Diplômé de l’École nationale d’administration (ENA) locale à 25 ans, préfet à 40, ministre à 45, le principal fait d’armes d’Abdelmadjid Tebboune aura été d’encercler Alger, la capitale, de milliers de logements sociaux aussi laids que décatis, faute d’entretiens. À la surprise générale, il se retrouve au printemps 2017 à la tête du gouvernement, promotion aussi inattendue qu’éphémère qu’il doit à l’appui du chef d’état-major, le général Ahmed Salah Gaïd, en pleine ascension face à un président malade, Abdelaziz Bouteflika, de plus en plus absent de la scène. Moins de trois mois plus tard, il est chassé sans ménagement du premier ministère et quitte l’Algérie. L’opinion l’enterre et l’oublie. Pourtant, sa traversée du désert sera brève, à peine deux ans. L’échec du cinquième mandat de Bouteflika, contesté par la rue, ouvre en mars 2019 le chemin du pouvoir au général Gaïd qui le désigne comme son candidat.
Moins d’un mois après sa laborieuse élection, son protecteur disparaît emporté par une soudaine embolie. Le nouveau président se retrouve isolé, coiffé par le nouveau chef d’état-major, le général Saïd Chengriha. Les équipes Gaïd sont décimées, victimes d’une impitoyable épuration qui n’épargne ni les civils ni les militaires. Tebboune est l’un des rares rescapés.
Plutôt les patrons de presse que les journalistes
Choix imposé ou tactique délibérée de sa part, il devient presque clandestin à la présidence, se calfeutre dans la capitale, entouré de rares fidèles. Il se rend deux fois en province en presque cinq ans. Il boude tous les sommets mondiaux avec la Chine, les États-Unis ou les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) qui lors de leur réunion d’août 2023 repoussent de façon humiliante à des jours meilleurs la candidature de l’Algérie. Il parle peu, s’exprime aussi mal en arabe qu’en français, annone sur ses textes et butte sur les mots un peu compliqués. Durant son mandat, il ne prononce qu’un seul discours à la nation et préfère la compagnie des patrons de presse à celle des journalistes. Il les reçoit régulièrement, ses déclarations sont rendues publiques deux ou trois jours plus tard, le temps pour la télévision d’État de les toiletter, sous forme de courts extraits, au mieux des slogans. Ses principales décisions, qu’il prend ou qu’on lui prête, visent des responsables qu’il vire régulièrement : son premier ministre change tous les ans ou presque, diplomates, juges, préfets commissaires de police font l’objet de purges annoncées à grand fracas par une presse aux ordres. Quelle est sa part dans la politique algérienne du dernier mandat (2019-2024) ? Personne n’en sait rien en dehors sans doute du cercle étroit des décideurs « en kaki ».
À vrai dire, le bilan est désastreux, que ce soit le sien ou celui des militaires. Le régime connaît la période la plus répressive de sa courte histoire. Les libertés publiques, déjà réduites, n’existent pratiquement plus. On emprisonne les parents pour amener les fils en fuite à se rendre aux autorités. Les journalistes sont réprimés, les journaux fermés, à la suite de manœuvres qui ne trompent personne, leurs chefs sont embastillés et ceux qui les financent intimidés ou dégoûtés. Les étrangers, qu’ils appartiennent à la presse ou au monde des ONG, attendent des mois leurs visas rarement accordés.
Les minorités berbères, en Kabylie comme au Mzab, font l’objet, de la part de services de sécurité omniprésents, d’une méfiance systémique qui frôle l’inquisition. Les prisonniers politiques sont plus nombreux que jamais. La vie intellectuelle est à l’arrêt, 90 % des livres publiés sont religieux et le reste évoque la guerre d’Indépendance, la seconde ferveur du régime. Règne un vide abyssal qui voit les jeunes, y compris diplômés, quitter le pays par la mer, la ligne Mostaganem-Algéçiras fonctionnant à plein régime, en totale illégalité, dès que la Méditerranée s’assagit.
