Le Pakistan, nouvelle frontière de l’organisation de l’État islamique

Le terrible attentat mené contre une école de Peshawar le 16 décembre 2014, qui avait fait 141 morts, semble avoir provoqué une remise en question de la politique pakistanaise, alors même que l’organisation de l’État islamique cherche à s’implanter en Afghanistan et au Pakistan.

Mollah Fazlullah et des combattants du TTP.
DR (Oweis), ca 2014.

Alors que l’attention médiatique se concentrait sur le renforcement de l’organisation de l’État islamique (OEI) en Irak, en Syrie, au Sinaï et en Libye, l’attentat perpétré par le mouvement des talibans pakistanais (Tehreek-e-Taliban Pakistan, TTP) dans une école de Peshawar le 16 décembre 2014 est venu rappeler la centralité de la région Afghanistan-Pakistan, « Afpak », au sein de la sphère djihadiste internationale. Les 141 morts du « 16-12 » (par allusion au « 11-9 » ou 11 septembre américain) avaient déclenché une vague d’indignation au niveau national, mais aussi et surtout au niveau local, où les talibans bénéficiaient pourtant auparavant d’un fort soutien populaire.

Bien qu’on observe, depuis le début de l’année 2015, une amélioration des conditions de sécurité à Peshawar, la menace d’une expansion de l’OEI n’a jamais été aussi élevée depuis la création en 2014 de la branche locale, nommée « État islamique du Khorassan au Pakistan et en Afghanistan ». Ce nouvel avatar de l’OEI est issu d’une scission au sein du mouvement des talibans pakistanais, provoquée par la nomination du mollah Fazlullah comme nouveau chef des TTP, en succession de Hakimullah Mehsud, tué par des drones américains le 1er décembre 2013. Les autorités pakistanaises minimisent les conséquences du phénomène alors que les zones tribales (Federally Administered Tribal Areas, FATA) en bordure de la frontière entre le Pakistan et l’Afghanistan sont potentiellement devenues un nouveau foyer d’implantation de cette organisation1. La structure étatique et les ressources financières de l’OEI sont effectivement de nature à attirer au niveau local des élites pachtounes délaissées par l’État central pakistanais dans leur combat contre les militants djihadistes2.

L’émergence de l’OEI au Pakistan, d’abord limitée à des défections du TTP, a été facilitée par la porosité de la frontière avec l’Afghanistan d’où, déjà présente, elle recrute des militants dans les FATA pour les combats en Afghanistan. Aujourd’hui, l’État pakistanais reconnaît la présence de l’organisation de l’État islamique dans la province du Sindh à Karachi3 et craint de voir également le groupe Lashkar-e-Jhangvi (LeJ)4 lui prêter allégeance.

L’imaginaire collectif pachtoune

L’émergence de l’organisation de l’État islamique dans le pays s’inscrit dans un contexte local marqué par un sentiment de trahison ressenti à l’égard des États-Unis et exacerbé depuis le 11 septembre 2001. Ainsi, à Peshawar, dans l’ancienne capitale du djihad afghan du temps de la guerre contre l’armée soviétique5, les théories du complot nourrissent les grilles de lecture des événements géopolitiques, en raison notamment des revirements de l’Occident et du gouvernement pakistanais dans la région. Dans les années 1980, les États-Unis et les autorités pakistanaises avaient de concert soutenu les moudjahidines islamistes tels que le mollah Omar, chef des talibans, le commandant Massoud, chef de l’Alliance du Nord, Gulbuddin Hekmatyar, chef du parti Hezb-e Islami Jalaluddin Haqqani et des combattants étrangers comme Oussama Ben Laden.

La guerre déclenchée en Afghanistan par les États-Unis après le 11 septembre 2001 contre les talibans et les membres d’Al-Qaida, le soutien occidental apporté sélectivement aux partisans de l’Alliance du Nord, d’ethnie tadjike, le bombardement des régions pachtounes d’Afghanistan, ont créé le sentiment chez les Pachtounes d’être devenus les cibles de la campagne afghane de Georges W. Bush, renforçant les sentiments antiaméricains dans la région de Peshawar et motivant la résistance pachtoune globale à l’occupation militaire de l’Afghanistan par la coalition états-unienne.

En 2014, les interventions de l’armée pakistanaise en réponse aux différents attentats commis cette année-là par les talibans ont eu pour résultat de briser les systèmes de commandement des talibans dans les zones tribales et la mise au pas de 90 % du Nord-Waziristan. Même s’il reste des poches de djihadistes, les talibans qui se sont réfugiés dans les villes ont désormais plus de difficultés à échapper à la surveillance de l’État pakistanais.

