De l’Iran à Gaza, la guerre sans fin d’Israël

C’est une nouvelle étape qui s’est ouverte au Proche-Orient, avec l’attaque israélo-étatsunienne contre l’Iran. Même si les hostilités ont cessé, le plan du premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou se confirme : anéantir Gaza, étendre le théâtre des conflits, engager son pays dans une guerre sans fin pour l’hégémonie régionale.

Des soldats en uniforme observant des ruines de bâtiments en arrière-plan.
Gaza, le 13 août 2025. Des soldats de l’armée israélienne regardent les bâtiments détruits dans la bande de Gaza alors qu’ils se trouvent à la frontière avec le territoire palestinien.
Jack GUEZ / AFP

Le 18 juin 2025, sixième jour de l’attaque israélienne contre l’Iran, dans une interview accordée au New York Times, le général David Petraeus prodigua au président étatsunien Donald Trump une série de conseils que celui-ci ne lui avait pas demandés : le président devait lancer un ultimatum à l’ayatollah Ali Khamenei et lui ordonner de démanteler le programme d’enrichissement d’uranium de Téhéran sous peine d’encourir « la destruction totale de son pays, de son régime et de son peuple ». Si Khamenei refusait « cela renforcerait notre légitimité, et nous serions en quelque sorte “obligés” de les réduire en cendres »1. On n’a guère entendu de commentaires sur ces propos de Petraeus, l’ancien commandant en chef des troupes étatsuniennes en Irak et en Afghanistan, qui recommandait en substance de faire subir à un pays de 90 millions d’habitants le même traitement que Gaza : les menaces d’hécatombe proférées par des responsables étatsuniens contre des dirigeants étrangers et leurs peuples ne choquent plus personne et ne suscitent aucune condamnation ; elles font désormais simplement partie du « débat » sur les modalités de la gestion de l’empire.

Comme l’arme atomique à Hiroshima

Le 22 juin, l’armée de l’air étatsunienne a largué des bombes anti-bunker GBU-57 sur les sites d’enrichissement d’uranium de Fordow et de Natanz et lancé des missiles Tomahawk sur un centre de recherche nucléaire proche d’Ispahan. On aurait pu croire que Trump suivait les conseils de Petraeus, mais il s’est bientôt empressé de crier victoire, alléguant que les frappes étatsuniennes avaient détruit les capacités nucléaires de l’Iran — selon un rapport préliminaire classifié des services de renseignement, le programme nucléaire iranien n’aurait été retardé que de quelques mois —, avant de convaincre les belligérants d’accepter un cessez-le-feu.

Les frappes israéliennes ont causé d’importants dégâts dans des quartiers résidentiels et près d’un millier d’Iraniens auraient été tués. Mais malgré les menaces de Benyamin Nétanyahou, Khamenei n’a pas été assassiné, et Washington n’a pas réduit l’Iran en cendres. Ce qui n’a pas empêché Trump, lors de la visite du premier ministre israélien à la Maison Blanche le 6 juillet, de comparer son action à l’utilisation de l’arme atomique par le président Harry Truman à Hiroshima (« elle a évité beaucoup de combats inutiles, et mon action a aussi évité beaucoup de combats inutiles »).2 Pendant ce temps, à Gaza, famine et massacres continuaient de plus belle, mais tant qu’Israël et l’Iran étaient en guerre, les souffrances des Palestiniens ne faisaient plus la une.

Dans le style surréaliste qui caractérise la politique étrangère de Trump, les trois parties en conflit pouvaient chacune revendiquer la victoire. Nétanyahou vantait les succès de l’armée de l’air israélienne, qui avait éliminé les principaux dirigeants des Gardiens de la révolution par des frappes éclair aussi dévastatrices que la destruction de l’aviation égyptienne dès les premières heures de la guerre de juin 1967. Khamenei se félicitait du fait que son régime ait survécu et que les missiles balistiques iraniens aient pénétré jusqu’au cœur du territoire israélien, frappant cinq bases militaires, causant des dégâts considérables à Haïfa et à Tel-Aviv et se soldant par la mort de 28 civils, dont les membres d’une famille palestinienne qui habitait l’un des nombreux villages arabes dépourvus d’abri anti-aériens. Trump, enfin, pouvait se présenter à la fois comme un grand chef militaire et un artisan de paix, ralliant à sa cause des néoconservateurs hostiles à son administration tels que William Kristol, tout en rassurant sa base sur le fait qu’il n’était pas en train de fomenter une nouvelle guerre coûteuse au Proche-Orient.

Lors de sa rencontre avec Trump, Nétanyahou révéla qu’il avait proposé la candidature du président étatsunien au prix Nobel de la paix. De son côté, le président iranien Massoud Pezechkian, dans une interview avec Tucker Carlson, fit preuve d’une curieuse mansuétude (visiblement très calculée) envers l’homme qui venait de bombarder son pays : « Trump est tout à fait capable de guider le Proche-Orient vers un avenir de paix et de prospérité », a-t-il déclaré sans la moindre trace d’amertume3. L’important était que l’occupant de la Maison Blanche empêche Israël d’entraîner toute la région dans un « abîme » de guerres sans fin.

Tout cela aurait pu être évité

Depuis le cessez-le-feu, le régime de Téhéran a lancé une purge contre les traîtres présumés, dont quelques-uns ont été pendus, et expulsé des centaines de milliers de réfugiés afghans. Israël contrôle l’espace aérien iranien et peut y déployer à volonté ses avions de combat et ses drones, comme il le fait régulièrement au-dessus du Liban et de la Syrie. Tout cela aurait pu être évité. Il y a dix ans, le Conseil de sécurité des Nations unies, l’Union européenne et l’Iran avaient conclu un accord, le Plan d’action global commun (JCPOA), visant à garantir que le programme nucléaire iranien serait destiné à des fins pacifiques. Mais trois ans plus tard, l’administration Trump a dénoncé cet accord, alors même qu’il semblait bien fonctionner et qu’il n’y avait aucune preuve que l’Iran l’ait violé — une décision vivement applaudie par Israël et ses partisans. Dans la foulée, Téhéran a aussitôt commencé à enrichir de plus grandes quantités d’uranium à Fordow et dans ses autres installations nucléaires.

Pourtant, au moment où Israël a lancé son attaque-surprise le 13 juin, l’Iran était toujours en pourparlers avec les États-Unis, et la directrice du renseignement national de Trump, Tulsi Gabbard, avait elle-même déclaré devant le Congrès en mars 2025 que l’Iran n’était pas en train de construire une arme nucléaire. (Démentie publiquement par son chef, qui l’accusa carrément de ne pas savoir de quoi elle parlait, elle a changé son discours après l’entrée en guerre des États-Unis.)

