Bahreïn : le dialogue est mort, vive le dialogue

Le prince héritier Salman ben Hamad Al-Khalifa reprend la main · Près de trois ans après le soulèvement du rond-point de la Perle, le prince héritier du Bahreïn Salman ben Hamad Al-Khalifa a créé la surprise en recevant les acteurs politiques, y compris l’opposition chiite. Il s’agit de relancer, pour la troisième fois, un « dialogue national ». Ce retour sur la scène politique de la figure modérée et moderniste du régime illustre une fois de plus les luttes d’influence au sein de la famille royale.

Salman bin Hamad Al-Khalifa au Forum économique mondial, Davos.
World Economic Forum/Monika Flueckiger, 28 janvier 2010.

Le 9 janvier 2014, le régime de la famille Al-Khalifa suspendait le dialogue national lancé un an plus tôt. Six jours plus tard, l’agence de presse officielle du Bahreïn annonçait que le prince héritier avait reçu les membres d’associations politiques, y compris le parti d’opposition chiite Wefaq « pour discuter les moyens de surmonter les obstacles au dialogue ».

Le timing n’est pas anodin : comme chaque année depuis trois ans, le régime craint les commémorations du soulèvement du 14 février 2011 sur la place de la Perle. Comme il l’avait fait en lançant le 10 février 2013 de nouvelles discussions, il entend reprendre l’initiative et donner un nouveau souffle au processus de concertation censé permettre la sortie de crise. Il entend aussi et surtout mobiliser les acteurs politiques de l’opposition pour éviter que l’exaspération de la rue ne se cristallise à la date anniversaire.

L’annonce de cette rencontre a néanmoins fait l’effet d’une surprise. Depuis septembre 2013, Al-Wefaq était dans le collimateur du régime : Khalil Al-Marzouq, son numéro deux, avait été emprisonné pour « incitation au terrorisme et promotion d’actes qualifiable de crimes terroristes » le 18 septembre — ce qui avait provoqué la suspension de la participation du Wefaq au dialogue national. Deux semaines avant l’invitation à la Cour du prince héritier, c’était au tour du secrétaire général, le cheikh Ali Salman, pourtant considéré comme une figure emblématique dont l’arrestation était une ligne rouge à ne pas franchir, d’être interrogé dans les locaux de la police, le 28 décembre 2013, pour « incitation à la haine religieuse et diffusion de fausses informations susceptibles de porter atteinte à la sécurité nationale ».

L’homme de la situation

Avec cette main tendue, le prince héritier semble marquer son retour sur le devant de la scène politique : il fait la démonstration qu’au sein de la famille royale, où il a été marginalisé depuis l’échec de la solution négociée qu’il promouvait en mars 2011 lors de l’entrée des troupes du Conseil de coopération du Golfe (CCG), il est l’interlocuteur le plus adéquat pour engager des pourparlers avec l’opposition chiite. Il est vrai que pendant toute la décennie 2000, alors que Salman ben Hamad jouait des coudes pour s’imposer face à son grand-oncle, le cheikh Khalifa ben Salman, seul et unique premier ministre depuis l’indépendance du pays en 1971, et mettre en application son programme de réformes économiques visant à faire du Bahreïn le lieu de prédilection des investisseurs étrangers, il avait trouvé dans le Wefaq, alors au Parlement, un partenaire et un allié privilégié.

La crise a mis au jour la fragilité de son assise politique et, plus encore, la faiblesse de son ancrage dans les ministères clés de l’intérieur et de la défense, entièrement aux mains des « durs » du régime, les Khawalid. Discrédité pour s’être montré prêt, naïvement, à « brader le pays à l’opposition », le prince héritier a été écarté des processus de réconciliation. Le premier dialogue national, en juillet 2011, sorte de grand-messe regroupant toutes les composantes de la société dans un désir de réconciliation, s’était soldé par le retrait presque immédiat du Wefaq, qui estimait que sa représentation de cinq membres sur les quelque trois cent participants ne reflétait pas son influence réelle dans le pays, où il avait obtenu presque la moitié des sièges à la Chambre des députés aux élections de 2010.

Le deuxième volet de ce dialogue national, engagé le 10 février 2013 et présenté comme la continuation du premier dans sa dimension purement politique, n’était pas même parvenu à établir un ordre du jour ni les règles de son propre fonctionnement. Composées de huit membres de la coalition d’opposition, de huit membres d’une coalition sunnite avant tout anti-opposition et de huit parlementaires « indépendants » vus comme progouvernementaux par l’opposition, ces rencontres bimensuelles, sous l’égide du ministre de la justice (celui-là même dont dépend l’existence des associations politiques, notamment celle du Wefaq à maintes reprises menacée) n’ont abouti à aucun résultat.

