1948, l’assassinat impuni d’un médiateur de l’ONU en Israël

Comment le comte Bernadotte fut « éliminé » · L’assassinat du comte suédois Folke Bernadotte par le groupe terroriste Stern est un événement oublié de l’histoire du partage de la Palestine mandataire en 1948. Nommé médiateur de l’ONU dans le conflit israélo-arabe, Bernadotte vient proposer un plan — comportant, entre autres le retour de tous les réfugiés palestiniens chassés de leurs terres — qui lui sera fatal. La chaîne Al-Jazeera en anglais diffuse en ligne Killing the Count, un documentaire en deux parties qui raconte cet épisode dramatique.

Folke Bernadotte dans une jeep de l’armée israélienne lors de sa mission de médiation.
Archive, 1948.

Le 17 septembre 1948, trois voitures américaines blanches portant le drapeau de l’ONU roulent dans la rue Hapalmah, à Jérusalem. À l’arrière de la dernière voiture, une grosse Chrysler, sont assis le médiateur de l’ONU dans le conflit israélien, le comte suédois Folke Bernadotte, neveu du roi de Suède Gustave V et descendant d’un maréchal d’Empire français et un officier français détaché auprès des Nations unies, le colonel André Sérot.

Soudain, une Jeep surgit d’une rue transversale et barre le chemin du convoi. Trois hommes en uniforme de l’armée israélienne en descendent. Le comte Bernadotte ouvre sa vitre et passe la tête pour voir ce qui se passe. L’un des deux hommes, Yehoshua Cohen, se dirige vers lui et vide à bout portant le chargeur de son pistolet mitrailleur Schmeisser sur les deux passagers. Bernadotte reçoit six balles dans le bras gauche, la gorge et la poitrine. Le colonel Sérot est frappé de 18 balles. Tous deux meurent sur le coup. Des terroristes israéliens viennent d’assassiner le médiateur officiel des Nations unies. Il venait la veille de proposer un nouveau plan de partage entre Palestiniens et Israéliens. Les tueurs appartiennent au groupe Stern, le Lehi (« Combattants pour la liberté d’Israël » en hébreu), le plus radical des mouvements armés juifs. L’un de ses dirigeants, Yitzhak Shamir, deviendra premier ministre d’Israël. Cet événement dramatique, un peu oublié, fait l’objet d’un documentaire en deux parties de la chaîne Al-Jazeera en anglais, Killing the Count, riche de nombreuses archives filmées et de témoignages d’historiens israéliens et palestiniens.

Pourquoi ce crime est-il rarement rappelé ? Parce qu’il souligne l’importance du terrorisme dans la construction de l’État d’Israël ? Parce que malgré tous ses efforts, le plan de Bernadotte témoignait d’une vision un peu abstraite du conflit, et qu’il était rejeté aussi bien par les Palestiniens que par les Israéliens ? Un peu des deux, sans doute. Les circonstances du meurtre sont accablantes. Le convoi ne bénéficiait d’aucune protection militaire, à la demande de Bernadotte, qui croyait en la protection du drapeau onusien. Il avait même refusé que l’officier de liaison israélien qui l’accompagnait soit armé. Cet officier, le capitaine Moshé Hillman, embarque dans le convoi à la porte Mandelbaum, l’un des points de passage de la ligne de démarcation du cessez-le-feu de l’époque, entre Jérusalem-Est et Jérusalem-Ouest, tenue par l’armée israélienne. Bernadotte, arrivé la veille par avion de son QG de l’île de Rhodes, avait aperçu le pistolet du capitaine. « Il a dit : non, non ! Vous êtes sous la protection de l’ONU, et quand on est sous sa protection, il ne peut pas y avoir d’armes ! », se souvient le fils de l’officier israélien. Hillman remet son arme à un autre militaire israélien.

Le capitaine devait se trouver assis à la place du colonel Sérot. Ce dernier, assigné à une autre voiture, avait demandé à échanger son siège avec l’Israélien. L’officier français, membre du Deuxième Bureau — les renseignements militaires — avait effectué pendant la seconde guerre mondiale de nombreuses missions clandestines en territoire allemand. Il voulait profiter du trajet pour remercier Folke Bernadotte d’avoir sauvé sa femme, déportée au camp de Ravensbrück, dans le cadre de la « campagne des bus blancs ». Un exploit du comte, dans les derniers mois du conflit. En février 1945, alors président de la Croix-Rouge suédoise, Folke Bernadotte s’était rendu en Allemagne (la Suède était restée neutre) et avait négocié avec Heinrich Himmler la libération de déportés. Selon les chiffres de l’organisation suédoise, 15 345 d’entre eux furent sauvés, dont la moitié environ de Scandinaves, et parmi eux un certain nombre de juifs, emmenés dans des bus peints en blanc1.

Un homme d’action aux idées simples

Ces qualités de diplomate alliées à un goût pour le concret avaient contribué à la nomination de Bernadotte comme médiateur d’un conflit inextricable, dont les autorités britanniques s’étaient lavé les mains en abandonnant précocement leur mandat sur la Palestine. Le comte était un homme d’action. Chef des boy-scouts suédois, puis dirigeant de la Croix-Rouge, toujours habillé d’un short militaire en été, il croyait au pouvoir de l’énergie et de la bonne volonté, symbolisées par la livrée de son avion officiel, un DC-3 blanc portant les insignes de l’ONU et de la Croix-Rouge.