Isolement international
Tebboune a, semble-t-il, espéré se donner un peu d’air vis-à-vis des généraux en s’appuyant sur le président français Emmanuel Macron. À plusieurs reprises, une visite à Paris a été préparée avant d’être reportée sans mot dire. L’isolement diplomatique de l’Algérie est sans précédent. On dit que le président a renoncé à se rendre au dernier sommet arabe de Bahreïn en mai 2024 parce qu’un seul de ses 21 homologues était prêt à le rencontrer en tête-à-tête.
Les richissimes monarchies du Golfe, qui désormais s’imposent à la Ligue arabe et ailleurs, l’ignorent totalement, sauf les Émirats arabes unis qui mettent un malin plaisir à contrecarrer les ambitions algériennes dans la région et le Qatar, plus accommodant pour gérer les Frères musulmans locaux. Le repli peu glorieux de l’armée française au Sahel a paradoxalement compromis ses relations avec ses voisins méridionaux. Le Mali lui reproche ouvertement de soutenir la cause des Touaregs en révolte contre Bamako. Le Niger, par où devrait passer le futur gazoduc Nigeria-Europe, dénonce l’expulsion inhumaine de milliers de migrants abandonnés en plein désert.
La Mauritanie penche pour une neutralité sourcilleuse et intéressée dans le conflit algéro-marocain. Là encore, Alger n’a pas d’allié alors que Mohamed VI dispose de l’appui d’Israël, de ses armements sophistiqués et de conseillers militaires. La Russie qui arme l’Armée nationale populaire (ANP) depuis plus d’un demi-siècle s’est lancée dans une grande politique africaine, de Benghazi en Libye à Bangui en Centrafrique, visiblement tout à ses desseins anti-occidentaux, marginalise l’Algérie. Seule consolation pour les diplomates et surtout pour les policiers algériens, la Tunisie de Kaïs Saïed à court d’argent, fait presque figure de protectorat algérien. Habib Bourguiba, le père de l’Indépendance, doit s’en retourner dans sa tombe !
Les prix flambent comme jamais
Tebboune avait promis le changement durant son éphémère campagne électorale, il y a presque cinq ans. L’échec est complet, sur toute la ligne, à commencer par la vie quotidienne des Algériens ! Les prix flambent comme jamais, un malheureux poulet se vend 2 000 dinars (DA) à Alger, soit 10 % du salaire minimum, à peine 80 dollars au taux de change parallèle. "A Sétif, les bananes, le fruit préféré des Algériens, se vendent aux prix de Paris" rapporte un jeune parti au bled pour les vacances. Les salaires ne suivent pas l’inflation à deux chiffres qui sévit depuis 2020. Selon l’Office des statistiques, les revenus augmentent en moyenne de… 1,5 % par an au détriment du pouvoir d’achat populaire. Même les classes supérieures ne s’en sortent plus.
Un avocat aisé, établi dans la capitale, mais logé à plus de 25 km, raconte : « Il me faut une heure pour gagner Alger, déposer mon épouse qui y travaille, puis mes deux enfants inscrits dans une école privée payante. Cela rajoute 30 minutes. » Il passe plus de trois heures par jour dans les embouteillages et malgré un revenu confortable, il n’a pas d’autre solution. Il n’y a pas de trains de banlieue comme dans d’autres mégapoles, les rares autobus arrivent quand ils arrivent.
La santé est défaillante, les provinciaux sont, de fait, exclus des hôpitaux d’Alger et les cliniques privées sont hors de prix. La politique salariale du régime n’arrange rien, trois millions de chômeurs touchent 70 % du SMIC à ne rien faire, ce qui encourage l’inactivité de masse sans réduire l’émigration sauvage. En avril 2024, le président sortant annonce une hausse des salaires et des pensions sans en préciser, sur le coup, ni le montant ni la date d’application. L’opposition politique, notamment islamiste, s’empare déjà du sujet, Abdelkader Bengrina, leader du mouvement El Bina, multiplie les tournées en province et fait, dit-on, salle comble à chacune de ses escales. Il n’est pas candidat à la prochaine présidentielle, mais vise les élections législatives suivantes.
