Bahreïn. Les pèlerins chiites pions des rivalités géopolitiques dans le Golfe

Tandis que la plupart des États ont veillé à rapatrier leurs ressortissants en ces temps de coronavirus, les autorités bahreïnies semblent ignorer leurs sujets chiites bloqués en Iran après un pèlerinage à la mi-février. Malgré les circonstances exceptionnelles, les relations ne se détendent pas entre Manama et Téhéran.

Sanctuaire de l’imam Reza à Machhad (Iran), lieu de pélerinage des chiites bahreinis
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Cela fait plus d’un mois que le gouvernement bahreïni tergiverse. Le sort de plus de 1 300 Bahreïnis, coincés dans la ville de Machhad (nord-est de l’Iran) après leur visite du sanctuaire du 8e imam, Ali Ibn Moussa Al-Reza, est pourtant en jeu, alors qu’il n’y a plus ni relations diplomatiques ni liaisons aériennes directes entre le Bahreïn et l’Iran depuis janvier 2016. Sept pèlerins sont déjà morts, soit plus qu’au Bahreïn. Selon l’avocat et opposant politque à Londres Ibrahim Serhane, « la responsabilité de cet abandon repose directement sur le ministère des affaires étrangères, qui est censé veiller à la sécurité de nos ressortissants à l’étranger ».

Des centres spéciaux de confinement

Le gouvernement bahreïni voit pourtant les choses d’un autre œil, puisqu’il a transféré dans un premier temps le dossier au ministère de la santé. Celui-ci a déclaré le 6 mars que « le travail est en cours avec toutes les parties concernées pour mettre sur pied un plan d’évacuation de nos ressortissants en Iran, afin de nous assurer de leur retour sains et saufs, en prenant toutes les précautions pour leur sécurité. Le travail continue pour les rapatrier en plusieurs groupes ». Le Bahreïn a ensuite rapatrié, durant le mois de mars, 323 personnes d’Iran via trois vols directs, en louant un avion omanais puis deux avions iraniens. Sur le premier vol, la moitié des passagers étaient atteints du virus, soit 77 personnes. Sur le deuxième, ce fut le cas du tiers des 62 passagers. Aucune information n’a été donnée concernant le troisième vol.

Le peu de cas que font les autorités de leurs ressortissants en Iran ne coïncide pas avec leur zèle sur le plan intérieur. Le Bahreïn a en effet pris des initiatives pour limiter la propagation du virus, puisqu’il a fait réaliser des tests à large échelle, identifié les personnes qui ont été en contact avec les cas avérés et qu’il a mis en place des centres spéciaux pour le confinement et les soins des malades du coronavirus. De plus, les rassemblements de plus de cinq personnes ont été interdits et tous les commerces ont été fermés, mis à part ceux dédiés à l’alimentation ainsi que les banques. Autant d’efforts qui ont été salués, le 18 mars 2020, par le bureau Proche-Orient de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Au 3 avril, le pays comptait 643 cas et 4 morts. De plus, le ministère des affaires étrangères a annoncé le rapatriement de 67 des ressortissants qui se trouvaient au Maroc.

L’Iran accusé « d’agression biologique »

Après les premières déclarations rassurantes, les autorités de Manama sont passées à l’attaque. Ainsi, le 12 mars, le ministre de l’intérieur, le colonel Cheikh Rached Ben Abdallah Al-Khalifa, a accusé l’Iran de laisser volontairement le virus se propager au-delà de ses frontières, décrivant cela comme une « forme d’agression biologique ». Il a également accusé Téhéran de faire de la désinformation et de ne pas tamponner les passeports des étrangers passés par son territoire pour propager encore plus la maladie. Entre temps, et selon les familles restées bloquées à Machhad, sept Bahreïnis sont décédés là-bas des suites du coronavirus et faute de soins. Tous étaient des personnes âgées ayant des maladies chroniques.

Le 27 mars, 31 Bahreïnis sont arrivés de Machhad à Doha, à bord d’un vol de la compagnie qatarie dont ils ont eux-mêmes payé les billets. Les connexions entre Doha et Manama étant coupées depuis l’été 2017 — le Bahreïn participant au boycott du Qatar —, les autorités qataries ont annoncé qu’elles ont contacté leurs homologues bahreïnis pour étudier la possibilité de les rapatrier aux frais de l’émirat. Une proposition qui a été refusée, selon le bureau de communication officiel de l’émirat, qui a annoncé le lendemain la décision du Qatar d’accueillir les 31 Bahreïnis, qui seront d’abord mis en quarantaine à Doha.