Cette amélioration de la situation sécuritaire ne signifie pas pour autant la fin de la menace terroriste qui continue de se développer à Peshawar depuis le 11 septembre 2001. En 2009 et 2010, l’insécurité y était à son apogée. Aujourd’hui encore, l’accès au centre-ville de Peshawar est parfois interdit en raison de la menace d’attaques terroristes par des djihadistes. Le 11 juin 2015, deux policiers ont été tués lors d’une attaque-suicide à bicyclette contre leur véhicule, revendiquée par le TTP, dans le quartier d’Hayatabad, frontalier de l’agence tribale Khyber6.

L’intervention militaire de l’armée pakistanaise (opération Zarb-e-Azb depuis juin 2014), déclenchée en réponse à l’attentat contre l’aéroport de Karachi le 8 juin 2014 a provoqué l’afflux à Peshawar de réfugiés en provenance des FATA. Stationnés dans le camp de Jalozai qui abritait auparavant des réfugiés afghans, ces réfugiés y vivent dans des conditions sanitaires préoccupantes, accusent les djihadistes d’être responsables du départ de leurs foyers et le gouvernement de la précarité de leur situation dans le camp. La seule opération de l’armée dans l’agence tribale du Nord-Waziristan a provoqué le départ de 500 000 personnes. Nombreux sont les déplacés pachtounes dans les camps de Peshawar qui attendent toujours de bénéficier du retour dans les zones tribales organisé par l’armée, de façon collective par tribu, après chaque « nettoyage » des zones conquises. Cette attente mal acceptée renforce le risque de radicalisation au sein de ces populations.

Les frappes des drones américains

La question des drones est centrale dans la radicalisation des militants djihadistes. Il existe par ailleurs un débat au Pakistan sur leur efficacité. Officiellement, l’utilisation des drones par les États-Unis dans les agences tribales, en particulier au Waziristan, est condamnée par le Pakistan comme une violation de sa souveraineté. Ce discours officiel pakistanais correspond à celui des partis religieux, qui insistent sur le caractère contre-productif de l’utilisation des drones : chaque attaque renforce l’esprit de revanche et accroît « la motivation islamique » des militants7. Cette colère se retrouve notamment chez les proches de ceux qui sont cibles des attaques de drones, car eux-mêmes sont également l’objet de rescue strikes, secondes frappes des drones américains visant ceux qui viennent porter secours à ceux touchés par leurs premières frappes.

Si les autorités pakistanaises condamnent le recours aux drones, en pratique elles ne font rien contre, à la différence notable de l’Iran qui parvient à intercepter des drones américains dans son espace aérien. Selon un ancien ambassadeur pakistanais à Téhéran, cette passivité serait tout simplement le fruit d’une coordination tacite entre les opérations terrestres de l’armée pakistanaise et les frappes de drones américains. Le fait est que les cibles pakistanaises et américaines sont le plus souvent identiques.

Il semble pourtant qu’une partie des populations des zones tribales, en raison de leur opposition aux groupes djihadistes, soutienne les frappes des drones américains. À Peshawar, des membres de la société civile (intellectuels, journalistes et universitaires locaux) nous ont affirmé qu’à leurs yeux, les drones sont efficaces dans la lutte contre les militants talibans pakistanais et étrangers. Elles sont pourtant aussi un facteur de radicalisation qui pousse des habitants des zones tribales vers des groupes de plus en plus extrémistes comme Al-Qaida ou désormais l’OEI, dont l’arrivée au Pakistan risque d’y renforcer les tensions sectaires, comme c’est déjà le cas en Afghanistan depuis quelques mois.

Chiites persécutés

L’expansion de l’OEI est en effet un facteur d’exacerbation des tensions sectaires entre chiites et sunnites qui n’existent à Peshawar que depuis le début des années 1990. Auparavant, les sunnites participaient aux processions religieuses avec leurs coreligionnaires chiites. En 1992, l’attaque d’une procession d’Achoura a fait dix morts. Depuis cette date, à Peshawar, les processions de Moharram — commémorant le martyr de l’imam Hussein tué lors de la bataille de Kerbala — sont encadrées par les forces de sécurité. Bien que la population chiite de Peshawar ne représente que 15 à 20 % de la population, les assassinats ciblés contre des notables, en particulier les hommes d’affaires et les médecins, se sont multipliés ces dernières années. Ces tensions sont néanmoins moins fortes que dans la province du Baloutchistan où les Hazaras sont victimes de campagnes de terreur en raison de la capacité des militants d’identifier leurs victimes sur la base de leur aspect physique. Les chiites de Peshawar n’étant pas identifiables de visu, des sunnites portant des prénoms à connotation chiite comme Ali ou Hussein ont parfois été pris pour cibles par des militants.

