Les rodéos automobiles d’une jeunesse saoudienne en révolte

« Royaume d’asphalte » de Pascal Menoret · Fruit de quatre années d’enquête ethnographique, Royaume d’asphalte montre comment, dans la ville de Riyad répressive et livrée aux promoteurs, les jeunes Saoudiens créent des espaces de liberté et de révolte. Une plongée dans les « bas-fonds » de la capitale saoudienne, parmi les adeptes des rodéos urbains qui jouent à déraper au péril de leur vie et défient l’ordre imposé.

« The Illegal Street Racers Of Saudi Arabia » (Seeker Network), copie d’écran.

J’ai rencontré les mfaḥḥaṭīn une nuit de janvier 2002, trois ans avant de commencer mon enquête. J’attends au volant de ma voiture qu’un feu passe au vert sur l’avenue Takhaṣṣuṣī, dans le quartier des affaires, lorsqu’un hurlement épouvantable résonne derrière moi. Dans le rétroviseur, je vois un énorme nuage de poussière approcher à très vive allure.

J’ai à peine le temps de passer la première et de tourner dans la première rue. Le tourbillon balaie l’emplacement que je viens de quitter et poursuit sa course folle sur l’avenue : c’est une voiture lancée en dérapage latéral à plus de 200 kilomètres heure.

Propulsé hors de mon siège par une terreur rétrospective, les membres tremblants, le front trempé, la respiration coupée, il me faut bien quinze minutes pour retrouver le calme. Un conducteur s’arrête pour me demander si tout va bien, et redémarre en haussant les épaules quand je lui explique ce qui s’est passé.

Ce n’est pas fini. Les pneus hurlants, produisant un énorme nuage de poussière et de fumée, la voiture revient. Rampant sur le bitume, comme suspendue à des fils invisibles, la carrosserie semble avoir été libérée des lois de la dynamique par quelque décret divin. Le vacarme est assourdissant. Une voiture de police à ses trousses, le mfaḥḥaṭ tourne à droite dans une avenue. Sa voiture saute par-dessus le terre-plein central entre lampadaires et palmiers et se met à slalomer d’un côté à l’autre de l’avenue. La voiture de police passe maladroitement au-dessus du terre-plein central au moment où le mfaḥḥaṭ revient de l’autre côté de l’avenue pour semer les flics. Tous feux allumés, la sirène hululant, la voiture de police finit sa course contre un lampadaire. Deux policiers en sortent, apparemment indemnes, et regardent la voiture enchantée disparaître sur l’avenue Roi Fahd, au fond de la perspective qu’encadrent les immeubles bas et les villas aux fenêtres éteintes.

Quelques années plus tard, le quartier d’affaires est trop embouteillé, même tard le soir, pour permettre de telles performances. Et, après les manifestations et attentats qui ont eu lieu entre 2002 et 2005, la police est devenue omniprésente dans les quartiers centraux. Témoin d’une époque révolue, une avenue parallèle à Takhaṣṣuṣī est surnommée par les fans de rodéos Shāre‘ al-Gizāz, « rue du Verre ». Elle n’a pas reçu ce surnom à cause de la proximité des palais royaux, où la consommation d’alcool est, dit-on, endémique. « Al-Gizāz » est une référence à un célèbre accident de rodéo qui a couvert le goudron de pièces de voitures et de verre brisé. Maintenant que leur tentative d’envahir le nouveau centre-ville a été repoussée, les mfaḥḥaṭīn se sont repliés sur leur turf originel, dans les interstices créés par les dynamiques du marché de l’immobilier entre la ville et le plateau désertique. Ils préfèrent la périphérie pour ses pistes d’asphalte vierges, longues et droites, qui relient les quartiers en projet à la ville existante.

