Voyage au bout du cauchemar syrien
8 décembre 2024. Hayat Tahrir al-Cham (HTC), une coalition de rebelles venus d’Idlib, met un terme à la dictature de Bachar Al-Assad, permettant de dévoiler l’ampleur de ses effets cruels et dramatiques. Deux ouvrages s’emploient à dresser un premier bilan d’un régime honni.
Le correspondant de Libération, Arthur Sarradin décrit dans Le Nom des ombres l’univers carcéral de la Syrie. L’humanitaire Hakim Khaldi publie, en collaboration avec la journaliste Diane Villemin, Dans la Syrie post-Assad, un carnet de voyage recensant l’état et les besoins des structures hospitalières.
Arthur Sarradin est entré dans « l’enfer concentrationnaire syrien » en « visitant » les geôles désaffectées de Palmyre, la grande cité gréco-romaine en ruines, celles de Sednaya aux environs de Damas, d’Adra, etc. Vingt-sept prisons ont été identifiées dans l’ensemble de la Syrie. Les témoignages des survivants, de leurs familles ou de leurs proches se recoupent. Ces lieux fonctionnaient comme le reste de la société sous le règne de l’arbitraire et de la terreur la plus absolue. Il ne s’agissait pas d’une répression ciblée. Quelle que soit sa place dans la société, tout un chacun était suspect donc potentiellement coupable.
« La sédition est pire que le meurtre »
Dès le déclenchement du soulèvement pacifique des Syriens au printemps 2011, rapidement réprimé dans le sang par l’armée, la famille Assad tétanisée par ce sursaut de dignité populaire exigeant la liberté, la justice sociale et la démocratie, prévint les insurgés qu’il n’y aurait pas de pardon. Dans un discours tenu devant une foule conquise, le président affirma :
Le Saint Coran dit “La sédition est pire que le meurtre”, donc tous ceux qui y sont impliqués intentionnellement ou non contribuent à détruire leur pays. Ils diront que nous croyons aux théories du complot. En réalité, il n’y a pas de théorie du complot. Il n’y a qu’une conspiration.
Des propos qui ont déclenché la mise en place de la plus grande opération criminelle du XXIe siècle — pas moins de 500 000 morts. Arthur Sarradin rappelle que « les nouvelles autorités de Damas ont estimé que plus de 8 millions de Syriens étaient visés par des ordres d’arrestation du régime. Un tiers de la population. »
Une réflexion malheureuse proférée en public, voire en famille, des antécédents militants, une dénonciation par les chabiha, petits voyous armés et stipendiés par les services de sécurité, suffisaient à provoquer arrestation et emprisonnement sans limites de temps. Dès lors, le « coupable » était englouti dans un système destiné à le broyer, à le réduire à l’état d’untermensch, terme employé par les Hitlériens pour qualifier ceux qu’ils considéraient comme des sous-hommes.
D’ailleurs, les survivants de la prison de Sednaya, celle où, sans doute, la violence sur les corps et les esprits sans distinction d’âge ni de sexe s’est exercée avec le plus de férocité, évoquent un « camp de la mort », un « camp d’extermination », un « abattoir humain ». Dans cette succursale de l’enfer, trente mille personnes périrent durant les sept premières années de la révolution. Pour faire disparaître les cadavres qui s’accumulaient, un four crématoire fut construit dans l’enceinte de la prison, une presse humaine employée pour diminuer leur volume et leurs restes dispersés dans des fosses communes dans les régions les plus arides du pays.
Une terreur qu’il fallait faire connaître
Préalablement à une fin le plus souvent tragique, les prisonniers devaient supporter de longues et répétitives séances de torture dont les « savoir-faire », précise Sarradin, avaient été transmis aussi bien par des militaires lorsque la France exerça un mandat sur la Syrie de 1923 à 1946, par d’anciens nazis ayant échappé à la justice ou encore par des sbires du KGB dans les premières années du régime. Mais bien sûr, les gardiens officiant sous le portrait du raïs, qu’ils appelaient « Dieu », savaient faire preuve d’imagination.
