
Enveloppé dans une écharpe noire arborant l’emblème de son groupe, Farès (pseudonyme) parcourt les ruelles étroites du quartier populaire où il a grandi. Sur les visages des passants se lit un mélange de curiosité et de familiarité. Aujourd’hui n’est pas un jour comme les autres : c’est jour de match ! Le cœur vibrant, les supporteurs forment des cortèges vers le stade. Mais derrière l’ambiance bon enfant, tous appréhendent ce qui les attend. Car entrer au stade n’est pas seulement accéder aux gradins. C’est, d’abord, franchir une barrière faite de répression systématique.
Devant la porte du stade olympique de Radès, dans la banlieue sud de Tunis, les regards croisent des policiers en uniforme, armés de matraques afin de « sécuriser » le match. Commence la fouille, vécue davantage comme une humiliation qu’une mesure de sécurité. Les ordres pleuvent : « Enlève tes chaussures ! », « Retire ta casquette ! », « Vide tes poches ! », « Jette la monnaie ! ». Le ton est martial et sans discussion, les visages sont filmés et photographiés sans la moindre explication : « Pourquoi êtes-vous vêtus en noir aujourd’hui ? Où avez-vous mis les fumigènes ? De quelle ville venez-vous ? ». Farès se tient pieds nus sur le sol glacé tel un accusé devant un tribunal.
« Répression douce »
Il s’agit d’instaurer un rapport de force, sinon de provoquer les supporteurs. Devant le sourire narquois d’un agent, Amin et certains de ses camarades se mordent les lèvres pour réprimer leur colère ; d’autres sourient pour ne pas donner de prétexte aux policiers. Mais une fois la porte franchie, toutes les humiliations se dissipent. Dans les tribunes, la voix est plus forte que les oukases et chaque refrain pour la liberté devient une petite victoire qui se renouvelle à chaque match.
Avant même le coup d’envoi, les gradins se mettent à vibrer. Les chants s’élèvent, le tifo se déploie, pas seulement comme performance artistique ou esthétique, mais comme affirmation collective de résistance. Approché par Nawaat, un des ultras — qui, généralement, refusent de parler aux médias ou communiquent chichement —, témoigne : « Le pouvoir cherche constamment à (nous) imposer de multiples restrictions », à travers ce qu’il appelle « une répression douce » qui se manifeste, selon lui, par une série de mesures restreignant la liberté d’expression.
Les images de la foule sont passées au peigne fin. Le ministère de l’intérieur exige une autorisation préalable des services de sécurité pour introduire tifos et banderoles dans l’enceinte. Officiellement, cette mesure prend pour prétexte le respect de la liberté d’opinion et de création. Mais selon notre interlocuteur, elle sert en réalité à instaurer une censure préalable, l’objectif étant d’empêcher tout message susceptible de ternir l’image du pouvoir ou de soulever des questions taboues sur la manière dont sont gérées les affaires de l’État, par exemple.
Les jours précédant le match, chaque groupe d’ultras œuvre pendant des nuits entières à la confection du tifo, une tâche qui prend des semaines, voire des mois. Celle-ci n’est jamais facile, car leurs moyens sont limités, le temps compté et la crainte d’une interdiction par les autorités constante. Ils savent qu’à tout moment la police peut venir tout stopper et réduire à néant leurs efforts sous prétexte de « rassemblement non autorisé ».
« Apprends à nager ! »
Les groupes d’ultras, qui jouissaient autrefois d’une plus grande liberté d’expression, sentent l’étau se resserrer. C’est pourquoi certains d’entre eux renoncent même au tifo. Dans ce contexte, la « répression douce » évoquée par Farès devient une arme redoutable entre les mains du pouvoir pour semer le stress et la peur. Aussi, de nombreux leaders ultras préfèrent éviter d’exposer des slogans politiques susceptibles de déclencher l’ire du régime. Ils ont le sentiment de devoir se battre en permanence pour préserver leur capacité à s’exprimer librement. Pourtant, au moment où le drapeau géant se dresse dans les tribunes, la fierté d’avoir vaincu la censure balaie toutes les craintes.
Le mouvement ultra tunisien fait face à une escalade répressive menée par le ministère de l’intérieur depuis mars 2018, après la mort du jeune supporteur Omar Laabidi à la suite d’une course-poursuite avec la police près du stade de Radès. Omar s’est noyé dans un ravin boueux, malgré ses supplications adressées aux policiers, leur disant qu’il ne savait pas nager. Le malheureux s’est vu répondre : « Taalem aoum ! » (« Apprends à nager ! »).
Ce crime n’a pas été une simple bavure policière, mais l’étincelle qui a allumé la colère des supporteurs. Il a inspiré la campagne « Taalem aoum ! », à la forte charge symbolique. Progressivement, celle-ci est devenue un creuset de la lutte pour la justice et contre l’impunité de la police. Des acteurs de la société civile l’ont adoptée, exhortant les autorités à faire de chaque 31 mars, date anniversaire de la mort d’Omar, la Journée nationale de la lutte contre les bavures policières. Le mouvement de protestation est sorti des stades pour occuper la rue, créant un engouement sans précédent ainsi qu’une large adhésion de tous les groupes ultras, mais aussi des associations et des syndicats. Cette initiative a rapidement fait des émules à travers toute la Tunisie.