Après minuit, la ville, ennuyeuse et disciplinée pendant la journée, devient un terrain de jeu sauvage. Selon les fans de rodéos, les heures les plus folles sont à l’aurore, entre le départ des patrouilles de nuit et l’arrivée des équipes du matin. Pendant trente à soixante minutes, les dérapages sont à leur maximum, et les accidents de la route sont les plus fréquents : la ville est pour ainsi dire hors de contrôle. Les rodéos urbains révèlent un contraste extrême entre le Riyad très policé, dont je fais l’expérience quotidienne, et une ville nocturne turbulente, affranchie du regard de l’État. La présence des mfaḥḥaṭīn signale l’existence d’une autre géographie du pouvoir dans la capitale, une géographie où la police, d’habitude puissante, est dépassée et où l’espace fonctionnaliste de la ville marche sur la tête. L’aspect le plus fascinant des dérapages en voiture est probablement leur subversion des normes corporelles rigoureuses appliquées par l’État, la police, la police religieuse et l’« oeil soupçonneux » (naẓrat al-rība) des membres de la société sur les jeunes.

Après le boom pétrolier, l’expansion suburbaine de la capitale entraîne de nouveaux usages de l’espace urbain et modifie les pratiques et normes corporelles. Rendu plus riche par le boom et tendant vers un conservatisme moralisant, l’État saoudien impose un contrôle plus étroit des usages du corps. Il crée des institutions de patronage de la jeunesse (dont en 1974 la Présidence générale pour le patronage de la jeunesse, al-Ri’āsa al-‘ āmma li-ri‘ āyat al-shabāb), donne libre cours aux groupes islamiques, impose une ségrégation plus stricte entre les sexes, promeut un code d’habillement uniforme et réglemente la sexualité. En 2012, le centre de recherche de la police religieuse révèle que 59 % des jeunes Saoudiens ont des « pratiques interdites ou répréhensibles », portent des habits avec des reproductions d’êtres vivants (43 %), des vêtements moulants, des colliers et des bracelets (26 %) et ont les cheveux montés en kadash ou afro (24 %)1. Avec ses règles minutieuses, le contrôle de la jeunesse est à la fois superficiel et accablant. Firās, un mfaḥḥaṭ âgé de dix-sept ans qui vient d’un milieu bédouin, raille souvent ses profs et les membres de la police religieuse.

Il a beaucoup de temps libre, explique-t‑il, parce qu’il a été chassé de l’école pour avoir insulté un professeur. Après son renvoi, son frère aîné lui offre un voyage au Canada et son père réagit à peine. Pour lui, c’est à la fois une bonne nouvelle et le summum de la faiblesse parentale. Quelques jours après son renvoi de l’école, alors qu’il rôde dans la section féminine du marché de son quartier, il est arrêté par la police religieuse et emmené au poste. Les policiers lui rasent le cr.ne et le poussent dans une pièce nue dont le seul meuble, posé directement sur le sol, est un cercueil. Ils l’ouvrent, couchent Firās à l’intérieur, referment le cercueil et lui font écouter une récitation enregistrée du Coran « pour me faire réfléchir à ce que ça fait d’être dans la tombe ». Le ridicule de la situation le fait encore rigoler. À la fin de son récit, il s’exclame « ’Alleg ! Arrêtez vos conneries ! » D’autres victimes de la police religieuse étaient moins enjouées. En 2002, quinze jeunes filles meurent dans l’incendie de leur école parce que les représentants de la police religieuse, obsédés par la séparation des sexes, interdisent aux élèves de quitter le bâtiment en feu.

Firās raconte son histoire alors que nous conduisons au sein d’un essaim de voitures, à la recherche des mfaḥḥaṭīn qui doivent arriver d’un instant à l’autre, mais qui finalement ne viennent pas. Il fait déraper sa voiture pour tuer le temps, se donne en spectacle en criant : « Anā marjūj ! Je suis cinglé ! » et montre ses talents de conducteur. Tout en gesticulant et en klaxonnant de temps à autre, il conjure de manière comique la protection divine contre ses propres méfaits et psalmodie régulièrement, « Iā dāfe‘ al-balā’ ! Délivre-nous du mal ! »