Il est tentant d’interpréter la décision de Trump de bombarder l’Iran en termes psychologiques, une explication qu’il a lui-même encouragée. « Peut-être que j’attaquerai, peut-être que je n’attaquerai pas, déclarait-il le 18 juin à des journalistes qui l’interrogeaient à ce sujet. En fait, personne ne sait ce que je vais faire. » Il est possible qu’il ait souhaité avant tout éviter de donner une impression de faiblesse, même si cela l’amenait à un conflit frontal avec ceux de ses partisans qui sont très hostiles aux interventions militaires outre-mer, comme Tucker Carlson et Steve Bannon. Peut-être aussi ne voulait-il pas laisser Israël pilonner l’Iran sans en tirer lui-même le moindre profit symbolique.

Un blanc-seing à Tel-Aviv

Mais les motivations personnelles de Trump importent moins que ce fait incontournable : Washington a donné son plein aval à l’hégémonie régionale d’Israël. Depuis la guerre de 1967, les États-Unis ont régulièrement joué le rôle de protecteur de cet État en lui apportant une aide financière et militaire considérable et un soutien inébranlable au Conseil de sécurité de l’ONU, y bloquant toute résolution condamnant les crimes de guerre israéliens. En 2003, Washington a envahi l’Irak sans aucune justification militaire raisonnable, mais sous les applaudissements des faucons israéliens, dont Nétanyahou.
Pourtant, jusqu’à présent, la Maison Blanche n’avait jamais laissé aucune force militaire étatsunienne participer à une offensive israélienne.

En réussissant à entraîner les États-Unis dans sa guerre, Nétanyahou a certainement obtenu l’un des plus grands triomphes de sa carrière. Il a néanmoins dû se contenter d’une brève offensive. Lorsque Trump a fait savoir sans ambigüité qu’il exigeait qu’Israël cesse ses bombardements, le premier ministre israélien a été obligé d’obtempérer. Sous un président démocrate, les États-Unis n’auraient peut-être pas participé à la guerre, mais ils auraient sans doute été incapables d’empêcher les combats de se prolonger, tout en manifestant hypocritement leur « préoccupation » pour le nombre des victimes. Reste qu’un précédent a été créé : on a désormais un nouvel ordre régional fondé sur la domination incontestée d’un petit État qui continue de mener en toute impunité une campagne de nettoyage ethnique et de violence génocidaire sous l’égide d’un dirigeant faisant l’objet d’un mandat d’arrêt de la Cour pénale internationale.

Restaurer une image d’invincibilité

La guerre avec l’Iran est bien plus qu’une tentative d’empêcher les mollahs de se doter de l’arme nucléaire (si tant est que ce soit là le but recherché) ; elle est l’aboutissement des efforts d’Israël pour restaurer son image d’invincibilité, brisée le 7 octobre 2023, pour régler ses comptes avec ses ennemis et pour s’imposer comme le pouvoir dominant de la région.

Pour l’instant, Israël est grisé par un sentiment d’omnipotence qu’il n’avait pas connu depuis 1967, lorsqu’il avait multiplié par trois la surface des territoires sous son contrôle et s’était laissé emporter par une vague de messianisme. Les principales victimes de son agressivité sont les populations de Gaza et de Cisjordanie, mais Israël semble également poursuivre un plan à long terme visant à affaiblir, voire à rendre totalement impuissants, les autres États de la région : personne ne doit plus être en mesure de le défier. Nombre de dirigeants étatsuniens et européens sont bien conscients de l’instabilité et de la précarité d’un tel ordre régional, mais ils préfèrent rester discrets par crainte d’être accusés de sympathie pour le Hamas ou d’antisémitisme. La plupart des démocrates qui ont critiqué Trump pour avoir lancé une guerre sans l’accord du Congrès se sont néanmoins bien gardés de condamner l’attaque unilatérale d’Israël.

Le nouvel ordre ne s’est pas construit en douze jours. L’offensive contre l’Iran est le dernier épisode d’une lutte pour la suprématie qui a débuté le 7 octobre 2023, lorsque le Hamas et d’autres groupes armés en provenance de Gaza ont pénétré dans le sud d’Israël et tué plus d’un millier de personnes, dont environ deux tiers de civils. Certains des stratèges militaires israéliens les plus influents voulaient en profiter pour frapper aussitôt le Hezbollah au Liban, perçu comme le bouclier de l’Iran contre les attaques israéliennes. Lorsqu’en septembre 2024 Israël assassina une série de dirigeants de cette organisation, dont son secrétaire général Hassan Nasrallah, l’Iran perdit ce qu’un religieux chiite libanais avait une fois décrit comme son « poumon » au Proche-Orient arabe. Deux mois plus tard, Téhéran perdit un autre allié arabe clé avec la chute de la dictature de Bachar Al-Assad sous les coups d’une insurrection islamiste sunnite menée par Ahmed Al-Charaa, un ancien djihadiste qualifié depuis par Trump de personnage « attrayant » et de « vrai dur »4. Symptôme révélateur des véritables priorités de Nétanyahou, la décision d’attaquer l’Iran aurait été prise lors d’une réunion censée discuter du sort des otages encore en vie à Gaza, qui seraient au nombre de vingt.

Pour le premier ministre israélien, l’Iran était une cible irrésistible en tant que menace nucléaire supposée et régime honni par l’opinion publique juive israélienne du fait de son soutien aux organisations militantes palestiniennes. En attaquant ce symbole du mal, Nétanyahou pensait parvenir à détourner l’attention des horreurs de Gaza et du sort des otages tout en continuant à résister aux pressions en faveur d’un cessez-le-feu et en évitant des poursuites judiciaires pour corruption (dont Trump a récemment exigé l’abandon). Non seulement le régime iranien est faible sur le plan militaire, mais il est également largement détesté par la population pour ses pratiques oppressives et sa corruption. Dans les rangs du pouvoir iranien, du régime, la ferveur du chiisme révolutionnaire a depuis longtemps cédé la place au cynisme ; les Gardiens de la révolution se livrent à la contrebande d’alcool et les bassidjis ferment les yeux lorsque les femmes enlèvent leur hijab. L’administration du pays est également infestée d’espions : l’offensive israélienne n’aurait pas été si facile et si rapide sans l’aide d’un réseau d’agents secrets et d’informateurs.