Ces dernières années, le mouvement ultra s’est considérablement développé. Il ne se limite plus aux faubourgs de la capitale, comme à ses débuts, mais s’étend à de nombreuses régions et gouvernorats longtemps délaissés par les politiques de développement.
À Gabès, les ultras portent l’étendard de la lutte sociale
Gabès, un port du sud-est tunisien, est l’un des lieux où la montée en puissance des ultras les a imposés dans l’arène publique locale. Sortis des enceintes sportives, ils ont investi les débats sur les questions sociales et politiques, jusqu’à devenir une force active dans la défense des droits humains au-delà même de la région.
En tête des préoccupations des Gabésiens : la pollution chimique. Le mouvement ultra s’est pleinement engagé contre la dégradation de l’environnement causée par le Groupe chimique tunisien (GCT), un complexe industriel de transformation du phosphate, source de graves menaces écologiques et sanitaires. Toutefois, plusieurs membres du groupe ultra local ont confié à Nawaat que chaque action de protestation contre les « politiques d’empoisonnement » à Gabès est systématiquement la cible d’une campagne de surveillance et de répression de la part des autorités.

Un ultra témoigne :
Le pouvoir considère Gabès comme un terrain d’essai pour les produits chimiques, sans aucun égard pour la santé des gens et de leurs enfants. Aujourd’hui, nous vivons dans un environnement pollué, sans air pur à respirer ni plages propres où l’on peut passer du bon temps. Gabès est en train de devenir lentement une région empoisonnée. Et si ça continue, on risque d’arriver à un point où la population sera privée des conditions de vie les plus élémentaires.
Pour aplanir les divisions et renforcer leurs rangs face à la répression qui les cible sans distinction à travers tout le pays, les ultras ont lancé une campagne sous le slogan « Pour une mobilisation unifiée » qui appelle à conjuguer la solidarité et l’entraide entre tous les groupes.
La carte de supporteur, un projet liberticide
De son côté, le ministère de l’intérieur, par la voix de ses porte-parole officiels et officieux dans les médias, fait la promotion du projet « Fan ID » (« Carte du supporteur »). Ce projet conditionne l’accès aux stades à la possession d’une carte d’identité spécifique, ce qui permettra une surveillance policière accrue et un contrôle encore plus rigoureux de n’importe quel fan qui pénètre dans un stade, en particulier dans les virages, bastion des ultras. Ces derniers y voient une menace directe à leur existence, car il porte atteinte à la liberté de mouvement et viole leurs données personnelles. Pour eux, c’est une énième tentative de contrôle des foules à l’intérieur comme à l’extérieur des terrains.
Les ultras sont ainsi passés de la défense d’une cause individuelle à une revendication plus large dont l’enjeu est de protéger les libertés publiques dans les stades. Bien que la carte de supporteur n’ait pas encore été mise en œuvre, les groupes ultras ont d’ores et déjà lancé une contre-campagne « No fan ID » (« Non à la carte du supporteur »), exprimant leur rejet absolu de toute atteinte à leur liberté d’expression.
En outre, les ultras menacent de boycotter les stades pendant la saison 2025-2026 si les autorités maintiennent leur projet et si les directions des clubs viennent à s’y soumettre. Ils ne cessent de rappeler que cette mesure ne conduirait pas seulement à la fermeture ultime des stades aux supporteurs, mais constituerait une nouvelle étape vers la restriction des libertés publiques en Tunisie. En définitive, cette contre-campagne n’est pas seulement une bataille contre une disposition sécuritaire, mais le prolongement d’un combat plus large assumé par les ultras tunisiens contre les politiques répressives qui gagnent des pans entiers de la vie quotidienne.
Bras de fer
Si le mouvement « Taalem aoum ! » et les luttes passées ont marqué un tournant dans les relations entre les ultras et le ministère de l’intérieur, « No fan ID » promet un bras de fer qui prend de l’ampleur car elle reflète une prise de conscience croissante en faveur de la défense des droits civils.
Longtemps à l’avant-garde des mouvements de protestation, les ultras restent l’une des rares forces tunisiennes capables de briser l’inertie sociale et la résignation politique. À travers leurs initiatives, ils s’efforcent, avec la voix forte et le visage découvert, d’impulser une nouvelle dynamique dans les tribunes au nom de la lutte contre la soumission et pour les libertés. Plus que jamais convaincus de la nécessité d’un changement politique et d’une participation active aux combats sociétaux.
Les mouvements ultras en Tunisie ne sauraient donc être réduits à de simples groupes de jeunes supporteurs. Il est temps de reconnaître leur combat comme un instrument de lutte contre la répression politique et la marginalisation sociale. Par leurs slogans et leurs chants, ces groupes remettent en cause le discours autoritaire et populiste du pouvoir. Ils redéfinissent la relation entre la jeunesse tunisienne et l’espace public, prouvant que les stades ne sont pas seulement des aires de jeu, mais de véritables arènes où s’expriment les revendications d’une société entière.
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