Puisque les moindres écarts sont criminalisés, on assiste à la prolifération de violations en tous genres. « La violence subversive réplique à la violence du pouvoir » et « la normalisation étatique impose la perpétuelle transgression »2. Riyad n’est pas une exception à cette règle. Des actes aussi manifestement déviants, dans le contexte saoudien, que le flirt en public, les pratiques homosexuelles ou la consommation de drogues et d’alcool deviennent autant de protestations contre les comportements stricts et l’ordre spatial promus par l’État. Sur certaines avenues de la ville, les garçons flirtent avec les filles ou avec d’autres garçons. Ils s’interpellent de voiture à voiture, se jettent leur numéro de téléphone sur des bouts de papier ou s’envoient des SMS. Chaque nuit, sur la rue Mūsā bin Nuṣayr, surnommée « Shāre‘ ‘Aqāriyya » (« rue de l’immobilier »), dans le quartier des affaires, une parade automobile tourne lentement autour du terre-plein central et des gars de tous âges et de tous gabarits se reluquent d’une voiture à l’autre.

Les rues alentour sont transformées en un lupanar de plein air, où les garçons rencontrent des garçons avant de les conduire vers des lieux plus intimes, un parking, une chambre d’hôtel ou un terrain vague en périphérie de la ville. En 2010, visitant Riyad quelques années après la fin de mon enquête, je descends à nouveau la rue ‘Aqāriyya. La municipalité a modifié la circulation et on ne peut plus faire demi-tour au carrefour. Il y a des caméras de surveillance, reliées au système de surveillance Sāher vigilant »), un logiciel policier introduit en 2010 et critiqué pour ses défauts et ses conséquences inattendues. En rendant la surveillance étatique plus visible et plus prédictible, le système crée, paradoxalement, des zones de « circulation anarchique » (fawḍa murūriya) partout où il n’est pas installé3. Les hommes en quête de partenaires sexuels ont sans doute migré vers d’autres endroits.

Alcool et drogues sont presque aussi faciles à trouver qu’un partenaire sexuel et peuvent être achetés à plusieurs endroits, pourvu qu’on ait le bon contact et une voiture pour y aller. Le captagon, une amphétamine illégale produite en Europe de l’Est et passée en contrebande à travers la Turquie, la Syrie et la Jordanie, est la drogue la plus répandue. Le haschisch, la cocaïne et l’héroïne, importés par les rives du Golfe et les montagnes du Yémen, sont très demandés aussi4. Un alcool de dattes local, surnommé « al-kuḥūl al-waṭanī » ou « alcool national », est stocké et vendu en bouteilles d’eau en plastique, et sa transparence le rend indétectable à l’inspection visuelle. Vous pouvez conduire vers l’est ou le sud de Riyad, rencontrer votre vendeur et transférer quelques bouteilles de sa voiture à la vôtre. De retour à la maison, vous mélangez l’alcool à de la bière sans alcool ou à du soda, et devenez rapidement ivre. Comme on dit, ce qui est interdit est désiré (al-mamnū‘ marghūb) et Riyad est auréolée de l’attrait de l’interdit.

‘Ajīb, le fan de rodéo que Rakān et moi suivons jusqu’à notre accident, est satisfait des plaisirs de Riyad et méprise ceux de Bahrein, vers où de nombreux Saoudiens de la classe moyenne se précipitent chaque week-end en quête d’alcool et de prostitué(e)s.

Il se contente de « ce qu’on a en Arabie » et n’a pas besoin de « ce qu’on trouve à Manama ». Nous en concluons qu’il est davantage intéressé par les garçons que par les filles, et par l’alcool de dattes que par les boissons d’importation. Quelques minutes plus tard il confesse son infatuation pour ce jeune voyou « charmant » (ḥlīwī) qui a récemment causé un accident terrible dont il nous montre deux vidéos. Dans la premi.re, un conducteur fauche un garçon pendant un dérapage. La seconde vidéo est encore plus insoutenable et montre les blessures de la victime en gros plan. Devant nos réactions, il commente brièvement : « Bien sûr, les rodéos, c’est mal. Mais tout ce qu’il y a autour est vraiment cool. » Quelques jours plus tôt, l’un de ses amis, le visage ravagé par la couperose et la jambe droite dans le plâtre, a déclaré : « On sait que les rodéos, c’est mal, mais ça te donne des sensations, ça donne la sensation du temps et de l’espace (al-ḥess bi-l-zamān wa-l- makān). » ‘Ajīb a répondu, l’air sérieux : « Et il y a les garçons », une proposition apparemment si évidente que l’autre a juste répété : « Et il y a les garçons. »