Dans les zones tribales, les chiites qui résident dans l’agence de Kurram ont également été victimes de persécutions, en particulier pendant les années suivant l’émergence des talibans pakistanais après 2006. Cette dimension antichiite apparaît néanmoins moins centrale pour l’idéologie talibane qu’elle ne l’est pour l’OEI qui, contrairement à ce que l’on a pu constater avec les talibans ou Al-Qaida en Afpak, affiche sa volonté d’exterminer les minorités chiites, considérées hérétiques8. Une expansion de l’organisation de l’État islamique aux zones tribales conduira inexorablement à davantage de persécutions contre les minorités chiites de ces régions.

La dimension transfrontière

Peshawar a été le point d’ancrage de la politique américaine de soutien aux moudjahidines afghans pendant la guerre froide. Aujourd’hui encore la ville est un refuge pour les talibans et les militants d’Al-Qaida de la zone frontière afghano-pakistanaise. Cela reste le principal atout stratégique des djihadistes qui défient l’État pakistanais et les Occidentaux en Afghanistan et au Pakistan. En juillet 2015, la première prise de contact officielle dans la ville pakistanaise de Murree, depuis 2001, entre les talibans afghans et les autorités de Kaboul, a été un élément positif dans les relations entre l’Afghanistan et le Pakistan. Cet espoir a cependant été réduit à néant par l’annonce par l’État afghan de la mort du mollah Omar, le 29 juillet 2015. La réaction des talibans s’est traduite par la prise temporaire de Kunduz à la fin septembre 2015 et par l’abandon du processus de négociation diplomatique avec Kaboul sous l’égide d’Islamabad.

Face à la concurrence de l’OEI, la question se pose désormais pour les États afghan et pakistanais de savoir si on peut s’entendre avec les talibans pour éviter l’enracinement territorial des djihadistes de l’OEI dans les provinces de la région frontalière afghano-pakistanaise et de Karachi. En tout cas, la nouvelle politique afghane d’Islamabad permet d’espérer la fin de l’instrumentalisation des djihadistes pour étendre l’influence pakistanaise en Afghanistan et de la stratégie d’Islamabad de « talibanisation » des Pachtounes, selon l’ancien sénateur Afrasiab Khattak (entretien personnel, 21 juin 2015). Peut-être que le « 16-12 » pakistanais aura été un tournant dans la politique pakistanaise, comme le 11-septembre l’avait été pour Washington.

1Ali Akbar, « From TTP to IS : Pakistan’s terror landscape evolves », The Dawn, 16 mars 2015.

2Afrasiab Khattak, « FATA’s bleeding wound », The Nation, 7 novembre 2015.

3Kamran Yousaf, « Pakistan admits presence of Daesh in Karachi », Press TV, 13 octobre 2015.

4Le Lashkar-e Jhangvi (Armée de Jhangvi, LeJ) est un groupe extrémiste sunnite violemment antichiite. Il est apparu en 1994 après l’entrée du parti extrémiste sunnite Sipah-e Sahaba (SSP) en politique. Voir Mariam Abou-Zahab, « Le SSP, héraut du sunnisme militant au Pakistan » in Milices armées d’Asie du Sud, Presses de Sciences Po, 2008.

5Pour une description de la ville de Peshawar à l’époque de l’intervention soviétique en Afghanistan, voir Jean-Pierre Perrin, Jours de poussière. Choses vues en Afghanistan, La Table Ronde, 2002 ; p. 83-88. C’est en 1974 que Peshawar devient le refuge pour « l’opposition islamique d’exil » des intégristes afghans. Voir Michael Barry, Le royaume de l’insolence. L’Afghanistan 1504-2011, Flammarion, 2011 ; p. 184.

6Il y a sept agences tribales qui sont des territoires délimités administrativement dans les FATA. Voir Iftikhar Firdous, Riaz Ahmad, Tahir Khan, “Two police officials killed, five injured in Peshawar blast”, The Express Tribune, 11 juin 2015.

7Entretiens avec des habitants du Waziristan, Peshawar, 15 juin 2015.

8Ahmed Rashid, « Why We Need al-Qaeda », The New York Review of Books, 15 juin 2015.

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