Le conflit entre l’Iran et Israël a toujours eu quelque chose d’un peu déconcertant. Ces deux pays ne sont pas voisins et il n’existe entre eux aucun différend territorial. Dans une région dominée par les Arabes, ils représentent tous deux des ethnies minoritaires et leurs cultures religieuses respectives se nourrissent de la mémoire d’antiques persécutions ; tous deux cultivent un sentiment de solitude et de vulnérabilité existentielle, propageant une image d’eux-mêmes qui étonne et scandalise souvent des voisins bien plus vulnérables qu’eux. Lorsque le shah était à la tête de l’Iran, les deux nations étaient alliées. Mais au cours de ses dernières années au pouvoir, l’héritier de la dynastie Pahlavi s’inquiétait de plus en plus de l’expansionnisme et de l’arrogance d’Israël, allant même jusqu’à mettre en garde le public étatsunien contre l’influence du lobby sioniste.

« La route vers Jérusalem passe par Kerbala »

Après la révolution, l’ayatollah Khomeini embrassa la cause palestinienne avec une ferveur sans égale dans le monde arabe, espérant ainsi transcender l’identité perse et chiite de son pays et gagner le soutien des peuples de la région à son idéologie anti-impérialiste. Pendant la guerre avec l’Irak (1980-1988), il mettait en avant l’idée que « la route vers Jérusalem passe par Kerbala », comme si la bataille contre Saddam Hussein était la première étape de la libération de la Palestine. Inversement, les Israéliens proclamaient que la voie vers la Pax Israeliana passait par un changement de régime à Téhéran. Nétanyahou est depuis longtemps un fervent partisan de la confrontation militaire avec la République islamique et, dans un message vidéo diffusé au début de l’offensive israélienne, il a lancé un appel explicite au peuple iranien : « En atteignant notre objectif, nous vous ouvrons également la voie de la liberté.5 »

Au début de la guerre, il y eut certes des Iraniens pour se réjouir de la mort de plusieurs responsables importants du régime dans des attaques ciblées, mais ils n’ont pas été nombreux à adhérer à la version israélienne de leur « libération », d’autant plus que les frappes contre l’Iran se faisaient de plus en plus chaotiques et aveugles. L’avant-dernier jour du conflit, les bombes israéliennes ont ciblé la prison d’Evin, symbole de tyrannie et d’oppression tant sous le régime du shah que sous celui de la République islamique. Soixante-dix-neuf personnes ont trouvé la mort dans cette attaque, dont des prisonniers et des membres de leur famille venus leur rendre visite. Beaucoup d’Iraniens étaient furieux que leur soi-disant « libérateur » ait ainsi massacré certaines des personnes qui avaient le plus souffert de la répression des mollahs.

Le régime, un rempart contre les puissances étrangères

L’un des effets immédiats de l’offensive conjointe israélo-étatsunienne a été de renforcer un discours que, hier encore, beaucoup d’Iraniens percevaient comme de la propagande grotesque : l’idée que, quels que soient ses défauts, le régime était un rempart contre les puissances étrangères désireuses de transformer leur pays en une nouvelle Libye, une nouvelle Syrie, un nouvel Irak ou, pire encore, un nouveau Gaza, en y fomentant un changement de régime ou des conflits ethniques. C’est ce sentiment diffus qu’a exprimé un dissident iranien, Sadegh Zibakalam, en déclarant que « même si nous faisons partie de l’opposition, nous ne pouvons rester indifférents à une invasion de notre patrie ». Le régime a su habilement exploiter ces sentiments nationalistes qui se nourrissent de la mémoire collective des complots étrangers, notamment le coup d’État de 1953 contre le premier ministre Mohammed Mossadegh, orchestré par la CIA et les Britanniques.

Lorsque Khamenei a fait sa première apparition publique depuis le début de la guerre à l’occasion d’une cérémonie pour la fête chiite d’Achoura, c’est une chanson patriotique sur la grandeur de l’Iran qui a été interprétée à sa demande à la place de l’hymne religieux habituel. Et depuis l’offensive israélienne, la décision de Téhéran de ne plus coopérer avec l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) bénéficie d’un soutien populaire considérable. Malgré le triomphalisme de Trump, la « guerre des douze jours », loin d’avoir mis fin à la quête de l’arme nucléaire par l’Iran, risque fort de l’accélérer.

Ce qui n’empêche probablement pas Israël de préférer une telle situation à un accord diplomatique qui permettrait à Téhéran d’enrichir de l’uranium dans le cadre d’un programme nucléaire civil, mettant fin aux sanctions et entraînant la réintégration de l’Iran dans l’ordre international. Israël a en effet toujours privilégié l’affirmation unilatérale de sa puissance militaire sur la diplomatie, et son contrôle désormais total sur l’espace aérien de l’Iran, de l’Irak, du Liban et de la Syrie lui garantit une marge de manœuvre presque illimitée.

Régionalisation de la stratégie de Tel-Aviv

Robert Malley, l’un des négociateurs d’Obama dans le cadre du JCPOA, m’a expliqué que « l’issue la plus probable du conflit sera une situation sans guerre ni paix, avec davantage de frappes unilatérales ». La République islamique fera le gros dos et privilégiera la préservation du régime tout en espérant obtenir un jour un accord plus favorable, tandis qu’Israël frappera l’Iran dès qu’il percevra la moindre menace. « C’est la régionalisation de la stratégie dite “tondre la pelouse” telle qu’elle est pratiquée à Gaza et au Liban », explique Malley. Et dans le cas de la Syrie, où Israël a mené des frappes répétées, construit neuf bases militaires et expulsé des centaines de personnes de leurs foyers pour consolider ses positions :

cela va au-delà d’un simple passage à la tondeuse — cela revient à raser tout ce qui dépasse. Non seulement il n’y a aucune preuve d’intentions agressives de la part de Damas, mais le gouvernement d’Al-Charaa a émis des signaux très clairs de sa volonté de conciliation. Rien n’y fait : Israël a continué à attaquer sous prétexte de neutraliser de prétendues caches d’armes et occupe plusieurs zones du sud de la Syrie. Tout cela, ils le font simplement parce qu’ils peuvent se le permettre et que Damas n’est pas en mesure de réagir.

