Si la France est le troisième exportateur d’armes mondial, Israël est actuellement au huitième rang, « performance » assez remarquable compte tenu de la taille du pays. Et si les deux pays ont des relations amicales dans bien des secteurs, c’est plus compliqué dans la défense. D’une part parce que leurs industriels se retrouvent parfois en concurrence et que les Israéliens ont la réputation de « casser » les prix pour piquer des marchés d’armes. Mais d’autre part — et surtout — parce que les Israéliens lorgnent avec insistance sur une chasse gardée traditionnelle des militaires et des marchands de canons français : l’Afrique. Depuis les accords d’Oslo, Israël s’est beaucoup investi sur le continent africain, notamment dans la « protection » des pouvoirs en place.
Certes des officiers et des agents français et israéliens coopèrent discrètement sur certains fronts, par exemple avec l’armée camerounaise au Nord-Cameroun dans la lutte contre Boko Haram. Mais à Yaoundé même, la capitale du pays, un des piliers de la « Françafrique », des mercenaires israéliens encadrent de longue date le bataillon d’intervention rapide (BIR), une unité d’élite placée sous les ordres du président Paul Biya. Et des sociétés israéliennes équipent le BIR, notamment en fusils d’assaut. De quoi énerver les industriels français de l’armement, dont le Cameroun est un client traditionnel. « Nous sommes très en concurrence sur le marché africain, note un ingénieur du secteur militaire, mais pour le moment on est à la ramasse. Dans des zones à risque, le Nigéria, l’Afrique des lacs, le Zimbabwe, le Malawi, Israël a pris les marchés. Nos industriels, en particulier Thales et Safran, sont divisés, alors que les Israéliens sont très soudés ».
Enfin, et peut-être surtout, parce que les rapports se sont inversés : dans les années 1950 et 1960, la France vendait des armes à Israël. Aujourd’hui, Israël lui vend des systèmes dans la cybersurveillance, des drones et même des robots-soldats. Un peu vexant pour l’orgueil pointilleux des militaires et des industriels de la défense. Et si les lobbyistes d’Elnet et les représentants du commerce franco-israélien ne cessent de louer la qualité du « dialogue stratégique » entre les deux pays que l’on peut traduire sans langue de bois par : « qui vend quelles armes à qui ne doit pas trop marcher sur mes plates-bandes », les voix se font chuchotement quand il s’agit d’en parler plus précisément. « Ah non, je ne vous donnerai pas de chiffres, d’abord parce que je ne les connais pas », dit un député. « Vous savez, tout cela marche tout seul, on ne sait pas grand-chose », ajoute une autre élue. « Il y a de l’échange d’informations, explique Arie Bensemhoun, directeur d’Elnet France. Sur le plan militaire, stratégique et la lutte contre le terrorisme, cela coopère bien entre les deux pays » ajoute-t-il sans plus de détails. « L’absence patente de transparence qui caractérise le domaine militaire — sous couvert de secret-défense conjuguée au ‟secret commercial” — est particulièrement problématique »1, note Patrice Bouveret, de l’Observatoire des armements.
L’interface de Scorpion développée avec Elbit
Ainsi aussi bien les élus que le grand public ignorent tout de la participation israélienne au discret programme « Synergie du contact renforcé par la polyvalence et l’infovalorisation » (Scorpion), au cœur de la stratégie de l’armée de terre française pour les prochaines décennies. Sa partie visible consiste en un renouvellement des véhicules blindés, avec le lancement du Griffon, qui va être déployé au Sahel cet automne 2021. Mais le moteur de Scorpion consiste à la mise au point d’un commandement numérique unique basé sur une interface commune qui permet aux soldats déployés sur le terrain, mais aussi aux outils militaires nouveaux comme les drones et les robots, d’être connectés simultanément et d’anticiper ainsi les réactions de l’ennemi.
