Jean-Paul Sartre et l’existentialisme arabe, un rendez-vous manqué

Professeur d’histoire aux États-Unis, Yoav Di-Capua a publié fin 2018 No Exit : Arab Existentialism. Jean-Paul Sartre and Decolonization, dans lequel il évoque l’expérience méconnue de l’existentialisme arabe. Revenant sur l’influence de l’œuvre de Sartre au Proche-Orient, Di-Capua montre comment le positionnement du philosophe en faveur d’Israël durant la guerre de juin 1967 a sonné le glas de ce courant intellectuel.

Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir et Claude Lanzmann accueillis à l’aéroport Lod de Tel Aviv le 14 mars 1967
Milner Moshe/Government Press Office (GPO) Israel

Longtemps, l’histoire du rapport de Jean-Paul Sartre avec le monde arabe a été celle de son engagement pour l’Algérie. Un engagement politique et anticolonial qu’est venu rappeler, fin 2018, la réédition par Gallimard de Situations V, rassemblant les écrits du philosophe sur l’Algérie. Mais c’est plus à l’est que le livre de Yoav Di-Capua nous emmène, pour redécouvrir une période oubliée de l’histoire intellectuelle du monde arabe, quand « le terrain le plus fertile de l’existentialisme en dehors de l’Europe était le Proche-Orient, et Jean-Paul Sartre le champion incontestable de l’intelligentsia arabe ». De cette histoire, la mémoire collective retient surtout la dernière page, celle de la déchirure : le positionnement de Sartre en faveur d’Israël en juin 1967. No Exit se charge alors de remonter le temps, pour raconter près de deux décennies de lecture, d’interprétation et de traduction de l’œuvre et de la pensée de Sartre, afin d’expliquer pourquoi sa position a été vécue par les intellectuels arabes comme une trahison, et de quelle réalité politique cette rupture a été la traduction.

1967, « annus horribilis »

La visite de Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir et Claude Lanzmann en Égypte en février 1967 et la suite des événements de cet annus horribilis (pour reprendre l’expression de l’auteur) encadrent le récit et l’analyse historique de Yoav Di-Capua, et donnent ainsi le ton du livre. Car l’histoire de l’existentialisme arabe est celle d’une rencontre entre la réalité politique et sociale du Proche-Orient et les textes existentialistes, ceux de Martin Heidegger dans un premier temps puis, surtout, l’œuvre philosophique et littéraire de Sartre.

Au commencement, il y a le contexte politique de l’époque : si la pensée de Sartre — à la fois sur le plan philosophique avec L’Être et le néant et sur le plan littéraire et politique avec Qu’est-ce que la littérature ? et le lancement de la revue des Temps modernes — prend son essor au lendemain de la seconde guerre mondiale, l’effervescence est aussi palpable à l’est de la Méditerranée. En effet, le processus de décolonisation commence au Proche-Orient une décennie avant le Maghreb, qu’il s’agisse du Liban qui obtient son indépendance en 1943, ou de l’Égypte qui voit en 1946 le redéploiement des troupes britanniques en dehors des grandes villes (elles restent présentes dans la région du canal de Suez). C’est dans ce contexte qu’en mai 1944, le premier et le plus célèbre des existentialistes arabes, Abdurrahman Badawi, soutient sa thèse au Caire, marquant ainsi le début de la philosophie arabe moderne.

Nourri de philosophie allemande, mais sans perdre de vue l’enjeu de l’authenticité culturelle, Badawi projette de « fusionner l’existentialisme phénoménologique de Heidegger » avec la philosophie musulmane. Pour lui, le point de rencontre se trouve dans la question de la subjectivité et de la liberté individuelle, entre les concepts de nécessité et possibilité (al wujûb wal imkân) d’une part, et d’une liberté en situation de l’autre. Le passage du philosophe allemand au français — et de l’existentialisme à la littérature engagée — se fait lorsque Badawi commente la fiction sartrienne avant sa traduction en arabe, y voyant la possibilité pour l’individu « d’actualiser ses possibilités à travers la liberté radicale ».

Mais le contexte de libération, porteur d’aspirations nouvelles, ne va pas sans son lot d’angoisses pour la jeune génération de l’époque marquée par le trauma colonial. Ainsi Badawi écrit-il :

Nous sommes une génération de jeunes qui a été jetée dans l’inconnu d’un monde étranger. 

