Égypte. La musique trap fait son nid à Alexandrie

Contre les conservatismes · Le rappeur Marwan Pablo fait exploser la scène hip hop égyptienne avec sa musique trap et ses chansons osées. Il cherche ainsi à combattre les conservatismes de tous bords, mais aussi à promouvoir la création artistique dans sa ville natale, Alexandrie.

Transcrit en arabe, le mot « trap » résonne avec « terre » ou « poussière ». Cela va de pair avec le style de cette musique issue du rap « Dirty South » américain « aux beats très lents, basses ultra-lourdes et cymbales en mode mitraillette » qui domine le hip hop des années post-2010. Car c’est une musique pauvre du fait de ses origines sociales, mais aussi de son côté fonctionnel, étant réalisée à l’aide de synthétiseurs et de logiciels à la portée de tous.

Depuis 2017, le rappeur alexandrin Marwan Pablo (de son vrai nom Marwan Ahmed) passe pour avoir popularisé ce son de la trap moderne en Égypte. Il y est considéré comme le « parrain » du genre. Comme il le dit dans l’une de ses chansons, « Je ne suis pas un simple rappeur, mais Picasso », allusion au fait qu’il cherche à bouleverser l’ordre établi, à casser les codes comme Pablo Picasso, et à répandre sa musique rebelle comme une traînée de poudre — d’où son nom de scène aussi. L’une de ses vidéos le montre d’ailleurs avec un tableau cubiste de Picasso en arrière-plan, pour confirmer le lien.

Folklor| مروان بابلو - فلكلور (Official Audio)
« Ma vie ressemble à une excursion. Sérieusement, je pense en faire un film »
« Je vais lentement, je ne cours pas. Suis une garce. Suis Satan. Suis là, avant tous ces gens »

Donnant une impression de nonchalance, sa voix et ses paroles reflètent ses origines modestes : un quartier populaire, Al-Hadra, où les sons des klaxons se mêlent aux cris des vendeurs ambulants dans un chahut permanent. Il affirme dans un court métrage qui lui est dédié, réalisé par le jeune journaliste et documentariste Mohamed Tarek, qu’il vivait un malaise pendant ses années scolaires, oscillant entre deux mondes distincts : « Au lycée, une ambiance mixte super cool, où j’étais vu comme pas assez standing ! Et chez moi, j’étais considéré par l’entourage comme un garçon un peu trop gâté ! »

Le film, récemment projeté au Caire dans le cadre du Zawya Short Film Festival (29-31 janvier 2020), aborde sa première tentative de se produire en concert, à Alexandrie. Il y affirme vouloir percer depuis sa ville natale, sans être obligé de passer par Le Caire qui monopolise tous les grands évènements. Pour lui, c’est crucial. Avec d’autres rappeurs à la mode, tels Afroto, Hesham Raptor ou Wegz, il vise à transformer Alexandrie en une plateforme de la musique trap.

Wegz - bazeet | ويجز - باظت (Official music Video) Prod. DJ Totti

Afficher sa révolte

De jeunes artistes égyptiens, au début de la vingtaine, ont réussi à digérer la trap pour mieux la détourner. C’est-à-dire qu’ils se sont réapproprié cette ramification du hip hop pour exprimer leur univers propre, grâce à des paroles poignantes et des textes violents, même s’ils ont quelque dix ans de retard par rapport aux États-Unis. Ici, le terme trap n’est plus tout à fait utilisé dans son sens original pour désigner des taudis abandonnés, squattés par des dealers de drogue qui vendent leur marchandise sur place et montent un studio de rap dans la cave pour blanchir la monnaie. Il désigne plutôt un terrain pour afficher sa colère et sa révolte.

Les musiciens peuvent d’autant plus élargir leurs sujets, loin des thèmes politiques directs qui ne sont plus aussi sollicités par les rappeurs arabes qu’avant 2014. On les laisse donc faire, même s’ils sont parfois critiqués pour leurs paroles assez osées ou regardés d’un mauvais œil par l’organisme public de la censure. Leurs chansons sont toujours disponibles sur Internet, visionnées des millions de fois, et des revues électroniques telles Scene Noise ou Ma3azef font écho à leurs productions.

Marwan Pablo x Molotof - Free (Official Music Video) | (مروان بابلو و مولوتوف - فِري (الفيديو الرسمي

Pablo est peut-être celui qui « fignole » le plus ses ambiances. Il écrit, compose et finance lui-même ses chansons, en collaborant parfois avec des DJs de la musique électro-populaire dite mahraganate, tel Molotof. Leur travail à deux a fait un tabac, comme c’est le cas de sa dernière chanson El-Gemeza (le sycomore), dans laquelle Marwan Pablo se vante de refumer du hashish, son « arche de Noé » qui lui permet de monter « au septième ciel ».

Je suis insaisissable. Comme le mercure X2. C’est ça le problème. Je vais au sycomore. (…)
Laissez-nous résoudre les problèmes. J’appuierai sur la gâchette. Une balle, et tous morts. (…)
Nous voulons accumuler des milliers de L.E. Nous voulons vivre aisément. Je veux sortir avec l’hôtesse de l’air.
On a raté un million de chances. (…)
On est souvent tombé de très haut. (…)
Voilà c’est l’ordre établi. (…)
X2 on est tous devenu Mandela.

El Gemeza (Official Music Video) | (مروان بابلو - الجميزة (الفيديو الرسمي

Ciblant surtout un public jeune, ce genre de musique peut paraître trop occidentalisé pour certains, qui lui préfèrent l’électro-populaire dansant, mais cela ne semble pas contrarier Pablo qui a ses « ultras » et qui s’est fixé un objectif clair : s’imposer en tant que musicien alexandrin de l’underground, sans passer par la capitale. Il a été dernièrement soutenu par la création d’un studio à Alexandrie réservé à la trap : le Studio Fedro, ainsi qu’une équipe de tournage, les shooters. Bref, toute une infrastructure semble se mettre en place pour faire de la ville côtière un foyer de hip-hop et de la trap en particulier.

Sa chanson à succès, Sindbad, sortie en 2019, nous emmène aux quatre coins d’Alexandrie. « Je ne suis pas d’Égypte, je suis d’Alexandrie. Cette année, je l’emporte », dit-il dans la vidéo. Dans le court métrage qui lui est consacré, on le voit insister pour que son premier concert se tienne au bord de la mer, malgré les pluies torrentielles. Et il a réussi son pari, jugeant que la vie est faite de quelques petites victoires. « God’s plan » (le plan de Dieu), répète-t-il dans un anglais cafouilleux.

Sindbad (Official Video Clip) | (مروان بابلو - سندباد (فيديو كليب

La culture de la dérision

Le 14 février 2020, à l’occasion de la Saint-Valentin, Pablo a annoncé subitement sa décision de se retirer de la scène musicale. Encore un coup médiatique, pour revenir et taper plus fort, comme il l’a fait auparavant ? Apparu en 2015 sous le nom de Dama Rap, il avait décidé de disparaître pendant deux ans, puis de ressurgir en 2017 sous le nom de Marwan Pablo, se convertissant à la trap et enchaînant les succès. Ceci semble très commun au monde des rappeurs.

En tout cas, il est difficile de dire ce qu’il adviendra de la trap en Égypte, dans quelques années. Pour le moment, jusqu’à ce que la mode disparaisse, elle aura d’autant plus le temps de s’infiltrer dans la culture populaire que les Égyptiens maîtrisent la culture de la dérision.

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