Monde arabe. Quelle culture dans un espace politique contraint ?

Une « hanthologie » de Gaza à la biennale de Charjah

En plein guerre génocidaire à Gaza, les œuvres des artistes palestiniens exposés par la Fondation d’art de Charjah à sa 16e biennale, aux Émirats arabes unis, font effraction et viennent s’imposer au spectateur.

Une porte en bois s'ouvre sur une galerie photo avec des images exposées.
Photo Kegham de Gaza : Unboxing– Le Studio. 2020-24. Vue de l’installation à la Biennale de Charjah 2025.

Lina Attalah a été convoquée pour un interrogatoire, le 4 août, par le parquet général. Elle est accusée de gérer un média sans licence, et de diffuser de fausses nouvelles à des fins de déstabilisation. Cela fait suite à la publication, la semaine dernière, d’un article sur les conditions de détention des prisonniers politiques au sein de la prison Badr 3. Elle a pour l’heure été libérée sous caution.

« To carry » (« Transporter »), c’est le titre de la 16e biennale de Charjah, organisée du 6 février au 15 juin par la Fondation d’art de Charjah et portée par cinq curatrices : Alia Swastika, Amal Khalaf, Megan Tamati-Quennell, Natasha Ginwala et Zeynep Öz. Que transportons-nous lorsque le moment est venu de partir ? Les 650 œuvres des près de 200 artistes exposés tentent d’y répondre : To carry… a home (une maison)/a history (une histoire)/a trade (un commerce)/a wound (une blessure)…

Une question, et des réponses, qui trouvent une résonance particulièrement forte dans les œuvres des artistes palestiniens.

Les œuvres sauvées

L’école Al-Qasimiya, désaffectée puis rénovée en 2019 par la Fondation d’art de Charjah, abrite les œuvres les plus puissantes de cette édition, en résonance profonde avec celles et ceux qui vivent dans l’impuissance du témoignage face au génocide israélien à Gaza – un génocide dont la proximité, à la fois géographique et psychique, produit une véritable « hantologie »1.

Les artistes peintres plasticiens contemporains gazaouis Mohammed Al-Hawajri et Dina Mattar, couple à la ville, ont été invités à exposer les œuvres qu’ils ont réussi à sauver lors de leur fuite des frappes aériennes israéliennes sur le camp de Bureij, à Deir El-Balah. Al-Hawajri expose plusieurs de ses sculptures à base d’os encrés, ainsi qu’une peinture saisissante de leur fuite – une scène également présente dans les œuvres de Dina Mattar et dans une vidéo réalisée par le fils aîné des deux artistes, Ahmed. Leurs enfants plus jeunes, Mahmoud et Lea, contribuent aussi à l’exposition : le premier avec des marionnettes artisanales aux grands yeux fixes, et la seconde avec des dessins de maisons, d’oiseaux et de soleils, ornés de collages de pétales de bougainvilliers.

Un grand coussin rond avec un visage amical, nez proéminent et moustache noire.
Marionnette de Mahmoud Al-Hawajri
Dessin d'une maison sous un soleil, avec des plantes en pot et des feuilles séchées.
Dessin de Lea Al-Hawajri

Difficile de ne pas considérer ces œuvres comme des survivances, des objets autonomes à la fois témoins et traces des conditions de leur création. Ces œuvres charrient davantage que l’intention artistique ; leur parcours de fuite fait désormais partie d’elles. Elles portent la complexité du fait de survivre au milieu d’un génocide – l’horreur encore indescriptible, la fugacité à laquelle elles aspirent.

Ce qu’il reste

Al-Qasimiya accueille aussi « What’s Left ? »(« Que reste-t-il ? ») de la chanteuse et artiste sonore palestinienne Bint Mbareh. Cette œuvre créée en 2025 s’inspire de ses recherches sur les pratiques de chants communautaires liés à la pluie en Palestine. Parmi ses sources d’inspiration, les chants révolutionnaires, dont l’emblématique « L’heure de la libération a sonné », utilisé également dans le film documentaire du même nom de la réalisatrice libanaise Heiny Sorour, sorti en 1974, sur la rébellion du Dhofar contre les colonisateurs britanniques à Oman. Profondément contemporaine, l’œuvre parvient à renverser la donne de la nostalgie. Et tandis qu’on pourrait poser la question de savoir si la nostalgie entrave l’urgence, « What’s Left ? » semble en proposer une autre : aiguiser notre regard sur ce dont nous sommes nostalgiques peut-il le libérer de l’impuissance ?