C’est un monde nouveau que cette génération aborde avec un héritage lourd : « un sentiment de perte accablant, d’humiliation (…), de honte, de désespoir, d’impuissance… », tandis que, de l’autre côté de la mer Rouge, les Palestiniens connaissent la Nakba, « la catastrophe ». Pour y répondre, certains embrassent l’existentialisme, tel Fayiz Sayigh, futur membre de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) et réfugié palestinien à Beyrouth :

Nous sommes devenus une génération en contradiction avec son monde. Nous n’appartenons plus à notre monde immédiat : nous ne sommes plus chez nous.

 Comment alors ne pas trouver une réponse à son angoisse dans ces mots de Sartre, dans l’ouverture du premier numéro des Temps modernes :

Nous ne voulons rien manquer de notre temps : peut-être en est-il de plus beaux, mais c’est le nôtre ; nous n’avons que cette vie à vivre, au milieu de cette guerre, de cette révolution peut-être.

Sartre contre Gide ou Idriss contre Hussein

La diffusion de l’existentialisme se fait à travers un effort colossal de traduction, de critique et de production. Au cœur de cette entreprise, il y a deux couples emblématiques : Aida et Souheil Idris du côté de Beyrouth, et Liliane et Lotfi Al-Khouli du côté du Caire, avec un passage obligé, pour les uns et les autres, par Paris, d’où Souheil Idris rapportera son célèbre roman, Le Quartier latin.

L’un des grands atouts du travail de recherche de Yoav Di-Capua est le nombre d’archives consultées, ainsi qu’une bibliographie très riche, qui nous replonge dans le monde littéraire et intellectuel de l’époque, à travers un tour d’horizon des principales productions des années 1950 et 1960. Dans ce contexte, c’est Souheil Idris qui hérite du titre de « grand prêtre de l’engagement », formule qui, naguère, désignait un certain Jean-Paul Sartre. Comme lui, Idris ne sépare pas existentialisme et engagement. Comme lui, il est le fondateur d’une revue littéraire, philosophique et politique, Al-Adab, qui donnera naissance à la célèbre maison d’édition éponyme à Beyrouth. Comme lui enfin, son travail et son aura sont inséparables de celui de sa compagne, Aida Matraji, à qui l’on devra nombre de traductions des livres de Sartre, parfois en un temps record.

De Saint-Germain-des-Prés à l’avenue Al-Rachid à Bagdad

Le parallèle ne se limite d’ailleurs pas à l’activité intellectuelle ; il se vérifie également avec les modes de vie. Si Sartre, Beauvoir et leur entourage peuplaient les cafés germanopratins, à Bagdad, capitale de l’existentialisme arabe, ce sont les terrasses de l’avenue Al-Rachid qui se transforment en lieux de réunion. Comme leurs homologues parisiens, les intellectuels y discutent de tout ce qui touche à la vie des pays arabes, et l’existentialisme investit également le quotidien. Ainsi, écrit Di-Capua, tout comme dans le Paris d’après-guerre, l’existentialisme est devenu « un mot que tout le monde semblait comprendre, un mouvement philosophique présumé que tout le monde semblait connaître, une attitude quotidienne vague et nébuleuse que tout le monde semblait adopter. »

Toutefois, le recensement par Di-Capua des intellectuels existentialistes pose parfois question, tant il semble ranger sous ce classement tout un pan de la littérature arabe moderne, sans démontrer si elle a subi une influence existentialiste. Ainsi quand il évoque la contreculture irakienne et la « poésie libre » (au sens formel du terme) de Nazek Al-Malaika et de Badr Chaker Al-Sayyab. Que l’œuvre de ces deux géants de la poésie irakienne soit innovante et politiquement engagée, cela ne fait aucun doute, mais de quelle influence existentialiste peut-on réellement parler ?

Qui dit modernité et renouveau dit rupture. Sartre commençait son livre-manifeste Qu’est-ce que la littérature ? en ironisant :

Un vieux critique se plaint doucement : “Vous voulez assassiner la littérature ; le mépris des Belles-Lettres s’étale insolemment dans votre revue” 

Plus loin, il s’en prenait à André Gide et à ses Nourritures terrestres, dans quoi il voyait l’exemple parfait du roman bourgeois.