Cette terreur à l’intérieur des lieux d’incarcération faisait son office aussi à l’extérieur quand, à la suite d’une décision discrétionnaire inexpliquée, un prisonnier était libéré. Une nuit, dans un café, à Damas, alors que s’entendaient les mots indistincts d’une femme qui hurlait, un voisin de table du journaliste lui expliqua :
Durant des années, le régime d’Al-Assad avait utilisé ces vies aliénées comme ambassadrices de sa tyrannie. Des produits mouvants de sa terreur, témoins vivants ou presque, incapables de parler de leurs séquelles, mais suffisamment anéantis pour que leurs séquelles parlent d’elles-mêmes.
Dans la capitale, sur la place Al-Marjeh, surnommée la place des Martyrs pour avoir servi de lieu d’exécution lors de la colonisation ottomane (1516 – 1920), puis durant le mandat français (1923 – 1946) et sous le règne des Assad (1971 – 2024), Arthur Sarradin a pu voir des centaines d’avis de recherche collés sur le socle d’une colonne télégraphique :
Des centaines de noms originaires de Raqqa, Al-Bab, Deraa, Damas, Alep, Tartous… (qui) happaient les regards. Les passants ayant croisé des égarés dans les premiers jours de la libération scrutaient ces visages pour y reconnaître une femme, un enfant, un vieillard.
Des blessures « trop profondes »
Mais cet intérêt, cette bienveillance pour les 135 000 victimes de disparitions forcées depuis 2011 se conjugue parfois avec de violents ressentiments envers ceux qu’une partie de la population considère comme les complices du régime. Ilab Al-Hamadi, emprisonné et torturé après une parodie de procès, raconte :
Je ne suis qu’une blessure. Quand je pense à ceux qui nous ont arraché la chair à Sednaya… que puis-je vous dire de plus que le meurtre ? Si je pouvais faire pire, je le ferais. J’aurais de l’essence à ma portée, je les brûlerais vifs. C’est pour ça que je reste à la maison et que je refuse d’aller sur la côte alaouite.
Une certaine résilience pourra sans doute accompagner le redressement du pays mais la haine qu’exprime Ilab Al-Hamadi appelle, au minimum, la mise en place rapide d’une justice transitionnelle. Nous n’y sommes pas.
Ces blessures pourront-elles guérir ? À l’issue de ses pérégrinations dans un pays meurtri jusqu’aux tréfonds de son âme, Arthur Sarradin répond :
Les blessures du crime d’extermination sont trop profondes. Comme si l’on n’échappait jamais totalement à la barbarie, même une fois la barbarie tombée ; jamais à la prison, même une fois les geôles libérées ; jamais à la plaie, même une fois le sang tari.
Un système de santé à terre
Hakim Khaldi, membre du département des opérations de Médecins sans frontières (MSF) a procédé, pour sa part, à des évaluations quant à l’état des équipements de santé de la Syrie et, plus précisément, des services d’urgences et de soins aux brûlés. Son périple lui a donné la possibilité de mesurer les dévastations du réseau hospitalier.
Le départ a lieu le 16 décembre 2024. Après un rendez-vous à Damas au ministère de la santé puis au ministère de l’intérieur, Hakim Khaldi entend chanter dans les rues « Jenna, Jenna, Jenna, Jenna ya watanna » (« Paradis, paradis, paradis, notre pays est un paradis »), l’hymne des révoltés de 2011. C’est la preuve qu’il va parcourir une Syrie nouvelle, libérée de 50 ans de dictature.
