a justement accusé l’organisation internationale de publier des chiffres trompeurs sur ses actions. Les Nations unies se targuent en effet d’atteindre de nombreuses zones difficiles d’accès ou assiégées, sans préciser si cette aide est suffisante. « Accéder à un million de personnes ne signifie pas qu’elles ont reçu l’assistance dont elles ont besoin », souligne le rapport. « Par exemple, une mise à jour de l’OCHA publiée en mai 2016 rapporte que 255 250 personnes ont été atteintes dans les zones assiégées depuis le début de l’année 2016. Il y a parmi elles des individus qui n’ont été atteints qu’une fois. Si une famille de cinq personnes a reçu un panier de nourriture pour trois semaines en janvier, tous ses membres vont être comptés parmi les 255 250 personnes (…) L’ONU compte le nombre de colis ou de fournitures envoyés pour savoir combien de personnes sont bénéficiaires. Cela ne signifie pourtant pas que les colis ont été délivrés aux bonnes personnes ».
Le 8 septembre dernier, soixante-treize ONG syriennes ont ainsi annoncé la suspension de leur coopération avec l’ONU pour la récolte d’informations dans le cadre de « l’approche » Whole of Syria (WoS) de l’OCHA2. Il existe, disent-elles, une « manipulation de l’aide humanitaire par les intérêts politiques du gouvernement syrien ». En laissant faire, l’ONU se rend selon elles complice de ce chantage.
C’est avant tout la perspective de voir le Plan de réponse humanitaire pour l’année 2017 de nouveau tronqué qui a motivé la décision de ces ONG. Le document, publié annuellement par l’OCHA, répertorie les besoins de la population syrienne afin qu’une stratégie soit établie pour y répondre. « Les ONG syriennes ont envoyé leur version du Plan de réponse humanitaire à l’OCHA en mars 2015 », explique Mazen Kerawa, directeur de SAMS, signataire de la lettre. « En novembre 2015 on nous a donné la version finale, dans laquelle de nombreux points avaient tout simplement été supprimés ! » Effectivement, entre la version envoyée à l’ONU en 2016 et l’officielle, des différences criantes existent. La mention des quartiers assiégés a entre autres disparu du document, remplacée par celle de « zones difficiles d’accès ». Pourtant, la classification de l’ONU différencie clairement ces deux types de zones.
« La référence aux personnels humanitaires emprisonnés a aussi été supprimée », accuse Kawara, qui estime révoltant que le régime soit autorisé à retirer toutes les données concernant ses propres violations. « C’est d’autant plus grave que le document définit toute la réponse humanitaire apportée à la crise syrienne », souligne-t-il. « Tous les donneurs le reçoivent et décident de leurs actions en fonction de ce qui est écrit ». Le porte-parole de l’OCHA Jens Laerke affirme de son côté que « d’autres partenaires ont bien sûr été consultés. La version finale du document reflète la somme de tous les commentaires ».
Sous contrôle du régime
« J’ai assisté à une réunion où Kevin Kennedy, coordinateur régional humanitaire d’OCHA en Syrie, a clairement admis que l’ONU avait accepté les changements voulus par le régime syrien, mais nous a dit que cela n’aurait aucune conséquence sur le budget de l’ONU ou des donneurs alloué aux ONG travaillant dans le nord de la Syrie », témoigne un employé de l’OCHA. S’il est vrai que les conséquences de ces modifications sont plus limitées dans cette partie du pays que l’ONU peut rejoindre via le territoire turc, il en va différemment en banlieue de Damas. La quasi-totalité des villes assiégées par le régime s’y trouve ; les convois humanitaires ne peuvent y accéder qu’en obtenant l’autorisation du régime. Depuis le début du conflit, ce dernier bloque quasi systématiquement leur approvisionnement.