À propos de polémiques, le Proche-Orient n’est pas en reste. Et si Souheil Idris endosse le rôle de Sartre pour défendre une littérature engagée arabe émancipée du joug colonial, c’est pour faire entre autres le procès de Taha Hussein, ami de Gide et défenseur acharné de l’art pour l’art et de l’Europe comme modèle culturel.

Engagement ou asservissement

Pourtant, ce sont bien souvent les plus « apolitiques » des existentialistes qui trouvent grâce aux yeux de Di-Capua. Et si l’effervescence et la recherche de renouveau sont soulignées avec enthousiasme par le chercheur, sa déception est palpable quand elles finissent par signifier l’adhésion à une idéologie politique, qu’elles relèvent du nationalisme arabe ou du communisme.

Lors du troisième Congrès des écrivains arabes de décembre 1957, il s’attarde sur l’intervention de Mahmoud Al-Messaadi, écrivain tunisien et militant pour l’indépendance de son pays qu’il qualifie d’« esprit libre » (comprenez : contrairement à ses camarades). Dans une intervention intitulée « La protection de l’auteur et le nationalisme arabe », ce dernier mettait en garde ses camarades égyptiens contre toute forme de subordination de l’écrivain ou de la culture à la politique. Ce que ne dit pas Di-Capua, c’est que le même Messaadi occupera six mois après cette intervention le poste de ministre de l’éducation nationale en Tunisie, entamant ainsi, tel un André Malraux sous Charles De Gaulle, une longue carrière politique qui le mènera par la suite à la tête du ministère des affaires culturelles et jusqu’à la présidence de la chambre des députés à la fin de la présidence de Habib Bourguiba.

Di-Capua juge sévèrement les intellectuels arabes qui auraient célébré « la soumission à l’État panarabe comme étant la forme juste de l’iltizam (engagement) », sans mettre en évidence la dimension anti-impérialiste de cette idéologie, qui pourrait éclairer ce choix.

Plus loin, l’auteur parle — à juste titre — de la répression du régime nassérien contre les intellectuels de gauche pour n’évoquer qu’au détour d’une phrase l’un des plus grands accomplissements, à savoir la nationalisation de la compagnie du canal de Suez, sans en souligner toute la dimension anticoloniale.

Existentialisme et marxisme : en route vers l’universel ?

La cadence de la traduction s’accélère et au début des années 1960, Sartre publie La Critique de la raison dialectique, dont le premier chapitre tente une réconciliation entre existentialisme et marxisme. Là encore, Di-Capua fait le procès d’une exégèse idéologiquement orientée de la part des traducteurs de Sartre quand il évoque une nouvelle traduction de Matérialisme et révolution (texte de 1946) par le penseur syrien Georges Tarabashi, sous le « titre trompeur » de Marxisme et révolution, qui « donnait l’impression que marxisme, socialisme et existentialisme sartrien formaient un même tissu révolutionnaire ».

Or, non seulement il n’y a aucune trace de cette traduction par Tarabashi dont Di-Capua ne donne pas la référence, mais surtout, le même Tarabashi parle de ce texte dans son livre Sartre et le marxisme sous son titre authentique. Plus encore, ce n’est pas Tarabashi qui opère de son propre chef ce rapprochement entre les deux philosophies, mais bien Sartre lui-même, dans une réponse aux critiques de Georg Lukacs1 :

Il est comique que Lukacz, dans l’ouvrage que j’ai cité, ait cru se distinguer de nous en rappelant cette définition marxiste du matérialisme : “la primauté de l’existence sur la conscience”, alors que l’existentialisme — son nom l’indique assez — fait de cette primauté l’objet d’une affirmation de principe.

Trouvant dans les écrits sartriens sur l’Algérie — notamment la préface aux Damnés de la terre de Franz Fanon — désormais disponibles en arabe un écho théorique à leur réalité, les intellectuels arabes aspiraient désormais à « l’universalité du sujet éthique de gauche », par laquelle « ils seraient existentiellement libérés de leur fardeau colonial ». L’engagement de Sartre dans différents pays du tiers-monde rendait cet idéal plus réalisable sous l’influence de l’existentialisme, a fortiori dans un tiers-monde qui était le théâtre de luttes émancipatrices, qu’il s’agisse de l’Algérie, du Congo, du Vietnam… ou de la Palestine, dont la réalité était désormais relue à la lumière des textes sartriens, et dont des intellectuels comme Fayiz Sayigh soulignaient la symbolique universelle dans ce contexte néocolonial.