L’intervention du prince héritier lui redonne un crédit politique certain : il apparaît comme la figure indispensable pour sauver le dialogue national auquel les alliés occidentaux sont tant attachés1. L’analyste Justin Gengler2 voit même une conjoncture favorable à son retour dans le discrédit qui s’est abattu sur ses rivaux politiques : à Londres, le procès pour corruption dans l’obtention de marchés de l’entreprise publique Alba (Aluminium Bahrain) instruit par le service britannique chargé de la répression des fraudes graves (Serious Fraud Office), n’a peut être pas abouti faute de témoins, mais il a mis en évidence l’implication des plus hautes sphères de l’État bahreïnien dans le versement de pots-de-vin3. C’était aussi la conclusion à laquelle avait abouti le département américain de la justice saisi par la la Commission américaine des opérations boursières (Securities and Exchange Commission) dans le règlement à l’amiable du procès Alcoa, le géant américain fournisseur d’alumine4.

En outre, l’engagement d’un processus de négociations entre les capitales occidentales et Téhéran pour régler le dossier du nucléaire iranien fait perdre son crédit à la rhétorique du régime sur la menace de l’influence iranienne, agitée pour diaboliser les demandes de l’opposition – à savoir un renforcement des pouvoirs du Parlement élu, un gouvernement émanant de la majorité parlementaire, la fin des naturalisations politiques venant grossir les rangs des forces de sécurité. Ces demandes pourraient d’ailleurs trouver un écho favorable auprès des sunnites : de façon symptomatique, le Parlement pourtant considéré comme « loyaliste », c’est-à-dire progouvernemental a bataillé contre la proposition du gouvernement de réduire les subventions à l’essence pour tâcher d’équilibrer le budget.

Signes contradictoires

Avec sa réputation de réformateur en matière économique, le prince héritier peut apparaître comme l’homme de la situation. Pourtant, l’opposition préfère rester prudente : elle rappelle les précédents effets d’annonce qui n’avaient pas abouti, comme l’ouverture du sommet sur la sécurité, le Manama Dialogue, en décembre 2012, où il avait réaffirmé sa foi dans une solution négociée. Elle a salué le fait que le prince héritier soit intervenu en personne au nom du roi, l’un de ses griefs contre le précédent dialogue ayant été que le gouvernement (à défaut de la famille royale elle-même) se posait en médiateur et non en partie prenante du dialogue. Elle a accepté d’élever son niveau de représentation aux futurs meetings, organisés pour l’instant sur une base bilatérale comme elle l’a toujours préféré. C’est ainsi qu’elle a rencontré le 21 janvier 2014 le ministre de la Cour royale, Khaled ben Ahmed Al-Khalifa, un Khawalid, considéré comme le représentant de la faction dure du régime sans pour autant que les intentions du régime ne soient clarifiées.

L’opposition réclame des gestes de bonne volonté pour faciliter la reprise du dialogue : si l’interdiction de voyager a été levée pour le secrétaire général du Wefaq le 27 janvier 2014, le régime est loin encore d’accéder à ses demandes pour créer un environnement favorable aux négociations, à savoir la libération des « prisonniers politiques » qui sont au nombre de plus de trois mille et incluent les chefs politiques des factions ayant appelé à l’établissement d’une République en mars 2011.

Enfin, l’option sécuritaire ne semble pas vouloir céder le terrain qu’elle a largement occupé depuis mars 2011. La nouvelle tombée le 29 janvier 2014 a scandalisé la communauté chiite atteinte dans son identité5 : suite à une plainte du ministère de la justice, un tribunal a ordonné la dissolution du conseil des oulémas, plus haute autorité religieuse chiite du pays créée en 2004, et la liquidation de ses avoirs, du fait de la politisation de ses activités. La mobilisation dans la rue ne faiblit pas, ni sa répression par la force — en dépit de la victoire symbolique de la campagne #stoptheshipment qui est parvenue à dissuader la Corée du Sud d’expédier son stock de gaz lacrymogènes. Le 26 janvier, la dépouille d’un jeune homme de 20 ans a été rendue à sa famille après que le garçon a été touché par balle dans des circonstances non élucidées le 8 janvier.

Si le prince héritier envoie des signaux d’un possible retournement du rapport de force au sein de la famille royale, nombreux sont ceux qui, au sein de la population des villages touchés par l’agitation et la répression ne croient pas au sérieux d’un dialogue qui a trop duré et d’une réconciliation qui n’a pas même débuté.

1Habib Toumi, « Ashton welcomes new drive in Bahrain’s dialogue », Gulfnews.com, 17 janvier 2014

2« Bahrain’s Crown Prince makes his move », Mideast Africa, 20 janvier 2014.

3Estelle Shirbon, « UK bribery trial collapses in blow to anti-fraud agency », Reuters, 10 décembre 2013.

4Allison Martell, « Alcoa to pay $384 million to settle Bahrain bribery charges », Reuters, 9 janvier 2014.

5Le secrétaire général du Wefaq parle d’épisode dans la guerre ouverte du régime contre les chiites (en arabe).

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