Cinéma

L’histoire du roi Ibn Séoud, un enjeu politique

À propos du film « King of the Sands » du Syrien Najdat Anzour · Récemment projeté à Damas, le dernier film du réalisateur Najdat Anzour semble bien s’inscrire dans la guerre de communication qui oppose le régime syrien à la monarchie saoudienne.

Jeudi 12 décembre 2013, des centaines de personnes se sont rendues à l’opéra de Damas pour assister à la première de King of the sands (Le Roi des sables). Le film du réalisateur syrien Najdat Anzour – en principe distribué dans l’ensemble du pays – a été ovationné par toute l’assistance. L’ampleur du dispositif policier a même pu faire croire un moment à la venue du chef de l’État en personne. Mais il n’en a rien été, ce qui n’a pas affecté le succès de la soirée, pas plus que la chute de deux obus de mortier à une centaine de mètres du bâtiment1. Pour beaucoup de ces invités privilégiés, cette projection avait sans nul doute un avant-goût de victoire, ou encore de revanche contre ce qu’ils désignent comme la « conspiration internationale », financée par l’Arabie saoudite, et qui s’acharnerait depuis bientôt trois ans contre leur pays. À leurs yeux, les héritiers de la dynastie des Al-Saoud, en finançant les djihadistes étrangers venus se battre dans leur pays, ne se préoccupent guère des aspirations démocratiques de leurs concitoyens. Pour eux, ils cherchent au contraire à étendre encore un peu plus leur hégémonie politique, fondée sur une idéologie religieuse décrite comme fanatique.

Tel est d’ailleurs le message que veut faire passer le réalisateur du film dont la première mondiale, à Londres, avait été programmée le 11 septembre 2013, pour mieux rappeler l’implication de la monarchie saoudienne – indirectement au moins – dans les attentats contre le World Trade Center ! Célèbre dans le monde arabe, notamment pour ses feuilletons, Najdat Anzour (né en 1957) a en effet choisi de retracer la vie du « fondateur » de la dynastie, le roi Abdelaziz (généralement connu en France sous le nom d’Ibn Séoud2, dans un récit qui fait clairement écho aux événements qui déchirent son pays. Pour ne prendre qu’un exemple, la bannière (très présente dans les scènes de combat spectaculaires de la bande-annonce) qu’agitent les combattants du futur Royaume d’Arabie saoudite est celle-là même que revendiquent les actuels djihadistes venus combattre en Syrie sous la devise La ilaha illa Allah (Il n’y a d’autre divinité que Dieu)3.

Un biopic par conséquent, dans la grande tradition des films ou des séries qui retracent la vie des grandes figures – y compris religieuses – de l’histoire locale, sauf que le portrait en question n’a rien d’une hagiographie. « Inspiré de faits réels », selon le générique, Le Roi des sables présente au contraire le fondateur de l’Arabie saoudite moderne comme un homme ambitieux, violent, voire cruel, et fort porté sur les femmes (certaines sources lui reconnaissent plus de quarante épouses qui lui auront donné 53 fils et 36 filles). Pire, le film explique l’extraordinaire ascension politique de ce monarque, non pas comme un miracle, signe indubitable de la faveur divine, mais comme le résultat, beaucoup plus prosaïque, de la protection britannique !

Bande-annonce de « King of the Sands » - YouTube

Le film met ainsi en scène John Philby, un personnage fort trouble, contemporain et rival du célèbre Lawrence d’Arabie, moins connu que lui mais encore plus sulfureux s’il est possible. Dépêché par les services secrets auprès d’Ibn Séoud, l’espion britannique tombe peu à peu sous la coupe de son « maître » (que l’on voit d’ailleurs, dans une scène reprise dans la bande-annonce, suggérer vivement à son ami anglais de se convertir à l’islam, « même pour la forme »). Une fascination qui ne change rien aux données fondamentales du « grand jeu » occidental dans la région, se servant des ambitions du pion saoudien pour mieux briser les volontés d’indépendance arabe, depuis les premiers accords à propos de la nécessité d’un « foyer national juif » en Palestine jusqu’à la création de l’État d’Israël4.