Stagnation économique
Au plan économique, la nouvelle stratégie de s’éloigner des hydrocarbures (60 % des recettes fiscales et plus de 90 % des rentrées de devises) comme de la dépense publique comme moteur de l’économie pour aller vers un modèle plus diversifié et plus dynamique s’est évaporée. Les derniers technocrates qui y croyaient encore sont partis en retraite, le pétrole et le gaz restent les deux mamelles de l’Algérie de Tebboune ! Quand les prix dépassent 100 dollars le baril, les finances se portent mieux, les initiés se gobergent plus que d’habitude et le peuple, dans son immense majorité, n’a rien de plus à se mettre sous la dent. Mais cela n’est arrivé qu’une fois en dix ans, en 2022 quand la Russie a envahi l’Ukraine. Le reste du temps, c’est la stagnation. La loi de 2019 sur la fiscalité pétrolière n’a pas séduit comme escompté les investisseurs internationaux. L’américain Exxon-Mobile, le n° 1 mondial des hydrocarbures, que l’on cherche à faire venir pour prospecter le gaz de schiste dans le désert, réclame une nouvelle baisse des impôts. L’investissement productif est quasi inexistant, les banques publiques prêtent leurs fonds à un Trésor insatiable qui finance ainsi son énorme déficit budgétaire (8 % prévus en 2024 selon la loi de finances 2024 adoptée à la fin de l’année 2023). Le marché intérieur, laminé par les pertes de pouvoir d’achat et les réductions d’un bon tiers des importations, est à plat.
Sauf pour les carburants et l’électricité bradés par l’État au profit des climatiseurs des classes moyennes et d’une circulation automobile infernale autour de la métropole algéroise. Mais la réduction des subventions est moins d’actualité que jamais. Une hausse substantielle serait insupportable pour les automobilistes, incapables d’y faire face, mais en mesure d’asphyxier le centre névralgique du pays. L’incompétence crasse du président en la matière n’arrange rien. Interrogé en avril 2024, à la fin du Ramadan, il s’égare dans les taux de change, établit contre toute vraisemblance le dinar à 100 dollars (il vaut moins de 1 centime américain sur le marché parallèle) et promet de doubler le PIB algérien en… deux ans.
Tebboune est-il l’homme de la situation ?
Dans ce régime militaire désormais ouvertement affiché, où les généraux contrôlent à la fois la présidence de la République comme les services de renseignements et de sécurité, l’équilibre instable des pouvoirs entre les trois institutions n’existe plus comme dans le passé. « Les civils travaillent sous le strict contrôle des militaires », explique un diplomate. Les responsables ministériels, tous issus de l’administration, manquent d’inspiration et de perspectives pour imaginer un autre avenir. Ils vivent le présent dans la peur de s’attirer la colère des colonels qui les surveillent. « L’opinion se fout de savoir qui la représente dans ce théâtre d’ombres, ils peuvent présenter n’importe qui aux élections… », souligne un connaisseur. Au printemps 2023, les généraux se sont d’ailleurs demandé si Tebboune était l’homme de la situation. Un journaliste courageux, Ihsan El Kadi, y a consacré un article informé sur son site, Radio M1. Il a récolté cinq ans de prison !
Il est loin le temps du Hirak, cette manifestation hebdomadaire où des millions d’Algériens réclamaient chaque vendredi le retour à un régime civil et affirmaient leur rejet de cette « nation-caserne » qu’un écrivain algérien, Samir Kacimi, évoque avec verve dans son dernier roman satirique traduit de l’arabe, Le Triomphe des imbéciles2. L’épidémie du Covid-19 a permis de l’étouffer au printemps 2020. Pour combien de temps ?
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1Radio M fait partie du réseau Médias indépendants sur le monde arabe dont Orient XXI est membre.
2Samir Kacimi, Le Triomphe des imbéciles, Actes Sud, coll. Sindbad, avril 2024, traduction de Lotfi Nia, 304 pages, 23 euros.