« Au cœur de la guerre du futur, explique une spécialiste, on trouve un soldat plus léger, car il porte aujourd’hui jusqu’à 38 kilos, contre 40 pendant la guerre de 1914-1918. La marge de progrès est encore énorme. À terme, il n’aura plus qu’un écran GPS, son arme et sa gourde. Il sera piloté par une interface et assisté par des drones pour une vision large et des robots-mules chargés d’acheminer les charges lourdes et éventuellement d’évacuer les blessés ». Les informations dont disposera le soldat sur son navigateur GPS via Scorpion sont donc déterminantes, et la mise au point de l’interface est au cœur de la coopération secrète franco-israélienne.
« L’idée centrale de Scorpion, c’est la guerre sans bruit, et si possible d’éviter la guerre du sang, c’est-à-dire d’avoir le moins possible de soldats tués, poursuit-elle. Scorpion organise l’interopérabilité entre un char, un bateau, une moto, un drone, un robot, un soldat au sol. C’est un programme très important, auquel participent tous les grands industriels français de l’armement, mais aussi l’Israélien Elbit, qui a acquis une grande expérience dans les systèmes autonomes ».
« Ils intégrent le dronique à la nature »
Cette expertise qui facilite l’analyse fine d’un terrain donné, Israël l’a acquise grâce à ses drones déployés dans les territoires palestiniens occupés. « Israël a pris une longueur d’avance sur trois points-clés, ajoute l’ingénieure. D’abord l’effacement du bruit acoustico-moteur des drones. C’est un gros progrès, on est en train d’arriver à l’invisibilité du bruit, sujet sur lequel on travaille aussi beaucoup en France ». Ensuite la miniaturisation des drones. Les drones-insectes qui nous amusent dans un James Bond sont déjà en service et testés par l’armée israélienne à Gaza. « Ils intégrent le dronique à la nature », précise la spécialiste. Enfin, l’effacement des traces numériques et le repérage des signaux « ennemis » stratégique, car le pilotage numérique est au cœur de Scorpion. « Il ne faut pas être capté, tout en captant l’autre. Les Israéliens savent masquer, localiser, interpréter, analyser, brouiller. L’idée, là encore, c’est d’être invisible et profondément silencieux, poursuit la même experte. Ce qui fonde nos partenariats avec Israël, c’est toutes ces inventions, simples, venues des meilleurs ingénieurs, qui ont acquis leur savoir-faire dans le contrôle et la répression dans les territoires palestiniens et à Gaza ».
Scorpion est si important pour l’industrie de défense française qu’au-delà de l’armée de terre, son client de lancement avec l’armée belge, le programme vise l’export. Il n’est donc pas surprenant d’apprendre que le premier acheteur de Scorpion est Abou Dhabi. Les Émirats arabes unis sont de longue date de très bons clients pour les armements français et aussi, plus récemment, des amis d’Israël.
En dehors des statistiques officielles
En dehors de Scorpion, dont le montant financier de l’apport des ingénieurs israéliens d’Elbit est inconnu, les volumes d’échanges d’armes sont contrôlés par le Parlement. Sur la période 2010-2019, selon le rapport remis au Parlement par le ministère de la défense français, les armes livrées par la France à Israël ont représenté 208 millions d’euros, ce qui est bien peu comparé à l’Arabie saoudite (8,7 milliards), aux Émirats arabes unis (4,7 milliards) au Qatar (4,1 milliards) ou à l’Égypte (6,6 milliards). On ignore en revanche le montant des ventes d’armement et de systèmes de sécurité militaires et policiers d’Israël en France. L’opacité mondiale du marché de la cybersécurité, dans lequel Israël est un acteur majeur, ne permet pas d’avoir la moindre idée des volumes de vente. « Les partenariats militaires et sécuritaires ne rentrent pas dans les statistiques officielles », précise sans rire Henri Cukierman, président de la Chambre de commerce et d’industrie France-Israël.
