Dans quelques jours, le ramadan, qui est vécu comme un ralentissement d’un rythme effréné, s’inscrira au sein d’une autre trêve, économique et sociétale.
Sur les plateaux des chaines d’information en continu, on redoute de potentielles dérives de fidèles qui s’apprêteraient à enfreindre les mesures sanitaires. Pourquoi ? Parce qu’il est évident que les musulmans voudront passer ce mois sacré en famille et à la mosquée.
Pourtant, la perspective du ramadan en période de confinement représente pour beaucoup de croyants une opportunité inouïe d’expérimenter une nouvelle forme d’adoration, plus intime, plus puissante, moins contrainte par un emploi du temps figé. Dans chaque foyer, on aspire au partage, à la méditation, à la lecture du Coran, au repos. On rêve d’un changement, d’une métamorphose salvatrice de notre être profond.
En quête de vérité
Vision ou calcul ? Approche locale ou globale ? Tous les ans les mêmes débats tendus, les mêmes dissensions sur les dates de début et de fin de ce mois sacré. Tous les ans, la même crispation. Pourtant, si en apparence la question des dates peut paraître dérisoire, elle a le mérite de nous appeler à requestionner le sens des choses, notre rapport au temps et à l’espace, notre rapport à Dieu et à Sa création.
Le ramadan débute le neuvième mois du calendrier lunaire musulman. Il s’étend sur un cycle lunaire entier, entre deux nouvelles lunes. La période de jeûne commence dès qu’un croissant lunaire est observé. Qu’entendons-nous par « observer » ? Les littéralistes diront qu’il s’agit de tendre l’œil à la fenêtre. D’autres, plus rigoureux, considéreront que l’utilisation d’un instrument tel un télescope peut être utile pour distinguer ce que l’œil ne pourrait voir. Les matheux démontreront par A + B que le croissant sera visible tel jour, à telle heure, à tel endroit, sous tel angle, en considérant telles hypothèses, CQFD. Enfin, les éternels rabat-joie relèveront, à juste titre, que, de toute manière, quel que soit le procédé, le croissant ne sera jamais observable partout au même moment et que donc, au bénéfice du doute, il vaut mieux se caler sur l’Arabie saoudite.
… en tout cela il y a des signes, pour un peuple qui raisonne.
(Coran, s. 2, v. 164)Nous leur montrerons Nos signes dans l’Univers et en eux-mêmes, jusqu’à ce qu’il leur devienne évident que c’est cela [le Coran] la vérité. Ne suffit-il pas que ton Seigneur soit témoin de toute chose ? _ (Coran, s. 41, v. 53)
La marche à suivre s’inscrit dans une quête de vérité à laquelle tout croyant est appelé. C’est une invitation à raisonner et à méditer. Il ne s’agit donc pas tant de guetter le croissant lunaire que de contempler l’univers, d’y rechercher Dieu, d’essayer de Le comprendre, de Le sentir, de se rapprocher de Lui, de se rendre disponible pour accueillir ses Signes. C’est ce qu’on appelle en arabe la taqwā, souvent traduit par piété. Le sens du ramadan est là, et c’est donc en commençant par « observer » les cieux que les musulmans peuvent débuter asSiyâm, le jeûne.
Ô les croyants ! On vous a prescrit le jeûne comme on l’a prescrit à ceux d’avant vous, ainsi atteindrez-vous la piété. _ (Coran, s. 2, v. 183)
Requestionner nos modes d’existence
Le jeûne est une pratique partagée avec d’autres traditions et communautés religieuses antérieures à l’islam. Ce qui fait la spécificité du ramadan c’est d’une part sa dimension commémorative, sa durée et ses rites d’autre part. En effet, c’est durant le mois de ramadan que le Coran a été révélé au prophète Mohammed, paix et bénédiction sur lui, par l’ange Gabriel (Jibril) qui lui assigna, un jour dans une grotte, l’ordre de lire, « Iqraa » :
Lis ! Au Nom de Ton Seigneur qui créa l’homme d’une adhérence. Lis, par Ton seigneur le Très Noble, Lui qui enseigna par la plume [al-qalam], enseigna à l’homme ce qu’il ne savait pas.