Au vu des analyses de Sartre de la réalité coloniale, il était désormais attendu des intellectuels arabes qu’il prenne fait et cause pour les Palestiniens. Mais Di-Capua pose à juste titre la question : « Sartre est-il sartrien » ?

La trahison du clerc

En ce début d’année 1967, chaque partie tentait de gagner le philosophe à sa cause. Les Israéliens reprenaient eux aussi à leur compte le discours de libération nationale et socialiste en vogue. Des tiraillements de Sartre, de ses hésitations et de l’influence de son entourage sur son positionnement (qu’il s’agisse de Beauvoir, de Claude Lanzmann ou de la fille adoptive de Sartre, Arlette Elkaïm), Di-Capua fait un récit précis, éclairant et riche de sources et d’archives inédites.

Arrivé avec Beauvoir et Lanzmann en Israël dans l’indifférence totale des autorités du pays, Sartre annule toutes les rencontres prévues avec les militaires israéliens, notamment Yitzhak Rabin. Il oppose une fin de non-recevoir à une invitation de David Ben Gourion. Cependant, il rechigne à se positionner clairement — une première — et sépare la question du sionisme de celle de l’existence d’Israël, tout en clamant le droit au retour des réfugiés palestiniens de Gaza, mais sans jamais aborder la question israélo-palestinienne par le biais du prisme colonial. Deux éléments finiront par être déterminants : d’abord, la rencontre avec les survivants du génocide dans un kibboutz, puis la mobilisation en France, à la veille de la guerre, de juifs qui « revivaient le moment traumatisant où le gouvernement français a remis les juifs français aux nazis ».

Sartre justifiera sa position dans le numéro des Temps modernes qui paraîtra à la veille de la guerre de juin 1967, Comme si 1940 et 1967 étaient comparables :

Je voulais seulement rappeler qu’il y a, chez beaucoup d’entre nous, cette détermination affective qui n’est pas, pour autant, un trait sans importance de notre subjectivité mais un effet général de circonstances historiques et parfaitement objectives que nous ne sommes pas près d’oublier. Ainsi sommes-nous allergiques à tout ce qui pourrait, de près ou de loin, ressembler à de l’antisémitisme. À quoi nombre d’Arabes répondront : « Nous ne sommes pas antisémites, mais anti-israéliens. » Sans doute ont-ils raison : mais peuvent-ils empêcher que ces Israéliens, pour nous, ne soient aussi des Juifs ?2

Pour celui qui avait pensé l’oppression en termes d’altérité, la confrontation de ces deux altérités, israélienne et palestinienne, finissait en une hiérarchisation où c’était le référent historique européen et non l’éthique universelle qui primait, rendant soudain caduque toute possibilité de choix.

Sartre n’ignorait pas la souffrance des Palestiniens et ne cessera de leur renouveler sa sympathie. Mais il réactualisait par son positionnement ces mots d’Aimé Césaire dans Discours sur le colonialisme évoquant le génocide des juifs et l’indignation qu’il suscitait :

Ce n’est pas le crime en soi, le crime contre l’homme, ce n’est pas l’humiliation de l’homme en soi, c’est le crime contre l’homme blanc, c’est l’humiliation de l’homme blanc.

Et l’idée de la souffrance d’« hommes blancs opprimés par d’autres hommes blancs », selon la formule de David Ben Gourion, a fini par l’emporter sur une réalité palestinienne bien concrète.

La déception fut à la mesure de l’admiration, et très vite des voix, dont celle de Souheil Idriss, se sont élevées dans le monde arabe pour demander à remplacer Sartre par d’autres penseurs, notamment les structuralistes de l’époque. À Bagdad, ses ouvrages ont été interdits. On les a brûlés à Alger. Ainsi, avant même que la défaite de juin 1967 ne soit actée, l’existentialisme arabe a été la première victime de cette guerre. Et les intellectuels arabes ont fermé la porte d’un universalisme qu’on leur refusait.

1Sartre, Critique de la raison dialectique, p. 37.

2Cité par Alain Gresh qui parle de ces « réticences qui confinent à l’aveuglement » quand Sartre plaçait les Israéliens dans le rôle de la victime historique alors qu’ils bénéficiaient du soutien militaire des États-Unis.

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