France-Algérie, deux siècles d’histoire

La disparition forcée, arme de guerre de l’armée française durant la « bataille d’Alger »

Le crime de disparition forcée a été massivement employé dans les dictatures latino-américaines dans les années 1970 et 1980. Durant la guerre d’indépendance algérienne, il avait été l’arme privilégiée de la guerre « antisubversive » menée à Alger par l’armée française contre la population algérienne.

Durant la longue guerre menée par le Front de libération nationale (FLN) pour obtenir l’indépendance de l’Algérie (1954-1962), l’administration coloniale française ne cessa jamais de fonctionner. Ainsi, tout au long de l’année 1957, la préfecture d’Alger adressa chaque semaine au général Jacques Massu des liasses de singuliers documents. Un formulaire indiquait les nom, prénom, âge, adresse et profession d’une personne, la date et les circonstances de son « arrestation » par des militaires et enfin le nom d’un membre de sa famille, « à prévenir en cas de découverte ». En une année, 2 039 de ces étranges avis de recherche furent émis par la préfecture, dans l’attente de réponses de l’armée sur le sort de l’intéressé. L’attente fut souvent vaine. Le dénommé Rambaud, responsable du service compétent, le déplorait dans une note interne : dans 70 % des cas, l’armée n’avait pas répondu ou bien ses réponses se révélaient « non valables » ou « insatisfaisantes ». « Il ne m’a pas été possible depuis longtemps de faire simplement connaître à un seul avocat si le client auquel il s’intéresse est mort ou en vie », écrivait-il.

Conservée aux Archives nationales d’outre-mer (ANOM), une partie ce fichier de « détenus-disparus » signalés par leurs familles en 1957 est le point de départ du projet historiographique Mille Autres, mené par Malika Rahal et Fabrice Riceputi. Elle a été mise en ligne sur un site dédié, avec un appel à témoignage en arabe et en français, interrogeant les proches et descendants des personnes enlevées par les militaires, qu’elles aient été ensuite libérées ou qu’elles aient disparu définitivement. Au-delà de cette information, les familles racontent aussi, dans leurs nombreuses réponses, les circonstances d’enlèvement par les militaires, leurs stratégies de résistance à la terreur, leurs démarches de recherche et leur vécu, depuis lors, de la disparition souvent définitive d’un parent.

S’appuyant sur ces témoignages de familles algériennes très peu sollicitées jusqu’ici par les historiens français, ainsi que sur diverses archives coloniales, le projet Mille Autres permet aussi de renouveler l’histoire de la séquence historique baptisée « bataille d’Alger », en rompant avec un point de vue encore largement dominant, y compris dans les livres d’histoire : celui des acteurs militaires de l’époque.

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Éradiquer le nationalisme à Alger

Le 7 janvier 1957, carte blanche est donnée par le gouvernement de Guy Mollet au général Massu pour rétablir l’ordre colonial à Alger. Celui-ci y est en effet gravement menacé par une augmentation depuis l’automne 1956 de l’activité dite « rebelle » — des actions de guérilla urbaine et des attentats —, et surtout, à cette date, par la perspective politiquement cauchemardesque pour les autorités françaises d’une grève anticoloniale de huit jours, par laquelle le FLN peut démontrer qu’il dispose d’une implantation de masse.

L’armée dont la mission était jusqu’alors principalement d’affronter les maquisards de l’Armée de libération nationale (ALN) dans les zones rurales doit cette fois « pacifier » Alger, selon les termes de l’époque. C’est-à-dire détecter et détruire l’organisation clandestine à la fois politique et paramilitaire du FLN, immergée parmi les 400 000 Algériens de la ville. Les méthodes employées dans les campagnes ne sauraient être les mêmes en milieu urbain, dans la grande ville de l’Algérie coloniale, peuplée pour moitié d’Européens et sous le feu des projecteurs. Inspirée par la « doctrine de la guerre révolutionnaire » ou contre-insurrectionnelle élaborée après la défaite française en Indochine, une arme de répression politique violente, mais pouvant être menée en secret est privilégiée : l’enlèvement en masse des Algérois suspects de liens avec l’insurrection en cours.

Le lieutenant-colonel Roger Trinquier, l’un des officiers idéologues inspirant l’opération, prescrit au ministre Robert Lacoste « une épuration » de la population « musulmane » d’Alger. Celle-ci doit être selon lui entièrement passée au crible. À la mi-janvier, il estime à 20 000 le nombre de suspects à enfermer dans des camps, soit un nombre bien supérieur à celui, estimé, des membres du FLN à Alger1.

À cette fin, l’armée obtient sans peine du pouvoir politique la mise en place d’un dispositif d’exception, parfois appelé « système arrestation-détention ». Au nom de l’efficacité, elle est dispensée de toute contrainte légale. Elle peut s’introduire dans les domiciles, perquisitionner, arrêter, détenir et interroger comme bon lui semble. Et ceci sans avoir de compte à rendre à quiconque sur ses motifs et sur l’identité et le sort des « suspects » arrêtés. Hormis, une fois le fait accompli et sans que nul ne puisse vérifier ses dires, à une préfecture simplement chargée d’officialiser les détentions. Les militaires disposent d’un temps « d’exploitation » du détenu avant de déclarer son arrestation à la préfecture. C’est ce système qui permet la généralisation de la torture, des viols et des exécutions suivies de la dissimulation ou de la destruction des corps.

