L’organisation de l’État islamique s’en va, l’industrie du tabac étend sa toile

Fumer a été le premier acte de nombre de personnes libérées du contrôle de l’organisation de l’État islamique. Pourtant, la cigarette demeure un danger primordial dans le monde arabe soumis aux pressions et aux manœuvres de l’industrie du tabac.

Un berger de Badoosh (nord-ouest de Mossoul) exprime sa joie de pouvoir fumer à nouveau depuis que son village a été libéré de l’OEI.
Rukmini Callimachi sur Twitter.

Les habitants des territoires syrien et irakien libérés du joug de l’Organisation de l’État islamique (OEI) ont célébré la victoire de bien des façons. Des femmes ont brûlé leur voile. Des hommes ont rasé leur barbe. Les cigarettes et le tabagisme sont réapparus. Les citoyens de Rakka sont les derniers en date à pouvoir contempler leur ville dévastée tout en profitant d’une nouvelle liberté : fumer sans craindre les amendes, la flagellation, ou pire.

Cette scène de réjouissance, diffusée par les médias locaux et étrangers est à la fois émouvante et déchirante. Elle pose des questions essentielles aux fumeurs et aux décideurs du monde arabe. Comment les cigarettes sont-elles devenues le symbole de la liberté ? Quelle est l’ampleur des dégâts du tabac dans la région ?

L’association cigarettes-liberté n’a rien de nouveau. Dans les années 1920, Edward Bernays, le père des relations publiques modernes a aidé l’American Tobacco Company à vendre des cigarettes aux femmes en embauchant des militantes féministes pour fumer durant la parade de Pâques à New York. Les cigarettes étaient présentées comme les « flambeaux de la liberté ». On était dans les premières années où les femmes pouvaient voter. Ce message, qui liait le tabagisme aux valeurs occidentales ou à la présence des femmes dans le monde du travail a perduré jusque dans les années 1990. Quand l’interdiction de la publicité pour le tabac y a mis fin, l’industrie s’est réorientée vers le monde en voie de développement... et en particulier le monde arabe.

Emprise durable sur une région accro

Depuis le début des années 2000, les femmes et les jeunes de la région prennent de plus en plus l’habitude de fumer le narguilé, la pipe à eau traditionnelle, également connue dans le monde arabe sous le nom de chicha. Cela permet à l’industrie de pénétrer les deux groupes démographiques qui consommaient traditionnellement le moins de tabac. Japan Tobacco International (JTI) en a profité en achetant en 2013 Al-Nakhla, le plus grand producteur de tabac pour narguilé en Égypte et dans le monde arabe.

Les gouvernements du Proche-Orient et de l’Afrique du Nord sont également vulnérables à l’influence de cette industrie. Les douanes sont soupçonnées de complicité dans la contrebande, permettant ainsi à l’industrie de maintenir son ancrage dans des zones de guerre comme la Syrie. À un niveau plus élevé, les « Big Five » : Philip Morris International (PMI), Japan Tobacco International, (JTI), British American Tobacco (BAT), Imperial Tobacco et China Tobacco ont formé des alliances avec des agents locaux, qui détiennent souvent le monopole du tabac dans leur pays. Ces partenaires appartiennent aux élites commerciales et communautaires ; ils utilisent leur position dominante pour défendre les intérêts de l’industrie.

Une clinique contre le cancer, liée à Marlboro

Leur pouvoir peut créer des situations dérangeantes. Dans la province de l’Est de l’Arabie saoudite, par exemple, les résidents peuvent choisir entre plusieurs marques en matière de tabagisme, mais ils n’ont qu’une seule véritable solution pour se soigner efficacement quand leur addiction entraîne des maladies cardiaques : le Centre Saud Al-Babtain Cardiac, une clinique en partenariat avec le gouvernement, mais privée. La famille Al-Babtain, propriétaire du centre, est également le principal distributeur de la marque Marlboro de PMI dans le royaume. Les patients qui tentent d’aller dans des hôpitaux publics ont du mal à y accéder et doivent faire face à de longues périodes d’attente.

L’industrie fait tout pour conserver son emprise sur la région (où 25,4 % des adultes fument encore), en recourant parfois à des mesures extrêmes. Un rapport interne publié en 1985 par PMI préconisait de discréditer les initiatives internationales contre le tabac en affirmant que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) « s’était alliée avec des intégristes [musulmans] qui considèrent le tabagisme comme le mal [...] » et avait même « incité des leaders religieux qui n’étaient pas antitabac à s’engager dans cette cause ». Le même rapport recommandait aux équipes de marketing de PMI de qualifier toute personnalité religieuse antitabac d’« intégriste ».

Cette méthode avait déjà été appliquée par PMI aux militants occidentaux de la lutte antitabac, les dénonçant comme extrémistes dans le cadre du « Project Sunrise ». « Big Tobacco » a prudemment abandonné les arguments religieux, mais conserve une grande partie de sa capacité à vendre des produits sur les marchés du Proche-Orient et de l’Afrique du Nord.