À travers un travail de remix, le double vinyle Only Sounds that Tremble Through Us Seuls les sons qui nous font vibrer », 2025), présenté à Al-Qasimiya, traite des dangers de la nostalgie.

Élève, élève, élève la voix ; ceux qui crient ne meurent pas.

Le remix est signé par Rouanne Abou Rahme et Bassel Abbas, deux artistes d’origine palestinienne. Il fait partie de leur performance en cours « May Amnesia Never Kiss Us on the Mouth » (« Que l’amnésie ne nous embrasse jamais sur la bouche », 2020), et comprend des mélodies commandées à DJ Haram, Julmud, Makimakkuk, Muqataa, Freddie June, entre autres. Le vinyle fait partie d’une exposition plus large, « Speaking with the Dead » (« Parler avec les morts »), organisée par l’écrivain et commissaire d’exposition palestinien Adam HajYahia, et mis en place par Bilnaes, via In the Negative (Dans le négatif), une plateforme qui propose un mode alternatif de distribution des collaborations artistiques.

HajYahia aborde la question de la dette comme un procédé discursif qui corrèle l’histoire coloniale au modèle capitaliste. Il réunit les esquisses brutes de l’artiste brésilien Jota Mombaça, une peinture bestiale du « White Cypress » (« Cyprès blancs ») de l’artiste américano-asiatique Martin Wong, un montage d’images de résistance par l’artiste palestinienne Dina Mimi et les croquis incarnés de visages emprisonnés de Muhannad Al-Azzeh. Cette exposition est précisément « dans le négatif », et c’est là toute son autorité : dans la lutte contre les formes artistiques qui débordent le discours, et contre un discours qui inonde l’art de sa certitude.

Retour au foyer

Mais si certaines œuvres désarticulent la logique du spectacle, d’autres la répliquent en la détournant subtilement. C’est le cas de l’œuvre « Photo Kegham », discrètement nichée entre les boutiques du vieux marché de Charjah, qui reproduit le premier studio photo de Gaza-Ville, à l’origine situé dans la rue centrale Omar-Al-Moukhtar. L’installation s’inspire des archives conservées par l’artiste Kegham Djeghalian, petit-fils du photographe Kegham Djeghalian (1915-1981), fondateur du studio. Né en Anatolie, ce dernier a fui avec sa famille vers la Syrie lors du génocide arménien. Il s’installe ensuite à Jérusalem, où il se forme à la photographie, avant de s’établir à Gaza et de fonder Photo Kegham en 1944.

Cette installation, sorte de boutique-œuvre, évoque davantage la disparition que le retour. Le surgissement de Gaza à Charjah. La reconstitution architecturale de la façade de Photo Kegham est subtilement intégrée au tissu du vieux marché, et pourtant incontestablement mise en scène.

Une sélection de photographies est exposée au musée d’Art de Charjah, reconstituant des fragments de la vie d’autrefois à Gaza. Chaque photographie porte en elle une lignée d’histoires et d’expériences.

Djeghalian a conçu la sélection artistique du contenu de trois boîtes de négatifs de son grand-père, donnant à voir un portrait intime de la vie quotidienne à Gaza. Avant la biennale de Charjah, le projet a été présenté sous diverses formes : au Rawabet Art Space au Caire (2021), à l’institut français d’Égypte (2024), à la Photographers’ Gallery à Londres (2024) et à la Fonderie Kugler à Genève (2025).

Ici comme en d’autres temps au cœur de lieux perdus, lieux de mort, camps d’extermination, l’art s’entête à franchir les murs et à se donner à voir. Une persistance de vie en temps de génocide. Mieux qu’un souffle : la promesse d’un futur.

1Ce néologisme formé par Jacques Derrida à partir des mots «  hanter  » et «  ontologie  » désigne une démarche artistique visant à créer une œuvre à partir d’une trace en provenance du passé et qui hante le présent, NDLR.

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