D’un autre côté, 77 Bahreïnis ont choisi de passer par Mascate, la capitale d’Oman, dans l’espoir de pouvoir rentrer plus facilement. Un parcours du combattant qui les a emmenés de Machhad à Téhéran puis à Doha pour finalement arriver à Mascate, le tout à leurs frais. Là, c’est la compagnie aérienne bahreïnie qui a refusé d’accueillir à bord les voyageurs qui étaient en Iran, bien qu’ils aient leurs billets. Après 24 heures à l’aéroport de Mascate, ces derniers ont enfin pu rentrer chez eux, mais à bord d’un vol d’une compagnie omanaise.

Des messages de haine

Plusieurs voix se sont élevées au Bahreïn pour dénoncer le traitement confessionnel de ce dossier. Baqer Darwich, président du forum bahreïni pour les droits humains : « Nous avons relevé plus de mille messages haineux à l’encontre des musulmans chiites, qui viennent de personnalités proches du pouvoir bénéficiant d’une présence médiatique. Ces messages sont évidemment en lien avec cette crise, et beaucoup ont appelé à ne pas accueillir les Bahreïnis bloqués en Iran. » Les chiites représentent environ 62 % de la population, mais ne sont pas représentés auprès des autorités, alliées de l’Arabie saoudite.

Darwich doute de l’impartialité des enquêtes annoncées par le procureur général, après l’annonce par la direction en charge des crimes électroniques de la mise en accusation de 18 détenteurs de comptes sur les réseaux sociaux pour incitation à la haine confessionnelle, et ce au vu de toutes les violations des droits humains dont cette administration s’est rendue coupable depuis les manifestations de 2011.

En effet, beaucoup d’éditorialistes et de leaders d’opinion sur les réseaux sociaux — tous proches du pouvoir — ont appelé à ne pas rapatrier les Bahreïnis bloqués en Iran. Parmi eux, l’éditorialiste du quotidien Al-Watan Sawsan Al-Cha’er écrit le 10 mars que « toute forme de contact avec l’Iran représente une menace, non seulement pour notre sécurité nationale, mais aussi pour les autres pays dont les ressortissants pourraient ainsi utiliser le Bahreïn comme un pays de transit vers l’Iran. Tout voyage vers ce pays doit être formellement interdit, et continuer à l’être même après la fin de la crise du coronavirus. On doit également interdire aux agences de voyages d’organiser des départs vers cette destination ».

Un état psychologique « vraiment mauvais »

Lorsque la situation sanitaire dans la région du Golfe a commencé à s’aggraver, dès la troisième semaine de février, cela faisait déjà une semaine que Ridha et sa famille — ses parents de 82 et 83 ans ainsi que son frère de 44 ans — étaient à Machhad. Il raconte : « Les choses se sont très vite accélérées après la découverte des premiers cas à Qom et beaucoup de vols ont été suspendus. Nous avons tenté de contacter le ministère des affaires étrangères pour trouver une solution, mais la situation est devenue encore plus chaotique quand ils ont annoncé qu’ils transféraient le dossier au ministère de la santé. C’est là que mon père est tombé malade. Il est décédé le 7 mars au matin. »

Ridha a par la suite formé le comité des familles bahreïnies bloquées en Iran et en est devenu le porte-parole : « Nous sommes toujours sans nouvelles des officiels bahreïnis. Nous ne savons même pas à qui nous adresser ».

De son côté, Om Fatima, qui fait partie des 77 personnes qui ont réussi à rentrer en transitant par Mascate, raconte : « L’état psychologique de ceux qui sont restés est vraiment mauvais. Ils ne savent pas quand ils pourront rentrer. Leurs familles ont essayé de contacter le ministère des affaires étrangères à Manama, mais c’était peine perdue. De plus, leur situation sanitaire est instable, car les médicaments qu’ils ont pris avec eux — pour les malades chroniques — sont épuisés et certains ne sont pas disponibles en Iran. Le décès de sept personnes a renforcé le sentiment de panique. Et matériellement, une partie de leurs dépenses a été assurée par la direction des waqf1, affiliée au ministère de la justice et du culte. Mais cette aide financière ne concerne pas tout le monde, et surtout pas ceux qui ont voyagé par leurs propres moyens, sans passer par les agences de voyages locales. Nous avons dû nous endetter pour assurer nos besoins sur place ».

1Dans le droit islamique, le waqf est une donation à perpétuité faite à une œuvre d’utilité publique, en général des hôpitaux, des écoles, etc.

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