L’extension de la stratégie de la tondeuse au niveau régional pourrait toutefois finir par coûter cher à Israël au niveau diplomatique. Avant le 7 octobre 2023, tout semblait indiquer qu’on allait vers une normalisation de ses relations avec les pays du Golfe. Mais la dévastation de Gaza a suscité la colère de la jeunesse arabe, et les gouvernements de la région, qui voyaient hier en Israël un contrepoids utile aux ambitions de l’Iran, ont désormais le sentiment que son agressivité et son aventurisme n’ont pas de limites. Comme l’explique Mohammed Baharoon, directeur du Public Policy Research Center de Dubaï, « aujourd’hui, le fou armé, c’est Israël, pas l’Iran »6. Les raids brutaux israéliens en Syrie et l’insistance d’Israël à conserver le plateau du Golan n’incitent guère Al-Charaa à coopérer. Le Liban n’est pas non plus pressé de signer un accord qui serait automatiquement rejeté par le Hezbollah, une organisation qui dispose toujours d’une importante base électorale et d’un arsenal affaibli mais non négligeable. Du côté de l’Arabie saoudite, Mohammed Ben Salmane (MBS) — qui souhaite faire de son royaume le leader du monde arabe — n’est pas prêt à prendre le risque de s’aliéner la jeunesse saoudienne, horrifiée par les massacres à Gaza, en normalisant ses relations avec Tel-Aviv. D’autant que, comme le souligne Malley, « il peut obtenir d’Israël une grande partie de ce dont il a besoin en matière de renseignement et de coopération sécuritaire sans payer le prix qu’impliquerait une telle normalisation ».

Le scénario le plus probable est que MBS continuera à se concentrer sur l’amélioration de ses relations avec l’Iran. Le hard power, la puissance militaire brute, ne peut pas résoudre tous les problèmes en l’absence de soft power, d’entregent diplomatique et de légitimité politique. Mais les exigences de la diplomatie ne semblent guère préoccuper Nétanyahou et l’establishment politique israélien, pas plus que l’effondrement de la réputation morale de leur pays suite à la destruction gratuite de Gaza. Ils se contentent de balayer les critiques d’un revers de main : le monde a toujours été contre nous. En réalité, Israël continue à bénéficier du soutien de tous les occupants de la Maison Blanche et de la plupart des pays occidentaux, malgré quelques inflexions récentes.

Les Palestiniens à l’abandon

La guerre de douze jours n’a fait qu’accentuer le sentiment douloureux d’abandon ressenti par les Palestiniens. Pendant un certain temps, on a pu croire que la position de l’Europe sur la guerre menée par Israël à Gaza état en train d’évoluer. Lorsqu’en mars 2025, Israël a rompu unilatéralement le cessez-le-feu, les responsables européens qui s’étaient tus jusque-là ont commencé à s’exprimer — ce même en Allemagne, pays pourtant peu enclin à critiquer Tel-Aviv. Une série d’initiatives diplomatiques ont été envisagées, notamment une conférence de l’ONU sur un État palestinien présidée par la France et l’Arabie saoudite. Et puis Israël a attaqué l’Iran. « En un clin d’œil, m’a confié Mohammed Shehada, un analyste palestinien basé à Copenhague, tout a été suspendu. Ma boîte mail a été inondée d’annonces d’événements annulés. Les gens semblaient presque ravis de ne plus avoir à parler de Gaza. » Shehada est issu d’une grande famille de Gaza qui, depuis la guerre, a perdu un nombre considérable de membres. Un seul homme politique européen lui a exprimé son regret que Gaza passe de nouveau aux oubliettes : un Norvégien. Ce n’est qu’après l’entrée en guerre de Washington que ses contacts ont émis quelques remarques critiques, l’un deux admettant toutefois que « si les États-Unis avaient attaqué l’Iran en premier, nous l’aurions condamné. Mais comme c’est Israël, c’est beaucoup plus difficile. »

La destruction de Gaza n’en finit pas — il est presque obscène de parler de « guerre » pour qualifier un conflit aussi déséquilibré. La majorité de ses habitants ont été contraints de se réfugier au sud, dans une bande de terre qui représente environ 15 % du territoire. L’eau potable est rare, le lait en poudre introuvable, les eaux usées envahissent les rues et le bourdonnement incessant des drones qui tournent au-dessus des têtes des Gazaouis est insupportable. Pendant la guerre avec l’Iran, l’armée israélienne a tué des centaines de civils qui faisaient la queue pour obtenir l’aide alimentaire distribuée par la Gaza Humanitarian Foundation (GHF), un organisme basé aux États-Unis, soutenu (et sans doute financé) par Israël et employant des mercenaires. Les points de distribution de la GHF jouxtent des zones militaires et, pour y accéder, il faut effectuer de long et difficiles trajets rendus encore plus pénibles par la faim.

Risquer sa vie pour se nourrir

Comme l’explique Shehada, « les gens ont désormais parfaitement compris que pour obtenir de la nourriture, il faut littéralement risquer sa vie ». Ce type de massacres, qui aurait fait scandale il y a dix ans, est désormais monnaie courante. Le 30 juin, l’armée israélienne a tué 41 personnes au café Al-Baqa, un établissement très fréquenté au bord d’une plage du nord de Gaza. Elle a assassiné plus de 70 professionnels de santé au cours des mois de juin et juillet, dont le chirurgien Marwan Al-Sultan, directeur de l’hôpital indonésien, dernière infrastructure médicale encore en activité dans le nord de Gaza (et qui a fermé ses portes en mai dernier).

D’après les autorités sanitaires locales, la guerre aurait fait plus de 62 000 morts jusqu’à présent, dont près de 19 000 enfants. Afin de discréditer le ministère de la santé de Gaza, Israël prétend qu’il est « contrôlé par le Hamas », mais, comme l’observent une série d’experts en santé publique d’autres pays, ses chiffres sont sans doute largement sous-estimés, car ils n’incluent pas les personnes disparues sous les décombres, ni les décès indirects dus à la maladie, à la malnutrition ou au manque de soins. En outre, les Palestiniens se sont bien rendu compte que les frappes israéliennes contre Gaza étaient beaucoup plus systématiques et indiscriminées qu’en Iran ou même au Liban, ce qui témoigne du mépris dans lequel ils sont tenus.

L’historien français Jean-Pierre Filiu s’est rendu à Gaza avec Médecins sans frontières (MSF) du 19 décembre 2024 au 21 janvier 2025 et a publié un récit poignant de son séjour7. « J’ai beau avoir fréquenté par le passé quelques théâtre de guerre, de l’Ukraine à l’Afghanistan, en passant par la Syrie, l’Irak et la Somalie, écrit-il, je n’ai jamais, au grand jamais, rien expérimenté de similaire. » Déjà harcelés par la faim et le désespoir, les habitants de Gaza doivent en outre payer des prix astronomiques du fait de l’essor des bandes criminelles encouragées par les autorités israéliennes, qui fournissent des kalachnikovs au clan de Yasser Abou Shebab, un natif de Rafah impliqué dans des réseaux de contrebande et dont on dit qu’il a des liens avec l’État islamique.

