Retrouver Bagdad

Une jeunesse en quête de « normalité » · Dix ans après l’invasion de l’Irak en mars 2003 par les forces américaines et leurs alliés, Bagdad est méconnaissable pour ses propres habitants. Suite à d’importants déplacements liés aux violences, la population se répartit désormais pour l’essentiel selon des critères confessionnels ou ethniques. Les plus jeunes essaient de réinventer et unifier la nation, à travers les loisirs notamment. Le rêve d’une situation normalisée sur le plan sécuritaire s’est toutefois sans doute encore éloigné suite au pic de violence de cet été.

Bagdad : vendeurs de livres dans la rue Al-Mutanabbi.
PBSNewshour/Larisa Epatko, 20 août 2010.

« La vie des sept millions de Bagdadis — dont la majorité est de confession chiite — est rythmée par le passage de checkpoints, les contrôles d’identité et les fouilles de l’armée et de la police. Elle l’est aussi et surtout par les milices rattachées aux groupes politiques ethnocommunautaires. L’arrivée au pouvoir de partis politiques chiites et l’insécurité qui persiste ont transformé en profondeur la ville, aujourd’hui marquée par un fort conservatisme. Le sentiment d’étouffement exprimé sans cesse par les habitants est d’autant plus fort pour ses habitantes pour qui s’ajoutent des normes vestimentaires et des comportements dont les hommes sont exonérés. Pour tous, la mobilité y est toujours contrainte, voire interdite, détruisant toujours plus le lien social et le sentiment de partager une même ville et un même destin.

La simple idée de se promener nonchalamment, d’attendre banalement immobile dans l’espace public semble aujourd’hui irréaliste pour bien des habitants, en particulier pour les femmes. Dès lors, le loisir reste le plus souvent confiné à l’espace familial ou communautaire, encourageant des pratiques religieuses réinventées, notamment liées à certains cultes, par exemple au mausolée chiite du septième imam, Moussa Ibn Ja‘far Al-Kazmy dans la banlieue nord de Bagdad. Depuis la chute du régime de Saddam Hussein en 2003, les pèlerinages se sont en effet multipliés et ont pris une ampleur considérable.

CREER DE NOUVEAUX LOISIRS

Au religieux s’ajoute le commercial. La plupart des lieux de « détente » sont ainsi des lieux de consommation : cafés, glaciers, vendeurs de jus de fruit et restaurants se suivent dans une même rue ou près de petits malls. Le plus souvent, les restaurants, gardés et strictement contrôlés, ont développé un régime de séparation avec un côté réservé aux « familles » – sous-entendu avec femmes – et un autre aux hommes. De nombreux cafés sont d’ailleurs réservés à la clientèle masculine à partir de 17 heures.

Au délitement des liens dans la cité et à la militarisation de Bagdad s’ajoutent le délabrement provoqué par les bombardements, les attentats et la disparition des services publics de nettoyage. La capitale a l’air tout à la fois chaotique et laissée à l’abandon. Pourtant, la jeunesse bagdadie n’aspire pas moins que ses voisines arabes à profiter des places et des espaces verts ainsi que d’un très riche patrimoine historique et architectural. Elle a su exploiter les quelques lieux existants, tels les rues Al-Mansour et Karada dont les cafés restent encore mixtes sur le plan confessionnel mais sont réservés aux catégories les plus riches, et composer avec la situation, en profitant des quelques moments d’accalmie. Depuis 2011, faisant écho aux mobilisations ailleurs dans le monde arabe, un certain nombre d’initiatives menées par de jeunes Bagdadis tentent d’échapper aux divisions politico-communautaires et de faire la promotion, dans la rue, d’une ville unifiée. À partir de campagnes organisées dans l’espace public, étudiants, artistes et militants expriment leur désir d’unité et leur résistance face à la violence qui caractérise la vie quotidienne d’une ville qu’ils assimilent souvent à un « paradis perdu ».

RETOUR NOSTALGIQUE

La désintégration de la ville ne s’est pas produite au cours de la décennie écoulée. Elle est ancrée dans une histoire plus ancienne et complexe. La guerre Iran-Irak dans les années 1980, le choix d’une militarisation tous azimuts de la société et la répression aveugle par le régime brutal de Saddam Hussein, la guerre du Golfe de 1991 puis le terrible embargo onusien qui a duré jusqu’en 2003 ont contribué au repli communautaire, au délitement du sentiment national et à la métamorphose d’une ville qui faisait autrefois la fierté de ses habitants. Ouverte sur le monde, dynamique, Bagdad se vivait comme la capitale culturelle du monde arabe.

La jeunesse de Bagdad, née entre 1980 et 2000, n’a pour ainsi dire connu que la guerre. Elle vit (sans doute avec un excès de nostalgie qui occulte les difficultés de l’époque) avec le sentiment d’un déclassement, d’une décomposition générale de son système éducatif et sanitaire dont les performances plaçaient autrefois l’Irak en tête du monde arabe et de l’Asie. Elle souligne la disparition de la vie intellectuelle et de la capacité des habitants à s’approprier leur ville. Chacun se rappelle que les bords du Tigre étaient parsemés de restaurants servant le fameux masguf, un plat de poisson traditionnel — y compris pendant l’embargo quand seulement une infime minorité de la population, souvent liée au régime baasiste, avait les moyens financiers de les fréquenter. Les moins riches pouvaient encore profiter des berges de la rue Abou Nouwas, qui tire son nom du grand poète bagdadi du VIIIe siècle, en se baladant en famille ou en amoureux.