Le tournant des années 2000
Avant de raffoler du numérique, c’est dans le secteur des drones que la coopération militaire entre les deux pays s’est relancée au début des années 2000. « La France n’est alors pas très avancée sur le sujet, précise un expert militaire. Or, elle doit progresser sur la question des guerres urbaines, sensible en particulier en Afrique, où les hélicoptères sont des solutions à la fois coûteuses et trop bruyantes. Israël est alors souverain sur les drones. Même si la mécanique est souvent allemande et les composants chinois ou français, ils savent concevoir et assembler des machines performantes ».
Face à une impasse patente de son industrie, la France avait alors un besoin urgent de s’équiper en drones exportés. Contrairement à ce que l’on croit, ce n’est pas le président Nicolas Sarkozy, connu pour ses sentiments favorables à Israël, qui va provoquer ce tournant majeur dans la relation politico-militaire en autorisant l’armée à s’équiper de drones israéliens. « En fait le vrai changement, explique Frédéric Encel, qui a travaillé comme « consultant » pour des « organismes agréés » du ministère de la défense, c’est sous Jacques Chirac et Dominique de Villepin en 2005-2006. Chirac avait été impressionné par Ariel Sharon qui avait tenu sa promesse d’évacuation des colonies israéliennes de Gaza l’été 2005. Le premier ministre Villepin convainc le président Chirac que les pays arabes ne sont pas fiables, et la France est alors très en retard sur les drones. Avec le pragmatisme de Chirac, des accords commerciaux vont être discrètement signés ».
C’est aussi le moment où Chirac, après la guerre en Irak, esquisse un rapprochement avec Israël pour faciliter le dialogue avec les États-Unis. Dès lors, la France va acheter et commercialiser des drones israéliens sous des systèmes de licence. Ces accords, avec Dassault, Airbus, la Sagem (ancêtre de Safran), vont également permettre l’achat de drones israéliens Eagle en 2007 et Heron en 2009 et 2010. Villepin et Chirac vont tirer profit de ce renouveau de la coopération militaire en autorisant la vente par Eurocopter (une filiale d’Airbus) de six hélicoptères Panther à la marine israélienne, qui les a rebaptisés Atalef (chauve-souris). Chacun de ces coûteux aéronefs vaut — missiles compris — des dizaines de millions d’euros. MBDA, leader européen des missiles, dont Airbus est actionnaire à égalité avec le Britannique BEA (37,5 % du capital chacun), va également vendre à Israël des munitions téléguidées et le missile antichar Spike.
Sarkozy impulse la coopération policière
Avant de se brouiller avec Benyamin Nétanyahou, Nicolas Sarkozy « ne va pas se sentir tenu par les vieilles lourdeurs du Quai et les appréhensions des officiers supérieurs » dès son arrivée à l’Élysée en 2007, explique un ancien ambassadeur. Sarkozy lance le « dialogue stratégique » franco-israélien en 2008, une rencontre annuelle portant principalement sur l’échange d’informations entre les militaires et les espions des deux pays. L’ancien premier flic de France, qui avait créé un poste d’attaché sur les questions de sécurité à l’ambassade de France à Tel-Aviv en 2006, veut surtout développer la coopération policière entre les deux pays. Lors de sa visite officielle en juin 2008, il signe un accord portant sur la lutte contre la criminalité et le terrorisme. Cet accord aux contours assez flous soulèvera de nombreuses réticences au Parlement, et ne sera pas ratifié. Cependant la coopération policière va très discrètement s’installer entre les deux pays, par le biais de rencontres régulières et d’échanges d’informations.
Côté industrie militaire, les affaires vont donc s’intensifier pour la production de drones, « chaque drone ayant ses spécificités et ses utilités, pour la surveillance de territoires ou pour des opérations plus offensives », précise un ingénieur de l’armement. Les deux modèles israéliens vedettes du marché sont d’abord le Hermes 900 d’Elbit, commercialisé depuis 2012, vendu au Mexique, en Colombie au Brésil et au Chili, mais aussi en Suisse et en Azerbaïdjan, et spécialisé dans la surveillance et la répression « des émeutes ». L’autre est le Heron d’Israel Aerospace, vendu lui dans le monde entier, y compris au Maroc et à la Turquie. Son principal atout est de disposer d’une autonomie en vol de 48 heures. Ces drones ont servi de bases à la coopération entre Thales et Elbit pour les modèles Watchkeeper et Hermes et entre Airbus et Israel Aerospace industries pour les Harfang, Heron 1 et Heron TP. Le Patroller, drone construit par Safran, doit beaucoup aux accords qu’avait conclus en 2010 la Sagem (ancien nom de Safran) avec Elbit.