Les rodéos urbains sont intégrés à toute une série de catégories bien connues que les mfaḥḥaṭīn adoptent, transforment et subvertissent. Les notions dialectales de hajwala et de tafḥīṭ n’ont pas toujours désigné le passe-temps périlleux qui consiste à faire déraper des voitures à grande vitesse. Dans les dialectes du Nadjd, les deux mots sont reliés au mot ṭufush de manière intéressante. Les trois verbes dialectaux, faḥḥaṭa, hajja et ṭafasha signifient à l’origine : s’enfuir, courir, s’échapper. Un mfaḥḥaṭ est ainsi littéralement un fugitif, un évadé, un rêveur. Tafḥīṭ désigne aussi les hurlements des nourrissons et, par extension, le son des pneus qui crissent. Hajwala est toujours utilisé dans le Nadjd pour signifier le désordre, la confusion et l’anarchie. Pour la génération des parents ou grands-parents de mes informateurs, un muhajwil est un clodo. Les jeunes mfaḥḥaṭīn ont converti cette marque de blâme en un badge de fierté : pour eux, un muhajwil est un dur, un héros des rues.

Une autre signification est ajoutée dans les années 2000, après le début de la campagne d’assassinats ciblés et d’attentats menée dans le pays par al-Qā‘ida. Les fans et la presse comparent le tafḥīṭ à l’activisme violent soit en guise de provocation, soit pour stigmatiser le rodéo urbain et réclamer davantage de répression.

Lorsqu’ils écrivent sur les rodéos, les journalistes saoudiens recyclent la notion de fitna (sécession au sein de la communauté des croyants) que l’État saoudien et les experts occidentaux les plus conservateurs utilisent pour dépolitiser l’activisme armé en le réduisant à une pathologie religieuse5. Au début de l’année 2006, un journaliste saoudien invente l’expression : fitnat al-tafḥīṭ ou « sécession du dérapage automobile »6. Plus tard la même année, la télévision publique d’information al-Ikhbāriyya diffuse un documentaire sur les rodéos, al-Jarīma al-murakkaba (le crime composite), dans lequel le réalisateur décrit les dérapages comme une forme de terrorisme de rue (irhāb al-shawāri’).7 À l’ère d’al-Qā‘ida, être un clodo, un punk ou un dur n’est plus assez désirable ou blâmable. Les mfaḥḥaṭīn se doivent désormais d’être des terroristes (irhābiyūn).

  • Pascal Menoret, Royaume d’asphalte
    La Découverte, 9 juin 2016. — 240 p. ; 23 euros.

1« Al-amr bi-l-ma‘rūf : 59 % mīn al-shabāb yumārisūn sulukiyāt muḥarrama wa makrūha » (La police religieuse déclare que 59 % des jeunes ont des pratiques interdites ou répréhensibles), al-Ḥayat, 25 décembre 2012.

2Henri Lefebvre, La Production de l’espace, Blackwell, Oxford, 1991 ; p. 32.

3« Murūr al-Riyāḍ : sāher khaffaḍa wufiyāt al-ḥawādith ilā 20 ḥāla fī-l-shahr al-awwal » (La police de Riyad déclare que Sāher a réduit les morts sur la route à 20 pendant son premier mois), Al-Waṭan, 3 juin 2010.

4« Saudi Arabia clamps down on drug traffickers », Al-Sharq al-Awsaṭ, 5 septembre 2012.

5Gilles Keppel, Fitna. Guerre au coeur de l’islam, Gallimard, Paris, 2004.

6« Al-qabḍ‘alā rū’ūs fitnat al-tafḥīṭ fī-l-‘ āṣima al-Riyāḍ » (Arrestation des meneurs de la sécession du dérapage automobile dans la capitale), Al-Jazira, 11 avril 2006.

7Tawfīq al-Zaydī, « Al-Jarīma al-murakkaba » (Le crime composite), décembre 2006.

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