Quand il est nommé médiateur de l’ONU, le 20 juin 1948, l’Assemblée générale a déjà approuvé, le 29 novembre 1947, un plan de partage détaillé dans la résolution 181, refusé par l’aile droite israélienne et les représentants des Palestiniens. Mais à l’arrivée de Bernadotte, la situation a radicalement changé. L’État israélien proclamé le jour du retrait des Britanniques est en guerre avec ses voisins arabes et avec les combattants palestiniens. Folke Bernadotte débarque dans l’Orient compliqué avec des idées simples. Une semaine après le début de sa mission, il négocie une trêve de quatre semaines (qui servira aux Israéliens à se réarmer) et un nouveau plan : un État israélien en Galilée et sur une bande côtière jusqu’au sud de Tel-Aviv, confédéré avec la Transjordanie, qui deviendra plus tard la Jordanie. Le reste du territoire sera arabe mais incorporé à la Transjordanie, et Jérusalem sera sous sa souveraineté. Le projet est rejeté par les deux parties. Le ministre des affaires étrangères Moshé Shertok lui signifie immédiatement un refus catégorique.

Les actes terroristes stimulent l’imagination populaire, réveillent les énergies dormantes, donnent une impulsion au mouvement révolutionnaire.

Le plan Bernadotte comporte un volet tout aussi insupportable pour les Israéliens : le droit au retour des réfugiés palestiniens chassés de leurs terres, sans limite de nombre. Pour le plus virulents des groupes armés juifs, le Lehi — surnommé par les Britanniques le « Stern gang » — une telle attitude mérite la mort. Le groupe extrémiste Stern n’a toujours pas complètement intégré l’armée nationale. Il promeut un « grand Israël » et revendique ouvertement l’utilisation du terrorisme. « Les actes terroristes stimulent l’imagination populaire, réveillent les énergies dormantes, donnent une impulsion au mouvement révolutionnaire », peut-on lire par exemple en 1943 dans le n° 2 de son journal clandestin Ha’Hazit (Le Front), et repris dans Front de combat hébreu, périodique en français du groupuscule, en mai-juin 1944.

L’usage du terrorisme

Le Lehi était une scission de l’Irgoun, le principal mouvement de droite dirigé par un autre futur premier ministre, Menachem Begin. C’est l’Irgoun qui avait introduit le terrorisme dans la région à la fin des années 1930, posant des bombes dans les marchés arabes et jetant des grenades sur des autobus. L’Irgoun a également perpétré ce qui reste aujourd’hui le plus important attentat terroriste de l’histoire palestinienne en faisant sauter à Jérusalem, le 22 juillet 1946, l’aile de l’hôtel King David qui abritait le QG britannique, faisant 91 morts et 46 blessés. Et les deux mouvements ont participé au massacre dans le village palestinien de Deir Yassine — 120 morts le 9 avril 1948.

Le Lehi, pour sa part, a déjà tué un personnage de haut rang. Le 6 novembre 1944, deux de ses membres ont assassiné au Caire Lord Moyne, le représentant officiel du Royaume-Uni en Égypte, en fait le gouverneur réel du pays. Après la mort de son chef Avraham Stern, abattu par les Britanniques le 12 février 1942, le Lehi est dirigé par un triumvirat nommé « le Centre » : Israël Eldad, Nathan Yelin-Mor et Yitzhak Shamir. Selon le témoignage d’Eldad, c’est le Centre qui a voté la mort de Bernadotte, par deux voix contre une — la sienne.

Dans les oubliettes de l’Histoire

L’assassinat du médiateur de l’ONU provoqua l’indignation du monde, puis fut rapidement oublié. En Israël, le premier ministre David Ben Gourion en profita pour démanteler définitivement le Lehi et l’Irgoun — mais la condamnation ne fut que de façade. Des trois du Centre, seul Nathan Yelin-Mor fut emprisonné, brièvement, avant une amnistie générale. Eldad poursuivit une carrière de militant du Grand Israël. Shamir entra par la suite au Mossad, les services de renseignement, avant de succéder à Begin comme premier ministre en 1983 et 1984, poste qu’il occupera de nouveau entre 1986 et 1992. Le destin de Nathan Yelin-Mor est plus étonnant. Déjà pro-soviétique à l’époque du Lehi, il se rapprocha en 1967 du parti communiste israélien, partisan de la création d’un État palestinien, et participa, avant sa mort en 1980, à des réunions entre pacifistes israéliens et membres de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP).

Yeoshua Cohen, l’homme qui a lui-même avoué avoir tiré sur Folke Bernadotte et le colonel Sérot, fut l’un des fondateurs du kibboutz de Sde Boker, dans le Néguev. Le kibboutz compta vite un habitant de marque : David Ben Gourion, qui y termina sa vie. Les deux hommes devinrent de proches amis. Ben Gourion tint à se faire filmer effectuant sa promenade matinale au bras de Cohen, l’homme qui avait tué le comte.

1En 2005, une historienne suédoise a révélé la part cachée de l’opération : pour faire place aux déportés qui allaient être sauvés, rassemblés dans le camp de Neuengamme, 2 000 prisonniers furent transportés par ces mêmes bus blancs dans d’autres camps de la mort.

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