Cette complaisance de l’ONU envers le régime syrien a aussi été soulevée par The Guardian. Le 29 août, le quotidien britannique a rendu publiques les sommes versées par l’ONU à des associations syriennes partenaires, dont beaucoup appartiennent aux proches de Bachar Al-Assad. Selon le journal, deux agences des Nations unies ont ainsi donné 8,5 millions d’euros à l’association Syria Trust Charity, dont la présidente n’est autre qu’Asma Al-Assad, épouse du président syrien. Treize millions de dollars ont également été versés au gouvernement syrien pour dynamiser son agriculture, alors même que l’Union européenne avait interdit le commerce avec les départements syriens du secteur, n’ayant aucune certitude que cet argent soit dépensé à bon escient. L’ONU a objecté qu’elle ne pouvait travailler qu’avec un nombre très restreint de partenaires autorisés par le président Assad.
De juin à septembre 2015 et de janvier à avril 2016, 96 % de l’aide alimentaire délivrée par l’ONU en Syrie l’a en effet été dans les zones contrôlées par le gouvernement. En 2015, moins de 1 % de l’aide alimentaire a été délivrée en zone assiégée. Selon le rapport mensuel de l’ONU publié le 16 septembre, les Nations unies ont apporté un soutien alimentaire à 4,19 millions d’individus, dont seulement 5 % se trouvent dans des zones assiégées et difficile d’accès.
L’ONU aurait pu faire pression sur le régime en conditionnant l’aide alimentaire en zone gouvernementale à un meilleur accès aux zones rebelles. Or durant les trois premières années du conflit, les Nations unies sont passées par Damas, refusant d’utiliser les frontières turques et jordaniennes alors que nombre de civils dans le besoin se trouvent dans les zones rebelles. En cause, les menaces du régime, qui avait prévu d’expulser de Damas toute agence participant à des opérations transfrontalières.
Des politiques non coordonnées
Comment faire pour tenir tête au régime syrien, quand celui-ci n’a pas hésité à bombarder à plusieurs reprises des convois humanitaires ? Le 19 septembre dernier, un convoi du SARC a été frappé alors qu’il se dirigeait vers Alep-Est où 300 000 personnes sont assiégées depuis le 17 juillet dernier. Dix-huit des 31 camions qui le constituaient ont été complètement détruits, et douze employés du SARC sont morts. Si la Syrie et la Russie ont nié être les auteurs de cette attaque, ils sont les seuls acteurs du conflit syrien à disposer d’une force de frappe aérienne. À de nombreuses reprises, l’opposition a accusé le régime d’avoir attaqué d’autres convois, comme à Daraya le 13 mai ou à Douma le 25 mai.
Roger Hearn, ancien directeur de l’UNRWA à Damas, convient que l’ONU a une marge de manœuvre limitée ; néanmoins, « certaines choses auraient pu être faites pour que le rapport de force entre le régime syrien et l’ONU soit en faveur de ce dernier ». Le problème résiderait avant tout dans le manque de coordination et d’harmonisation des politiques entre les différentes agences à Damas. « Certaines se sont montrées plutôt complaisantes, car elles avaient peur de se faire expulser, d’autres non ; il est donc difficile de faire bloc et d’obtenir des concessions », dit-il. « Peut-être que le régime ne se souciait pas de renvoyer l’Unicef seule par exemple, mais il n’aurait pu se débarrasser de l’ensemble des agences de l’ONU, quand on voit que certains projets du PAM représentent des millions de dollars ».
La conséquence, selon Hearn, est que l’ONU est très lente à intervenir dans les zones qui ne sont pas contrôlées par le régime et où les besoins sont grands. « En 2013 et 2014, l’ONU a mis énormément de temps avant de prendre la décision d’agir contre l’épidémie de poliomyélite car le gouvernement ne voulait pas qu’elle intervienne dans les zones contrôlées par l’opposition ». Pour lui, « il est extrêmement problématique que l’ONU perde le contrôle sur le processus visant à définir les besoins humanitaires et à y répondre, car il permet au régime d’en faire une arme contre les villes assiégées ».