(Coran, s. 96, v. 1 à 5)
C’est la naissance de l’islam.
Le ramadan dure donc 29 à 30 jours. C’est l’un des cinq piliers de la religion. En quoi consiste-t-il ?
Vous n’avez sans doute pas échappé aux reportages de type immersif : « Comme chaque année, cette famille musulmane entre dans le mois de ramadan : du lever au coucher du soleil, les musulmans ne doivent ni boire, ni manger, ni fumer, ni avoir des rapports sexuels. » En filigrane, il y a, au mieux, une forme d’admiration : « Comment font-ils ? » et au pire une forme de mépris lié à une incompréhension tenace : « Pourquoi se priver de tels plaisirs ? » Il s’agit surtout de contraindre le corps et l’esprit à se détacher de toute forme de dépendance et d’habitudes qui entravent le cheminement spirituel vers Dieu.
Il faut une vingtaine de jours pour casser une habitude. Le ramadan donne la possibilité d’en créer de nouvelles, par exemple prendre davantage le temps pour aider, pour prier à l’heure… C’est donc aussi un temps de requestionnement de nos modes d’existence.
Lire le Coran, brûler ses péchés
Dans ce processus de conditionnement du corps et de l’esprit, la lecture du Coran occupe une place primordiale. Il est recommandé de le lire dans son intégralité avant la fin du mois. Une façon de renouveler ses intentions et de construire une relation privilégiée avec Dieu. C’est aussi une autre manière de s’alimenter autrement, par les belles paroles, la mémoire de ceux qui nous ont précédés et par la prière. Prier, autant que possible. Invoquer Dieu, lui demander protection et pardon.
Selon l’imam Ar-Raghib, un exégète du XIIe siècle, le terme ramadan, se prononçant [ra-ma-dane], proviendrait de l’arabe ramad qui désigne ce qui est soumis intensément à la chaleur du soleil. Et le mot ramadhaa pourrait être traduit par « canicule » ou « grande chaleur ». Le terme ramadan renforcerait l’idée d’un mois au cours duquel les péchés des croyants seraient purifiés, « brûlés ».
Tous filles et fils d’Adam
La dimension sociale en islam est fondamentale. Durant le ramadan elle l’est encore plus. Les mosquées sont habituellement pleines pendant ce mois, en particulier pour les prières de nuit, les tarawih. Les croyants s’y rendent pour méditer, partager des moments de joie et surtout prier en groupe. Cette année, cela ne sera donc pas possible.
Au coucher du soleil, la rupture du jeûne se fait tant que possible en famille. Il est recommandé de manger mesurément. Un hadith relaté par Tirmidhi, théologien du IXe siècle, exprime cette idée de tempérance : « Un humain n’a jamais rempli un récipient plus mauvais que le ventre. Il suffit au fils d’Adam de quelques bouchées afin qu’il tienne son dos droit et s’il ne peut se contenter de cela, alors : le tiers pour sa nourriture, le tiers pour sa boisson et le tiers pour sa respiration ». Il s’agit de préserver son corps, mais aussi de se rappeler que d’autres ne mangent pas à leur faim. Plus que jamais, chaque musulman est appelé à donner au pauvre et au démuni. Souvent réduit au jeûne, le ramadan est aussi le mois de la sadaqqa, l’aumône. Le rappel que nous sommes tous les filles et fils d’Adam, que nous n’avons été descendus sur terre que pour vénérer Dieu, nous entraider et nous aimer.
Le terme de « trêve » est particulièrement approprié ici puisqu’il désigne, dans son sens premier, une cessation temporaire de tout acte d’hostilité. Tout ce qui nous éloigne de Dieu, du Bien, du Juste et du Beau nous est hostile. Le ramadan permet donc un répit. Tout jeûneur connaît cette sensation de plénitude et de paix et c’est ce qui explique que beaucoup éprouvent une certaine tristesse et de la nostalgie à la fin de ce mois béni.