Sa première visite est pour l’hôpital Al-Moujtahid, l’un des plus grands hôpitaux de la capitale (2 000 employés). Le directeur vient d’être nommé par Hayat Tahrir al-Cham (HTC), le précédent étant considéré comme trop proche de l’ancien régime. L’un de ses interlocuteurs, un médecin, lui précise qu’à compter de 2015, « la situation était chaotique » et que « d’une façon générale, le système de santé à Damas était à terre »… Cette conversation est aussi l’occasion de revenir sur la situation du pays où l’espoir et la peur cohabitent. En particulier pour des minorités que « le régime a instrumentalisé (…) pour servir ses propres intérêts » ou pour les soutiens plus ou moins actifs de celui-ci comme « les commerçants et les leaders religieux de Damas, les industriels, et leaders religieux d’Alep, les leaders religieux de Hama, de Homs… »
À Homs, dont nombre de bâtiments ont été détruits et où l’électricité est réservée à ceux qui possèdent un générateur, de multiples problèmes se posent faute de matériel et de personnels. Dans la région, la situation est encore plus délicate. Non seulement du fait de l’état des équipements (10 hôpitaux et 220 centres de santé), des carences en moyens techniques et sanitaires, mais aussi de la cherté de la vie qui a entraîné la classe moyenne en dessous du seuil de pauvreté. Prendre des transports pour venir travailler représente un coût qu’une infirmière rémunérée 15 ou 20 dollars (13 ou 17 euros) par mois ne peut s’autoriser.
Dans le gouvernorat d’Idlib, qui fut la base de départ des rebelles, les bombardements russes ont provoqué des dégâts importants. Les finances font défaut pour restaurer un système de santé capable de couvrir les besoins de 3 millions d’habitants, autochtones et personnes réfugiées. En revanche, à la différence d’Homs, le salaire moyen du personnel médical est de 200 à 300 dollars (de 172 à 258 euros).
Ici comme ailleurs, la colère est grande contre les anciens suppôts du gouvernement d’Al-Assad. Quand la question est posée à l’un des médecins, assistant à l’entretien avec le docteur Mustapha, nouveau directeur de la santé d’Idlib, de savoir ce qui se passerait s’il croisait des personnes liées à l’ancien régime, il n’hésite pas : « La première chose que je ferai de retour chez moi ce sera d’appliquer la loi du Talion, brûler la maison de celui qui a détruit la mienne ! Vous voyez une autre solution ? »
L’engagement des femmes médecins
À Alep, le constat aussi est alarmant : l’hôpital Razi est en sous-effectif, il rencontre des problèmes d’infection des patients, de manque d’antibiotiques, de nourriture, de matelas. Comme à Homs, les salaires sont insuffisants. La liste des besoins est longue sans que pour autant l’engagement des médecins, toutes des femmes, ne faiblisse.
D’une ville à l’autre, d’un établissement de santé à l’autre, les témoignages s’accumulent, ils vont tous dans le même sens : sous la dictature d’Assad, c’était le chaos, la gabegie, la corruption, les raids dévastateurs des aviations russe et syrienne et, par-dessus tout, l’angoisse des dénonciations.
À Deir ez-Zor, le directeur de la maternité exprime ses besoins en quelques mots : « On manque de tout ou presque. » La ville, située dans l’Administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie (AANES) — vaste territoire contrôlé par les Forces démocratiques syriennes (FDS), à majorité kurde, après leur victoire sur l’Organisation de l’État islamique (OEI) en 2017 —, a été détruite lors de combats au sol et de bombardements durant la guerre civile.
Les dernières évaluations faites à Lattaquié et à Tartous, en pays alaouite (côte ouest), révèlent des situations moins dramatiques si ce n’est que les patients doivent se procurer eux-mêmes les médicaments qui serviront à les soigner, le ministère de la santé n’ayant pas rétabli le système de distribution central depuis la capitale vers tous les hôpitaux du pays.
De cette vaste tournée, Hakim Khaldi tire cette conclusion :
Le peuple syrien a fait preuve d’un courage et d’une volonté de fer, déterminé à redresser le pays, à résister sur place ou depuis l’exil. (…) Comme nous l’avons vu à travers ces précieux témoignages, les traumatismes personnels et collectifs sont immenses, et il faut naturellement digérer ce moment historique, panser ses plaies avant de réfléchir au futur.
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