Des fissures qui se dessinent

Malgré leur influence, l’emprise du tabac sur les fumeurs arabes pourrait enfin se fissurer. La région a l’un des taux de tabagisme les plus élevés au monde, mais de plus en plus de fumeurs souhaitent arrêter. Le marché des programmes de désintoxication est en expansion. Poussées par une forte demande aux Émirats arabes unis (EAU), en Égypte et en Algérie, les cures antitabac sont devenues une industrie, estimée à 1,04 milliard de dollars, et qui devrait atteindre 2,1 milliards de dollars d’ici 2022.

On assiste aussi à une montée en puissance des associations et des ONG qui mènent des campagnes antitabac. Elles pourraient bientôt trouver des alliés parmi les gouvernements. En Jordanie, l’inquiétude du public devant les projections du taux de tabagisme, estimé à 50 % d’ici 2025 a conduit à une interdiction de fumer dans les lieux publics. La forte demande de centres de traitement du tabagisme en Arabie saoudite a engendré des partenariats public-privé entre le ministère de la santé et des cliniques médicales privées, comme le centre médical Abeer dans la ville portuaire de Djeddah. Avec les réformes administratives, économiques et sociales en cours (y compris au Bahreïn, à Oman et en Arabie saoudite), la santé publique est désormais considérée comme une condition fondamentale pour aller vers des sociétés plus libres et plus productives.

Le partenariat avec des cliniques médicales privées n’est évidemment pas suffisant. Pour que le monde arabe rejoigne les tendances occidentales à la baisse du tabagisme, il est essentiel que les gouvernements s’impliquent davantage. Le Conseil de coopération du Golfe (CCG) va dans cette direction en augmentant les taxes sur le tabac, y compris ce que l’on appelle les « taxes sur le péché » mises en place par l’Arabie saoudite à l’été 2017. Ces nouvelles taxes ont doublé le coût des cigarettes dans le royaume, atteignant des prix comparables à ceux de certains pays européens et des États-Unis. Le CCG cherche également à réduire l’évasion fiscale, la contrebande et la consommation grâce à des systèmes de suivi plus stricts. L’industrie du tabac elle-même affirme que des milliards de « cigarettes blanches illicites » proviennent de la zone de libre-échange de Jebel Ali, dans les EAU. Il serait également utile d’appliquer plus strictement une « tolérance zéro », interdisant la publicité et rendant obligatoires les emballages neutres.

Ambiguïtés de l’Union européenne

Il est pratiquement certain que « Big Tobacco », l’industrie du tabac combattra ces mesures, mais les gouvernements du Golfe ont les moyens de faire de la santé et de la longévité de leurs citoyens une priorité. Les pratiques de l’industrie du tabac, déjà appliquées ailleurs, sont bien connues ; les responsables du CCG devraient pouvoir profiter des erreurs commises dans ce domaine par leurs homologues européens et américains, que ces derniers regrettent aujourd’hui.

L’Union européenne (UE), par exemple, a passé des accords controversés contre la contrebande avec les quatre principales compagnies de tabac, dans le but de récupérer des milliards d’euros de recettes fiscales perdues au profit du commerce illicite. Le premier accord a été conclu avec PMI en 2004 et a pris fin seulement l’année dernière ; trois autres restent en vigueur, et deux jusqu’en 2030. D’autres collaborations entre l’UE et l’industrie sont à l’étude, notamment grâce au système Track and Trace (pister et retracer) désigné sous le nom de Codentify de lutte contre la contrebande, développé par PMI et géré à l’heure actuelle par d’anciens cadres de l’industrie du tabac. Les militants de la lutte contre le tabagisme rétorquent que ces accords violent probablement la Convention-cadre de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) pour la lutte antitabac (CCLAT), mais aussi que l’industrie du tabac elle-même a souvent été impliquée dans la contrebande.

Les dirigeants et les militants d’Afrique et du Proche-Orient peuvent en témoigner. L’industrie a la réputation de créer, de maintenir et d’augmenter la consommation de cigarettes dans les États africains déchirés par les conflits. De nouvelles révélations sur les méthodes de BAT en Somalie et au Sud-Soudan ainsi que des allégations de pots-de-vin pour saper la lutte antitabac au Kenya ont déclenché une enquête du gouvernement britannique. Bien entendu, tout le monde prend part au trafic. Même l’OEI, en dépit de ses autodafés spectaculaires de cartons de cigarettes et de ses punitions médiévales a permis à une industrie de contrebande du tabac de prospérer sous son « califat ».

Ce califat rejoindra bientôt les poubelles de l’histoire. Personne ne peut reprocher aux citoyens de Rakka (ou de Mossoul, ou de Tal Afar) leur désir d’en « griller une » pour fêter leur liberté. Mais pour le reste du monde arabe, il est temps de mâcher du chewing-gum à la nicotine.

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