« À Gaza, nous avons activé des factions qui s’opposent au Hamas, a expliqué Nétanyahou. Qu’y a-t-il de mal à cela ? » (En réalité, les agissements d’Abou Shebab semblent avoir favorisé un regain de soutien au Hamas, qui était pourtant tombé en disgrâce auprès des Gazaouis ces derniers temps.) Outre les expulsions, les meurtres, la famine et l’humiliation, cette promotion de la délinquance par Israël évoque la « zone grise » jadis décrite par Primo Levi, un régime de non-droit dans lequel les membres d’un groupe persécuté sont enrôlés pour surveiller, brutaliser et, parfois, assassiner les membres de leur propre communauté. Cette situation est devenue une caractéristique fondamentale de la domination israélienne à Gaza.

Dans Les Arabes et la Shoah. La guerre israélo-arabe des récits, publié en 2013, Gilbert Achcar, un universitaire marxiste d’origine libanaise, écrivait à propos de la Nakba de 1948 : « On ne saurait dire à bon droit que le “déracinement” des Palestiniens […] soit d’une ampleur et d’une horreur exceptionnelles. » Comparée à la brutalité de l’armée française en Algérie, « l’armée israélienne fait pâle figure ». Mais dans son nouveau livre, Gaza, génocide annoncé (La Dispute, 2025), Achcar reconnait qu’il lui serait aujourd’hui impossible d’écrire ces mêmes lignes sur les actions israéliennes. La catastrophe de ces deux dernières années dépasse de loin celle de la Nakba et mérite selon lui d’être désigné d’un terme arabe encore plus fort : Karitha (le désastre).

« De victoire en victoire jusqu’à la mort »

Les conséquences de la Karitha se font déjà sentir bien au-delà de Gaza : en Cisjordanie, où militaires et colons israéliens ont mené une campagne intense d’expulsions et d’assassinats (plus d’un millier de Palestiniens de Cisjordanie ont été tués depuis le 7 octobre 2023) ; à l’intérieur même d’Israël, où les citoyens palestiniens sont soumis à un régime de plus en plus agressif d’ostracisme et d’intimidation ; dans l’ensemble de la région, où Israël s’est imposé comme une nouvelle Sparte ; et dans le reste du monde, où l’incapacité des puissances occidentales à condamner les actions d’Israël — et encore moins à y mettre fin — détruit la crédibilité de l’ordre fondé sur le droit qu’elles prétendent défendre.

Au lendemain de la guerre de 1967, l’essayiste marxiste juif Isaac Deutscher avait évoqué une expression allemande, « Man kann sich totsiegen », qu’on pourrait traduire comme « de victoire en victoire jusqu’à la mort »8. Une formule qui décrit tout aussi bien les guerres actuelles d’Israël, et ce pour des raisons similaires. Comme me l’a expliqué Yezid Sayigh, un analyste palestinien basé à Beyrouth :

À moins qu’Israël ne décide d’expulser de force des centaines de milliers, voire des millions de Palestiniens vers l’Égypte ou la Jordanie, il ne pourra pas surmonter le principal obstacle à la colonisation totale, à savoir le fait que les Palestiniens sont toujours là, à Gaza comme en Cisjordanie. Autrement dit, Israël s’est engagé dans une voie pour laquelle il n’a d’autre solution qu’une “solution finale”, et les solutions finales ne sont pas faciles à mettre en œuvre. Je ne pense pas qu’Israël sera capable d’aller aussi loin qu’Hitler dans ce sens, mais nous sommes plus proches d’une telle situation que nous ne l’avons jamais été et, en Cisjordanie, les colons commencent à jouer le rôle de gauleiters9 d’un nouvel ordre d’une brutalité sans précédent.

Toujours selon Sayigh, « dans un monde où la droite et l’extrême droite ont partout le vent en poupe », Israël s’en tire plus facilement face aux critiques grâce au nombre croissant d’admirateurs de son modèle d’ethno-nationalisme, de discrimination raciale et de pure violence qu’on trouve aussi bien en Occident, qu’en Amérique latine ou en Inde. « Israël ne rencontre pas non plus beaucoup d’opposition », ajoute Sayigh, de la part de forces « centristes » et libérales qui ont favorisé la mise en place de « cadres juridiques très restrictifs contre toute forme de dissidence et de protestation publiques, non seulement à propos de la Palestine, mais aussi contre la militarisation de la police et les empiètements croissants de l’exécutif sur le système judiciaire ».

L’alibi fallacieux de l’antisémitisme

Il est facile de tourner en dérision les absurdités racistes et les contorsions linguistiques de l’administration Trump lorsqu’elle ouvre les bras aux fermiers blancs d’Afrique du Sud en tant que soi-disant « réfugiés » fuyant un « génocide » anti-blanc (alors même que Washington continue à financer une guerre génocidaire au Proche-Orient) ; ou lorsque, le 8 juin 2025, le vice-directeur de cabinet de la Maison Blanche, Stephen Miller, remarquant la présence de « d’une grande quantité de drapeaux étrangers » lors d’une manifestation contre les expulsions à Los Angeles, qualifie la métropole californienne de « territoire occupé ». Mais en matière d’abus de langage, ni la Maison Blanche ni l’extrême droite n’ont le monopole des manipulations du mot « antisémitisme ».

Comme l’écrit l’historien britannique Mark Mazower dans un essai à paraître aux éditions La Découverte en septembre 2025, Antisémitisme : métamorphoses et controverses, au lendemain du 7 octobre 2023, « personne ne voulait être traité d’antisémite, et pourtant, si l’on en croyait les experts, les antisémites étaient partout. À leurs yeux, Manhattan, c’était Berlin à la veille de la Nuit de Cristal ». Au cours des dernières années, aucun autre mot n’a autant contribué à favoriser les attaques contre la liberté académique et intellectuelle, les actes de répression, les arrestations et les expulsions. À propos des manifestations de solidarité avec la Palestine dans le sillage du 7 octobre 2023, Ross Barkan écrit :

Ce qui est frappant dans cette conjoncture, écrit Ross, c’est à quel point les choses ont changé depuis les manifestations de Black Lives Matter en 2020. En à peine plus de trois ans, les institutions les plus influentes du champ universitaire, du monde des arts et de la finance multinationale sont passées d’une complaisance totale envers le zèle activiste des jeunes protestataires à une tentative féroce de les réduire au silence. La différence, bien entendu, c’est la cause que ces jeunes militants embrassent10.