Le moment le plus important est sans aucun doute Laylat Al-Qadr, la Nuit sacrée du Destin (traduit aussi par Nuit de la Puissance). C’est durant cette nuit que le Coran est descendu sur terre. Elle trouve sa place lors la dernière semaine du ramadan. Dieu invite les croyants à multiplier leurs prières et les bonnes œuvres. C’est en ce sens qu’on peut comprendre les versets suivants :
La nuit d’Al-Qadr est meilleure que mille mois.
Durant celle-ci descendent les Anges ainsi que l’Esprit, par permission de leur Seigneur pour tout ordre.
Elle est paix et salut jusqu’à l’apparition de l’aube. _ (Coran, s. 97, v. 3 à 5)
Elle équivaut à mille mois dans le sens où les prières et les intentions formulées cette nuit-là sont accueillies par Dieu avec une attention particulière. Les anges et l’Esprit (Jibril) descendent dans cette nuit avec la permission de leur Seigneur. Ils portent aussi en eux la rahma divine, la clémence dont Allah veut nous entourer. C’est ainsi que s’achève ce mois sacré au plus près de la paix. Un sentiment de légèreté décuplé pendant l’Aïd el-Fitr, la fête de fin du ramadan, en attendant le prochain, avec impatience.
Questionner ce qu’est « la vie normale »
La pratique du ramadan ne doit toutefois pas être idéalisée. Elle s’éloigne parfois des intentions originelles. Notre culture consumériste étant profondément ancrée, elle engendre des dérives et des incohérences. Le ramadan est souvent synonyme de surconsommation, de gâchis, de paresse, d’impatience. Et puis, une fois ce mois achevé, les efforts et les résolutions se dissolvent souvent dans le quotidien. Ce qui nous amène à nous interroger, nous, musulmans, mais pas seulement.
La date de déconfinement tient en haleine toute la population. Quand pourrons-nous revenir à la « vie normale » ? Les scientifiques, les politiciens, les journalistes, les artistes, alimentent les pronostics. Les échanges sont tendus, sur les plateaux autant que sur les réseaux sociaux. Ces échanges houleux rappellent les dissensions à propos de la date de début du ramadan. Ces bavardages nous décentrent de l’essentiel : contempler et méditer nos vies.
Comme le ramadan, le confinement peut être vécu comme un élan vers l’essentiel. Tous deux nous poussent à reconsidérer ce qu’est la « vie normale ». Comment voulons-nous vivre ? Comment réellement faire société avec les individus qui nous entourent ?
Comme le ramadan, le confinement peut être perçu comme une opportunité : celle d’engager une évolution. Comment repenser notre démocratie, notre économie ? Comment retrouver la confiance dans un système politique qui a failli ?
Comme le ramadan, le confinement porte en lui la promesse d’un lendemain meilleur. Un jour d’après plus attentif, qui aurait conscience des urgences sanitaires, humanitaires, éducatives, alimentaires, climatiques. Quand réévaluerons-nous les priorités ?
Ne faisons pas du jour d’après une utopie. Comme pour le ramadan, le risque de « l’après » est grand : piétiner les efforts et les espoirs. Retourner en arrière, oublier les promesses d’un monde meilleur.
Le confinement est une rupture, comme le ramadan est un choc, qui nous prouve qu’il est possible, souhaitable et bénéfique de faire des efforts pour s’élever. Celui qui jeûne contraint son corps et son esprit. Les musulmans, les chrétiens, les juifs et tous ceux qui ont déjà jeûné s’accordent à dire que la restriction n’est rien comparativement à ce qu’elle permet : une libération.
Le monde de demain ne se proclame pas, il se bâtit dans le temps et dans l’arrachement. Mais y croit-on vraiment ? Et sommes-nous prêts à y travailler ?
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