La possibilité de se promener dans les rues de Karada avec ses magasins d’habillement et de flâner devant les nombreuses librairies de la rue Al-Moutanabbi (autre poète irakien) enracinait une identité urbaine qui ne subsiste que dans les mémoires. L’amour des Irakiens pour la littérature a par ailleurs été continuellement mis à mal au cours des trois dernières décennies. Symbole déchirant du déclassement subi par la classe moyenne et les élites intellectuelles au cours des années 1990, alors que le pays subissait l’embargo, les habitants bradaient, chaque vendredi, à même les trottoirs poussiéreux de la rue des libraires, les trésors de leurs bibliothèques familiales.

SEAPPROPRIER LA VILLE

Dans le contexte des mouvements de protestation qui ont bouleversé le monde arabe depuis le mois de janvier 2011, mais aussi de la stabilisation relative de la situation sécuritaire en Irak, certains jeunes Irakiens et Irakiennes semblent disposés à tourner la page de la violence et de la fragmentation de la ville et de la population. Organisées de façon ostensible dans l’espace urbain, à des emplacements souvent symboliques, des manifestations à caractère culturel cherchent à faire la promotion d’une autre forme d’urbanité à Bagdad.

La campagne « Ana Iraqi wa ana aqra » (je suis irakien et je lis) a été lancée au mois de septembre 2012. Elle partait de la rue des libraires, Al-Moutanabbi, et entendait explicitement encourager la population, notamment la jeunesse, à renouer avec l’héritage culturel d’un pays marqué par « l’amour de la lecture et de la science ». Le message nationaliste, autant que la dimension festive, n’étaient pas anodins et visaient en quelque sorte à effacer les décennies de décomposition culturelle. Pendant plusieurs jours, des jeunes étudiants et militants de la société civile se qualifiant d’« indépendants » (mustaqil), c’est-à-dire refusant d’être associés à un quelconque parti politique, ont distribué des livres en tous genres autour de la rue Al-Moutanabbi et ont déposé sur plusieurs mètres des centaines de livres sur la rue Abou Nouwas, à consulter et lire sur place par les passants. Les livres avaient été rassemblés au cours des semaines précédentes grâce à un appel aux dons lancé sur une page Facebook annonçant le projet. Cette initiative, portée par la frange aisée et libérale de la jeunesse, notamment par Muhammad ‘Abd al-Zahra, étudiant et militant des droits de la personne, et Athil Fawzi, ingénieur et animateur d’un blog de vulgarisation scientifique, s’est conclue par un rassemblement à Abou Nouwas qui a réuni plusieurs centaines de personnes — majoritairement jeunes —, où se sont succédé artistes et intellectuels pour réciter des poèmes, chanter ou danser. Cette « fête » de la lecture s’exporta même en dehors de la capitale, notamment dans la ville sainte chiite, Nadjaf, non sans tentatives de « récupération » politique, de la part du Parti communiste notamment ou des autorités locales.

UNIFIER UNE NATION DIVISEE

Se réapproprier Bagdad et réinventer la nation irakienne était également l’un des objectifs de la petite association Youm al-thaqafa al-iraqi (la journée irakienne de la culture). Ses quelques dizaines de membres se décrivaient eux aussi comme indépendants et inscrivaient leur démarche dans le cadre des festivités liées à la désignation en 2013, par la Ligue arabe et l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco), de Bagdad comme capitale culturelle du monde arabe. À l’occasion du dixième anniversaire du pillage du musée national en avril 2003 (dans le contexte de la chute du régime de Saddam Hussein), l’association, particulièrement active sur Facebook, organisait la première nouvelle visite publique du musée. Les jeunes Irakiens membres de l’association, pour la plupart étudiants et venus de divers quartiers de la capitale, souhaitaient faire la promotion de l’« unité » de leur pays, en valorisant son histoire antique à travers le musée mais aussi certaines spécificités locales, par exemple la célébration par tous de la tradition du nouvel an kurde, Nowruz, ou en organisant des rencontres avec des leaders des minorités religieuses telles que la petite population de rite mandéen. Une telle ambition, toujours décrite comme indépendante et apolitique, n’était cependant pas neutre puisqu’elle réactivait l’idée d’une nation mosaïque. Elle recevait alors le soutien du ministère de la culture qui lui ouvrait des espaces et témoignait d’une volonté de reconstruire la nation, par le bas et par le biais de la culture, au-delà les clivages.

En janvier 2013, la formation des jeunes de l’Orchestre symphonique national décide d’organiser un concert public en extérieur, sur la place ’Uqbah bin Nafi, devant le théâtre national et à proximité du quartier commerçant de Karada. Les organisateurs prétendaient faire la promotion de la musique comme « vecteur d’unité et de rassemblement » mais virent leur projet d’abord empêché par les services de police avant d’être autorisé mais placé sous haute sécurité. Six mois auparavant, un attentat à la voiture piégée sur cette même place avait fait sept morts.

Les projets de ce type dans l’espace public, encore tâtonnants du fait des difficultés de chacun de se mouvoir dans la ville, et à l’initiative des catégories aisées de la jeunesse, se multipliaient en faveur de l’embellissement de la ville, de la promotion des espaces verts ou encore de la préservation de la balade Abou Nawas le long du fleuve menacée en 2013 par un projet gouvernemental de privatisation des espaces et d’arrachage des arbres. Toutes ces campagnes illustrent la centralité des loisirs et du temps libre dans la réappropriation par la population de Bagdad d’une identité mise à mal par la guerre et dans l’émergence de pratiques banales de résistance à la fragmentation sociale et urbaine.

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