Au début du XXe siècle et jusque dans les années 1950, le combat contre l’antisémitisme était une cause progressiste qui voyait la gauche et le mouvement pour les droits civiques alliés à d’autres mouvements luttant contre l’ethno-nationalisme et la discrimination raciale. Aujourd’hui, aux États-Unis mais aussi dans certains pays d’Europe occidentale, il est en passe d’être annexé par une droite autoritaire qui entend démanteler la démocratie pour faire prévaloir son nationalisme ethnique. Rien d’étonnant à ce que les plus grands admirateurs d’Israël soient Trump, le Fidesz de Viktor Orbán en Hongrie et le Rassemblement national en France. L’anti-antisémitisme sert désormais les mêmes objectifs que l’antisémitisme (et l’anticommunisme) hier.

Trump et ses alliés continuent à cultiver des liens étroits avec de véritables antisémites — le néonazi Nick Fuentes, le rappeur Kanye West, l’influenceur masculiniste Andrew Tate et autres figures de l’alt-right — tandis que des responsables juifs tels que Jonathan Greenblatt, directeur de l’Anti-Defamation League, ne voient aucune raison de s’inquiéter lorsqu’Elon Musk fait le salut hitlérien, de même qu’ils applaudissent la tentative d’expulsion d’activistes étudiants de Columbia University tels que Mahmoud Khalil ou Mohsen Mahdawi. Les organisations juives traditionnellement proches d’Israël sont devenus les auxiliaires incontournables d’un mouvement qui vise à priver de leur citoyenneté, puis à expulser, les protestataires nés à l’étranger, souvent sur la base d’accusations fallacieuses d’antisémitisme.

La question palestinienne remplace la question juive

La question palestinienne occupe désormais aux États-Unis une place presque aussi importante que la question juive en Europe du temps où les démocraties du Vieux Continent étaient confrontées à la menace du fascisme. Tout comme la question juive, elle est intimement mêlée à d’autres objets de préoccupation : antiracisme, liberté intellectuelle, citoyenneté, droit de réunion, cosmopolitisme, justice sociale, opposition à l’autoritarisme de droite et au néolibéralisme. L’illustration la plus frappante de cette importance croissante est la victoire de Zohran Mamdani aux primaires démocrates pour la mairie de New York. Mamdani est un progressiste musulman de 33 ans qui a mené une campagne brillante en mettant l’accent sur les besoins des secteurs populaires, pour qui le coût de la vie dans la métropole est devenu inabordable. En faisant cause commune avec Brad Lander, un progressiste juif11, il a engrangé 56 % des voix au second tour, dont une partie importante de la communauté juive, emportant une victoire décisive contre l’ancien gouverneur de New York Andrew Cuomo. Ce dernier était soutenu par la majeure partie de l’establishment new-yorkais malgré les accusations de harcèlement sexuel qui pèsent sur sa carrière politique.

Non seulement la machine électorale démocrate et le New York Times, qui a publié une série de pseudo-reportages purement diffamatoires sur Mamdani, détestent ce dernier en raison de ses convictions socialistes, mais ils sont particulièrement hostiles à son opposition à l’occupation israélienne et à ses critiques de la guerre à Gaza. Dans les dernières semaines de la campagne et depuis lors, Mamdani s’est vu qualifié d’antisémite, de djihadiste et de partisan des attentats du 11— Septembre simplement parce qu’il parle d’« apartheid » et de « génocide » en Palestine et parce qu’il refuse de dire qu’il soutient le « droit d’Israël à exister en tant qu’État juif ». Il a déclaré soutenir son droit à exister en tant qu’« État faisant respecter l’égalité des droits », une position qui, du point de vue des sionistes conservateurs, équivaut à appeler à jeter les Juifs à la mer.

Pour Andy Ogles, un législateur républicain représentant le Tennessee au Congrès, « Zohran “little Muhammad” Mamdani est un antisémite, un socialiste, un communiste qui va détruire la grande ville de New-York. Il doit être EXPULSÉ. » Trump, qui a lui aussi couvert le candidat progressiste d’insultes sur les réseaux sociaux, a déclaré vouloir enquêter sur le cas Mamdani. Le Betar, une organisation sioniste d’extrême-droite qui a fourni à l’administration Trump une liste d’étudiants pro-palestiniens à expulser, a exhorté les juifs à évacuer immédiatement la ville en cas de victoire du candidat musulman. Face à ces attaques, l’establishment démocrate modéré s’est déclaré aux abonnés absents, et certains de ses membres se sont même fait l’écho des calomnies républicaines. Mais Mamdani a tenu bon, soutenu par une équipe composée de militants de gauche comprenant à la fois des Juifs et des musulmans. Il occupait même la deuxième position dans les préférences des électeurs démocrates juifs, une évolution encourageante qui montre que, pour une bonne partie des juifs new-yorkais, l’antisionisme de Mamdani n’est pas un problème.

Il pourrait même en fait être un atout, car, comme l’écrivait récemment Peter Beinart, directeur de la revue progressiste juive Jewish Currents, le soutien à Israël est devenu « un symbole de la pusillanimité et de la faible crédibilité des élites du parti [démocrate]  ». Selon l’institut de sondages Gallup, seul un démocrate sur trois a une opinion favorable d’Israël. Alors que les dirigeants du parti — notamment le sénateur Chuck Schumer et le député de New York Hakeem Jeffries, qui ont tous deux initialement hésité à défendre Mamdani contre les accusations d’antisémitisme et n’ont toujours pas apporté leur soutien à sa candidature à la mairie — s’opposent à tout conditionnement de l’aide militaire étatsunienne à Israël, près de la moitié des électeurs démocrates estiment qu’elle devrait être fortement réduite.

On observe une dynamique similaire au Royaume-Uni, où une vigoureuses campagne de solidarité avec la Palestine exerce une pression croissante sur le gouvernement travailliste. Là aussi, la répression des voix dissidentes et des protestataires s’est intensifiée. Le réseau militant Palestine Action a été classé comme organisation terroriste et le duo musical Bob Vylan fait l’objet d’une enquête pénale pour avoir entonné sur scène le slogan « Mort à l’armée israélienne » lors du festival de Glastonbury fin juin. De son côté, le gouvernement britannique continue de fournir à Israël des pièces détachées pour les avions F35 qui bombardent Gaza.

Au-delà du désespoir ?

Quant à la population de Gaza, de Cisjordanie et de Jérusalem-Est, sans parler des citoyens palestiniens d’Israël, près de deux ans après le début du conflit, on ne sait toujours pas si les immenses sacrifices consentis pendant la guerre les rapprocheront de leur libération ou de la création d’un État palestinien. Pour Gilbert Achcar l’attaque du 7 octobre 2023 a été « la plus grave erreur de calcul de l’histoire de la lutte anticoloniale ». On peut affirmer sans risque de se tromper qu’au moins dans un avenir prévisible, elle a fait reculer la lutte palestinienne, même si celle-ci se trouvait dans une impasse totale avant le 7 octobre 2023 avec notamment la perspective d’un accord entre Tel-Aviv et Riyad.