Et les affaires continuent, à l’échelle française comme européenne. Tout récemment, l’agence européenne pour la sécurité maritime a commandé à un consortium formé par Airbus et Israel Aerospace Industrie d’une part et Elbit de l’autre des drones Heron et Hermes pour repérer en Méditerranée les bateaux transportant des migrants. Selon le quotidien britannique The Guardian, les deux contrats s’élèvent à 50 millions d’euros chacun.
Des robots mules israéliens au Sahel
Enfin l’armée française a également commandé à la société israélienne Roboteam des robots militaires dits « mules Probot », destinés au transport de matériel et à l’évacuation de blessés, et qui auraient été déployés au Sahel l’été 2020 dans le cadre de l’opération Barkhane. Le magazine Challenges, qui a révélé l’existence de ce contrat, raconte qu’il a fait l’objet en coulisses d’une sévère bataille d’influence entre partisans de Roboteam et ceux qui préféraient le modèle produit par le groupe français CNIM associé au groupe estonien Milrem, qui produit déjà le robot Themis, un modèle à succès vendu dans de nombreux pays, dont les États-Unis et le Royaume-Uni.
Pour obtenir le marché, selon Challenges, il semble que Roboteam associé à un « faux-nez » français a cassé ses prix, ce qui est une pratique courante des industriels israéliens de la défense pour décrocher des marchés. Mais il a aussi, selon une source bien informée, mené une intense campagne de lobbying. La colère des industriels et de certains militaires français s’explique aussi par une autre raison : Roboteam, qui a d’abord vendu ses robots à l’armée israélienne, a récemment levé des fonds en Chine et à Singapour. Or les milieux de la défense s’inquiètent de nouvelles alliances entre certains pays africains, la Chine et Israël dans le domaine de la sécurité et des ventes d’armes.
Les deux marines à la manœuvre
Tout cela se passe en coulisses, et officiellement tout va pour le mieux dans le domaine de la coopération militaire entre les deux pays. Grand marchand d’armes, la France adore organiser des salons commerciaux : Eurosatory, Euronaval, Le Bourget, ainsi que le Milipol consacré au maintien de l’ordre. Et Israël adore en être : selon les données collectées par Patrice Bouveret, 51 entreprises israéliennes étaient présentes à Eurosatory en 2016, contre 17 en 1998. Même spectaculaire progression à Milipol : 16 entreprises représentées en 1997, 57 en 2015. L’ingénieure de l’armement que nous avons interrogé raconte d’ailleurs que les collègues israéliens qu’elle fréquente au cours de ces salons sont « des gars plutôt sympas, souvent assez pacifistes, qui parlent de leurs enfants, n’ont pas vraiment conscience de ce à quoi ils participent ».
Les militaires français adorent aussi les manœuvres. En juillet 2018, des opérations communes des marines françaises et israéliennes ont eu lieu au large de Toulon et de la Corse en présence de leurs chefs d’état-major, les amiraux Eli Shavit et Christophe Prazuck. C’était une première pour les deux marines depuis 1963, même si des manœuvres aériennes communes avaient déjà eu lieu également en Corse en novembre 2016.
Malgré les différends (essentiellement sur le terrain africain), Israël est bien l’ami de l’armée française. Le lobby ne peut que s’en réjouir. Car à ce propos, la Palestine est « un non-sujet »… On me l’avait déjà dit.
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1La coopération militaire et sécuritaire France-Israël, Patrice Bouveret, Les cahiers de l’AFPS no. 28, 2017.