De plus, si des résolutions ont été prises par le Conseil de sécurité pour permettre une meilleure distribution de l’aide humanitaire en Syrie, rien dans le fonctionnement des Nations unies n’oblige les agences à les appliquer. « Il faut arrêter de penser que l’ONU est une organisation homogène », prévient Roger Persichino, consultant et ancien dirigeant d’une organisation humanitaire. « En 2014, une fois la résolution concernant les opérations humanitaires transfrontalières adoptée par le Conseil de sécurité, il y a eu une grande tension entre le UNHCR et l’OCHA », explique-t-il. « Cette dernière agence voulait accéder aux zones rebelles depuis les zones contrôlées par le gouvernement syrien, alors que le HCR était pour mettre en œuvre des opérations humanitaires transfrontalières ».
Miroir du rapport de force international
En outre, face à un État, l’ONU n’a pas une si grande marge de manœuvre. Elle est clairement depuis ses débuts une organisation dont l’aide humanitaire est au service du politique. Fondée en 1943, l’Administration des Nations unies pour le secours et la reconstruction (United Nations Relief and Rehabilitation Administration, Unrra), intégrée au Nations unies lors de leur création en 1945, a ainsi été mise en place pour venir en aide aux zones reconquises par les Alliés durant la seconde guerre mondiale. Si la fin de la guerre froide a vu le retour à une vie internationale dépolarisée dans laquelle l’aide humanitaire s’est quelque peu affranchie des rapports politiques, ce n’était qu’une parenthèse. « De 1991 à 2000 environ, il y a eu la volonté de faire de l’ONU un fournisseur d’aide d’urgence. Les Casques bleus et l’OCHA ont été créés, avec le recul on voit que cela a été en partie un fiasco : en Bosnie-Herzégovine ce n’est qu’après l’expulsion des Bosniaques que les accords de Dayton ont été signés, au Rwanda le génocide s’est déroulé devant le regard médusé des Casques bleus dont l’effectif avait été réduit de 90 % au moment où il aurait fallu l’augmenter... », explique Rony Brauman, ancien président de Médecin sans Frontière (MSF).
« L’ONU n’a jamais rien fait d’autre que d’accompagner les accords déjà existants, c’est une fois que la paix est signée qu’elle peut jouer un rôle utile », ajoute-t-il. « Il y a quelque naïveté à considérer qu’elle est plus qu’un rassemblement d’États. Ce n’est pas l’ONU qu’il faut incriminer, mais les acteurs de la crise syrienne : Iran, Arabie saoudite, Turquie, Russie, Syrie, États-Unis... Ce sont eux qui doivent se mettre d’accord sur un processus de paix que l’ONU pourra accompagner ».
Les résolutions prises en matière d’aide humanitaire par le Conseil de sécurité sont dans ce contexte également très politisées, interprétées et mises en application de manière différente en fonction du rapport de force en présence. Faute d’une solution politique et d’un engagement ferme des États-Unis sur le dossier syrien, les multiples résolutions prises sur l’accès humanitaire ([résolutions 2139, 2165) ou l’interdiction de l’utilisation d’armes chimiques (résolutions 2118, 2209) n’ont jamais déclenché de réaction ferme de la part des alliés de l’opposition syrienne, malgré leurs violations répétées.
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1Ces organisations sont au nombre de dix : Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR), Organisation mondiale de la santé (OMS), Programme alimentaire mondial (PAM), Bureau de la coordination des affaires humanitaires (OCHA), Agence des Nations unies pour le secours et le travail des réfugiés palestiniens (UNRWA), Organisation pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), Organisation internationale pour les migrations (IOM), UN Habitat, Unicef. Toutes sont réunies au sein de l’équipe des Nations unies pour le pays, elle-même dirigée par un coordinateur humanitaire qui jusqu’à récemment se nommait Yacoub El-Hillo.
2NDLR. Définie en ces termes dans le rapport intitulé 2014. Two months Joint Operational Plans for the Whole of Syria : « La pierre angulaire de l’approche WOS est un engagement de tous les partenaires humanitaires à une réponse coordonnée (…) pour augmenter l’efficience et l’efficacité de leur réponse par : 1) l’élaboration d’un processus de planification opérationnelle fondée sur des principes, prévisible et systématique ; 2) une plus grande cohérence entre les différentes modalités opérationnelles (programmes transfrontaliers ou réguliers) grâce à une meilleure coordination ; 3) le renforcement du partage d’information. »