L’opération « Déluge d’Al-Aqsa » a uni les juifs israéliens dans une vaste coalition belliciste au lieu de semer la division en leur rangs ; elle a joué en faveur d’Israël et de son énorme puissance militaire, et lui a donné un prétexte non seulement pour raser Gaza et étendre ses opérations en Cisjordanie, mais aussi pour neutraliser l’Axe de la résistance, à savoir le Hezbollah, les Houthis et l’Iran. Certes, selon Yitzhak Brik, général de division à la retraite, la branche militaire du Hamas à Gaza a recruté plus de combattants qu’Israël n’en a tués depuis le 7 octobre 2023, retrouvant ainsi son potentiel d’avant la guerre. Le simple fait d’avoir survécu permet au Hamas de crier victoire. Néanmoins, malgré tous les efforts de ses dirigeants pour présenter les conséquences de la guerre sous un jour favorable, il est difficile de faire passer le génocide de son propre peuple pour une victoire, quand bien même on a au moins réussi à attirer ainsi l’attention du monde entier.

Le massacre du 7 octobre 2023 a toutefois mis à nu l’illusion selon laquelle Israël pouvait continuer à asservir les Palestiniens sans provoquer de réaction. Cette illusion était au cœur d’un « processus de paix » qui n’en a jamais fini de commencer. Dans leur ouvrage sur l’échec de ce processus, Tomorrow Is Yesterday, Demain, c’est hier ») Robert Malley et Hussein Agha12, qui ont travaillé sur la question respectivement pour le gouvernement étatsunien et pour les négociateurs palestiniens, décrivent la guerre de Gaza comme « une formidable revanche du passé ». Ce « retour du passé », écrivent-ils, a été « un camouflet pour les espoirs que beaucoup ont nourri », y compris les auteurs de ce triste constat. Mais selon eux, « la question n’est pas tant de savoir pourquoi les choses se sont passées ainsi, mais pourquoi tant de gens ont persisté si longtemps à croire qu’il pouvait en être autrement ».

Les erreurs des diplomates

Négligeant les cicatrices laissées par 1948 au profit de la question apparemment plus « gérable » des frontières de 1967, « les diplomates ont multiplié les efforts pour faire prononcer aux dirigeants palestiniens et israéliens les mots magiques qu’ils attendaient d’eux, les encensant ou les excommuniant ensuite en fonction de leurs propos à ce sujet ». On a proclamé haut et fort les vertus du processus de paix et le caractère inévitable d’une solution à deux États sur la base des frontières de 1967, un peu de la même manière qu’on a exalté les vertus et le caractère inévitable de la « démocratie libérale » après 1989. Ce dogme de la « fin de l’histoire » n’offrait pas d’autre option. Pendant ce temps, tous ceux qui refusaient de prononcer les mots magiques — les islamistes palestiniens, mais aussi les colons et les juifs religieux — envisageaient un tout autre avenir, qui ressemblait davantage à leur passé préféré.

Pour les juifs israéliens, l’attaque du Hamas n’était pas seulement choquante, elle était incompréhensible ; elle évoquait un retour à la violence de la révolte arabe de 1936-1939 et des affrontements intercommunautaires sous le mandat britannique. Mais, comme l’écrivait Walter Benjamin, « lorsque l’on s’étonne que les événements que nous sommes en train de vivre soient “encore” possibles aujourd’hui […] on n’avance guère vers la connaissance — si ce n’est à la connaissance du fait que la vision de l’histoire qui a suscité cet étonnement est intenable »13. Au lieu de remettre en question leur vision de l’Histoire, la plupart des juifs israéliens se sont réfugiés dans la certitude immémoriale et fataliste que le 7 octobre 2023 était un pogrom, une répétition des persécutions subies par leurs ancêtres en Europe.

L’étape suivante, la déshumanisation des Palestiniens de Gaza, a été facile à franchir, car elle était une conséquence logique du racisme anti-arabe inculqué aux Israéliens dès leur plus jeune âge. En témoigne par exemple ce post du comédien israélien Gil Kopatz : « Si vous nourrissez les requins, ils finiront par vous manger. Si vous nourrissez les Gazaouis, ils finiront par vous manger. Je suis favorable à l’extinction des requins et à l’extermination des Gazaouis. […] Ce n’est pas un génocide, c’est un pesticide14. » Selon un sondage commandité par l’université Penn State, plus de 80 % des Juifs israéliens sont désormais favorables à l’expulsion des Gazaouis. Pas question d’exprimer la moindre compassion pour les Palestiniens, sauf chez une frange marginale d’activistes radicaux. Lorsque le député Ayman Odeh a publié un tweet célébrant un récent échange de prisonniers, il a été dénoncé pour avoir mis apparemment sur le même plan le sort des Palestiniens emprisonnés et celui des otages juifs : « Ta présence pollue la Knesset », lui a déclaré un collègue parlementaire.

La dérive autoritaire et de plus en plus fasciste de la politique israélienne, qui date de bien avant octobre 2023, est certainement effrayante, mais pas surprenante. Ce qui est surprenant, ou du moins remarquable, c’est que la guerre de Gaza ait suscité si peu de réflexion chez les décideurs politiques occidentaux, qui continuent de s’accrocher à l’idée d’une solution à deux États et à l’illusion qu’un dirigeant israélien pourrait être un jour persuadé de soutenir la création d’un État palestinien. « La guerre de Gaza offre une occasion d’engager une réflexion profonde, lucide et honnête, écrivent Malley et Agha, car c’est bien à ce moment-là que tout a dérapé ». En lieu de quoi, « le monde d’après le 7 octobre est construit sur des mensonges », ceux de Washington étant « les plus ahurissants parce que les moins nécessaires ». Et le principal mensonge des États-Unis est celui qui prétend qu’ils font tout leur possible pour protéger la population de Gaza contre les armes qu’eux-mêmes livrent à Israël.

Dans de nombreuses capitales du Proche-Orient, on a senti plus de soulagement que de désespoir à l’idée de prendre congé de Biden — ou de Biden/Obama, comme le percevaient souvent les dirigeants arabes. […] Ce qu’ils reprochaient aux administrations démocrates, c’était l’ineptie de leurs prétentions morales, la vacuité de leurs expressions d’empathie et l’absence de courage dans la défense de leurs convictions : si vous ne comptez pas lever un seul doigt pour les Palestiniens, ayez du moins la décence de ne pas faire semblant de vous en préoccuper. Au moins, avec Trump, on savait à quoi s’en tenir.