Comme on l’imagine, cette lecture de leur histoire ne ravit pas les Saoudiens. À plusieurs reprises, Najdat Anzour s’est d’ailleurs déclaré victime de menaces de procès et même de tentatives d’intimidation. Si la chose n’est pas impossible, il est en revanche certain qu’un des (nombreux) fils du roi Abdelaziz, le prince Talal (père de Walid, le richissime homme d’affaires, première fortune « privée » arabe et propriétaire notamment du groupe audiovisuel Rotana), aura été jusqu’à solliciter un « ami commun » pour que Bachar Al-Assad empêche la diffusion du film. Faute d’être entendu, le vieux prince a publié sur Twitter (dont son fils est un des principaux actionnaires) un message accusant « le metteur en scène du « djihad sexuel »5. À l’époque, la série avait suscité les violentes critiques de cheikh Al-Bouti, autorité religieuse pourtant considéré comme modéré, victime d’un attentat le 21 mars 2013. Une sortie publique fort maladroite et qui aura offert au réalisateur syrien l’occasion de se donner facilement le beau rôle en répondant qu’il ne faisait que remplir sa mission d’artiste en n’ayant, pour sa part, qu’« une caméra pour toute arme », laquelle lui aura tout de même permis de réaliser un film à un coût exorbitant, même pour les Saoudiens, puisqu’il a été « payé par le sang des Syriens et la destruction de leur pays ».

L’argent est d’ailleurs un sujet souvent évoqué à propos de cette grosse production à laquelle ont tout de même participé trois acteurs européens connus : les Italiens Marco Foschi et Fabio Testi, ainsi que le Britannique Bill Fellows, sans parler d’un bon nombre de vedettes régionales, arabes et même turques. À qui veut l’entendre, Najdat Anzour affirme qu’il n’a rien reçu des autorités officielles syriennes, pas même la moindre incitation de leur part. On peine pourtant à imaginer qu’il ait choisi de risquer toute sa fortune personnelle – en partie gagnée dans le Golfe, comme certains lui en font d’ailleurs le reproche – dans une aventure commerciale perdue d’avance. Il peut toujours affirmer qu’il compte sur un succès à l’échelle mondiale – ce serait d’ailleurs la raison pour laquelle il a choisi un certain nombre d’acteurs étrangers, pour un film par ailleurs tourné en anglais –, il n’en reste pas moins que son véritable public se trouve dans le monde arabe, là même où, de son propre aveu6, son œuvre ne sera jamais projetée, pour des raisons tant politiques que commerciales, les pays du Golfe dominant le secteur de la production audiovisuelle. Par conséquent, la majorité des commentaires, même lorsqu’ils sont favorables à Najdat Anzour considèrent que Le Roi des sables s’inscrit de fait dans la propagande du régime : en riposte à la guerre médiatique où les chaînes et les journaux du Golfe ont inévitablement le dessus, le régime de Damas tente une contre-offensive sur son propre terrain, celui d’un indéniable savoir-faire national dans le domaine de la fiction, qu’elle soit télévisée ou cinématographique...

1Récit, très critique, de la soirée dans le quotidien Al-Quds al-’arabi

2Fondateur de l’Arabie saoudite moderne, Ibn Séoud (1880-1953) appartient en fait à une famille, les Al-Séoud, qui a cherché à imposer sa domination sur la péninsule Arabique à partir du milieu du XVIIIe siècle, en particulier à la suite du pacte que l’arrière-grand-père du roi Abdelaziz conclut alors avec Mohammed ben Abdelwahhab, réformateur salafiste à l’origine de ce qu’on appelle aujourd’hui le wahhabisme.

3Ce drapeau avec la profession de foi islamique existe depuis les premiers temps de l’islam.

4Sur le rôle du royaume saoudien dans la guerre de 1948, voir en particulier Madawi Al-Rasheed dans E. Rogan et Avi Shlaim, Eds., The War for Palestine : Rewriting the History of 1948 (seconde édition), Cambridge University Press, 2007.

5Allusion au feuilleton Ma malakat aymanukum Ce que possède votre main main droite »), produit en 2005 par Najdat Anzour pour dénoncer les dérives, y compris morales, de l’extrémisme religieux musulman. Voir à ce sujet « La religion des feuilletons, côté images ».

6Entretien pour la chaîne Al-Mayadeen.

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