Et Trump leur a réservé quelques surprises agréables : il a levé les sanctions contre la Syrie, négocié directement avec le Hamas et même envisagé d’éliminer certaines sanctions contre Téhéran. Lorsque le président étatsunien décrit Israël et l’Iran comme deux pays « qui se battent si violemment et depuis si longtemps qu’ils ne savent plus ce qu’ils font », cette brutale vérité est sans doute appréciée par certains acteurs régionaux. « Le fait que Trump ne se sente pas redevable à l’establishment diplomatique traditionnel signifie que ses instincts ne sont pas inhibés par la toile d’araignée de réflexes poussiéreux qui ont obscurci la pensée des diverses administrations démocrates et républicaines, m’a confié Malley. Reste qu’à ces croyances vétustes, il n’a pas substitué une pensée innovante, mais des impulsions personnelles capricieuses ».

Le modèle irlandais de négociations

Que faudrait-il pour que des négociations entre Juifs israéliens et Arabes palestiniens aboutissent ? Pour Malley et Agha elles devraient inclure « les puissantes factions qui estiment que ce qui a été discuté jusqu’à présent est contraire à leurs convictions les plus profondes », à savoir les intransigeants des deux camps, islamistes palestiniens, colons juifs et ultra-orthodoxes. Mieux vaut s’engager dans une conversation sans but prédéfini, sans horizon clair ni quête a priori d’une « solution ». Dans un tel processus, ces factions pourraient même finir par trouver un moyen de coexister sur le même territoire sans renoncer à leurs aspirations ultimes, comme l’ont fait les catholiques et les protestants d’Irlande du Nord depuis l’accord du Vendredi saint en avril 1998.

Et que faudrait-il pour que de telles discussions aient lieu ? Les Israéliens, qui sont plus isolés mais aussi plus puissants que jamais, n’y sont évidemment pas favorables. Comme l’écrivait dans Haaretz Michael Sfard, avocat et défenseur des droits humains, depuis la guerre avec l’Iran, les juifs israéliens « s’enivrent de de slogans triomphalistes et baignent dans un état d’exaltation militariste15 ». La fin des souffrances des Gazaouis ou la création d’un État palestinien sont les derniers de leurs soucis. Depuis le 7 octobre 2023, nous ne pourrons plus jamais faire confiance aux Palestiniens, affirment-ils. Les Palestiniens, de leur côté, ont encore moins de raisons de faire confiance aux Israéliens après le génocide qu’ils ont perpétré à Gaza, sans parler de la campagne de plus en plus violente de colonisation de la Cisjordanie, qui a chassé des dizaines d’habitants arabes de leurs foyers — le plus grand déplacement de population depuis 1967.

Quand bien même les deux parties accepteraient de s’asseoir à la même table, qui servirait de médiateur ? L’asymétrie entre les belligérants est largement en faveur d’Israël, et, dans les processus de négociation, les États-Unis ont toujours agi en tant que défenseurs de l’État juif. Malley et Agha en sont bien conscients. Malgré sa tonalité généralement sombre et sans concession, les conclusions de leur livre semblent toutefois encore trop optimistes. Qu’est-ce qui pourrait pousser des ennemis aussi acharnés à se parler, surtout après le génocide de Gaza ? Et en supposant qu’ils soient prêts à le faire, qu’est-ce que cela changerait ? Les circonstances ne semblent guère favorables, c’est le moins qu’on puisse dire.

Pourtant, certaines réalités de base sont en train de changer, et avec elles l’équilibre des forces. Le régime d’occupation, d’apartheid, de nettoyage ethnique et, désormais, de génocide, pratiqué par Israël a érodé son capital moral. Même le chancelier Friedrich Merz, chrétien-démocrate et partisan d’une ligne d’alignement sur Israël, a annoncé le 8 août 2025 que le gouvernement allemand suspendait les exportations d’« équipements militaires pouvant être utilisés dans la bande de Gaza », une mesure appuyée par les deux tiers de la population. L’opposition à ce régime est de plus en plus forte dans le monde, et elle a commencé à se faire entendre à travers une nouvelle génération de militants et de politiciens progressistes. Face à la vue des enfants affamés à Gaza, et la continuation sans fin de la guerre meurtrière d’Israël, le président Emmanuel Macron, suivi par le premier ministre britannique Keir Starmer, ont déclaré leur intention de reconnaître la Palestine comme un État.

Reste qu’il est extrêmement difficile d’imaginer le démantèlement du système d’apartheid israélien, ou bien l’émergence, dans un avenir proche, d’une force capable de défier sérieusement l’hégémonie d’Israël. Dans un monde qui se caractérise par la montée de l’autoritarisme et de l’ethno-nationalisme et l’effondrement des règles de droit, l’État dirigé par Nétanyahou, féroce et sans pitié, fait figure de pionnier plutôt que de cas isolé.

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1Elisabeth Bumiller, «  Iran and the Specter of Iraq : ‘We Bought All the Happy Talk’  », The New York Times, 18 juin 2025.

2Larissa Howie, «  Trump compares himself to Truman after Iran attack  », MSN, juin 2025.

3«  Tucker Carlson interviewe le président iranien Mosoud Pezeshkian  », YouTube, 8 juillet 2025.

4«  Trump praises Syrian leader as « attractive, tough guy »  », vidéo Guardian News, 15 mai 2025.

5«  Prime Minister Benjamin Netanyahu Addresses the Iranian People  », 13 juin 2025.

6Cité dans Vivian Nereim, «  In Attacking Iran, Israel Further Alienates Would-Be Arab Allies  », The New York Times, 18 juin 2025.

7Jean Pierre-Filiu, Un historien à Gaza, Les Arènes, Paris, 2025.

8The Non-Jewish Jew : And Other Essays, Verso, 2017.

9NDLR. Chef de district, dans l’Allemagne hitlérienne.

10Ross Barkan, Fascism or Genocide : How a Decade of Political Disorder Broke American Politics, Verso, Londres/New York, 2025.

11NdT : Les deux candidats se sont soutenus mutuellement dans le cadre du système de vote préférentiel adopté lors des primaires démocrates.

12Hussein Agha et Robert Malley, Tomorrow Is Yesterday : Life, Death, and the Pursuit of Peace in Israel/Palestine, Farrar, Straus and Giroux, New York, 2025.

13Walter Benjamin, Œuvres, III, Thèse VIII, Gallimard

14«  Israeli writer says aiding Gaza is like « feeding sharks »  », Middle East Eye, 25 avril 2025.

15«  No War With Iran Will Erase Israel’s Crimes in Gaza. Don’t Get Distracted  », 16 juin 2025.

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