L’armée expérimente ainsi à grande échelle une pratique de répression qui ne sera identifiée et qualifiée que bien plus tard, quand elle sera à nouveau employée dans les années 1970 et 1980, principalement en Amérique latine où, on le sait, ces mêmes militaires français allèrent ensuite l’enseigner : la disparition forcée. Depuis 2010, l’ONU définit comme un crime contre l’humanité « l’arrestation, la détention, l’enlèvement ou toute autre forme de privation de liberté par des agents de l’État ou par des personnes ou des groupes de personnes qui agissent avec l’autorisation, l’appui ou l’acquiescement de l’État, suivi du déni de la reconnaissance de la privation de liberté ou de la dissimulation du sort réservé à la personne disparue ou du lieu où elle se trouve, la soustrayant à la protection de la loi ».

Des enlèvements en masse pour terroriser

En janvier et février 1957, lors de la répression de la grève organisée par le FLN, une première vague d’arrestations — des enlèvements du point de vue des Algériens, ainsi que de celui du droit — se fait sur la base d’un fichier de police des opinions politiques et appartenances aux diverses organisations interdites ou considérées comme subversives : le FLN, le Mouvement national algérien (MNA), le Parti communiste algérien (PCA), l’Union générale des travailleurs algériens (UGTA), l’Union générale des étudiants musulmans algériens (Ugema) et l’association des oulémas. Malgré la terreur, la grève du FLN est un succès, mais désigne aux militaires, parmi les grévistes, de nouveaux suspects à interroger. Les enlèvements visent bientôt aussi les activités humanitaires comme les centres sociaux créés par l’ethnologue Germaine Tillion. Ils reprennent de plus belle durant l’été et l’automne 1957, lorsqu’il s’avère que le FLN algérois n’est pas mort malgré l’évacuation de la ville par sa direction, puisqu’il a encore la capacité de répliquer par de nouveaux attentats.

Tous les quartiers dits « musulmans », et pas seulement la Casbah, sont frappés par des rafles et des enlèvements ciblés, le plus souvent réalisés nuitamment et avec une brutalité ostentatoire. Les familles qui témoignent aujourd’hui en ont souvent gardé ou transmis le souvenir : portes défoncées, vols, violences envers les proches, propos glaçants sur le sort funeste de celui qu’on embarque dans un camion bâché, où se trouve souvent un indicateur cagoulé (surnommé par les témoins « bou shkara »2). On enlève aussi sur la voie publique ou sur les lieux de travail. Adolescents et vieillards ne sont pas épargnés. Toutes les couches de la population colonisée sont touchées. Le nombre d’enlèvements atteint en une année plusieurs dizaines de milliers. La plupart de ces « suspects », jamais jugés, sont enfermés dans des camps. Certains n’en sortiront qu’en 1962, après avoir été plusieurs fois transférés d’un lieu à un autre du vaste système concentrationnaire, en particulier lorsque la résistance des détenus devait être brisée et ces derniers dispersés.

Le combat des familles

Le mode opératoire des militaires atteint toute la population, qu’on veut arracher à l’influence nationaliste. Il ne neutralise pas seulement les « suspects » enlevés, il terrorise aussi leurs familles et, par capillarité, tous les habitants de leurs quartiers. Car l’on sait très vite que ceux qui sont pris risquent la torture et même la mort, dans des dizaines de centres disséminés dans et autour d’Alger où les personnes sont interrogées. Casernes, villas, écoles, fermes coloniales… : partout où des militaires cantonnent, les militaires torturent et, bien que les caves soient privilégiées, les cris des suppliciés sont parfois entendus par le voisinage. Le projet Mille Autres a d’ailleurs entrepris de recenser ces centres et de cartographier la terreur à Alger et dans ses environs.

Bien des récits collectés disent comment des épouses et des mères sillonnèrent alors la ville à la recherche de leur détenu-disparu, et stationnaient parfois des heures durant devant ces lieux, dans l’espoir de l’apercevoir ou d’obtenir une information. Quelquefois, elles y parvenaient, mais il arrivait aussi qu’elles soient chassées ou qu’un militaire leur signifie brutalement qu’il ne fallait plus espérer. Les détenus libérés pouvaient fournir des informations. Parfois, les familles recevaient des lettres de leur proche et pouvaient même lui rendre visite dans un camp durant quelque temps, puis n’avaient soudainement plus aucune nouvelle.

Pour beaucoup de familles, l’espoir d’une réapparition ne se dissipera qu’après le cessez-le-feu du 19 mars 1962, lorsque les camps libéreront leurs milliers de prisonniers, sans qu’elles voient revenir leurs proches.

Les familles, souvent avec l’aide d’un écrivain public, écrivaient beaucoup : à la préfecture, au ministre Lacoste, aux généraux Raoul Salan et Massu, à Suzanne Massu3, à l’archevêque d’Alger, et à toutes les autorités en métropole. Qu’elles implorent ou exigent des nouvelles, leurs lettres — disséminées aujourd’hui dans les archives civiles ou militaires — recevaient rarement une réponse. À partir de mai 1957, la Commission de sauvegarde des droits et libertés individuels créée par Guy Mollet pour enquêter sur « d’éventuelles exactions » à Alger, selon ses termes, reçut nombre de leurs requêtes. Elle se contenta de leur transmettre les réponses qu’elle obtenait de l’armée. Celle-ci affirmait le plus souvent avoir « libéré » l’intéressé4, n’éprouvant pas le besoin, dans leur cas, d’échafauder un scénario mensonger comme il leur fallut le faire en juin 1957 pour « l’évadé » Maurice Audin. Lorsqu’un des membres de cette commission demanda à consulter le fichier « des disparus » dont il avait eu vent de l’existence, cela lui fut refusé par la préfecture.

L’ampleur de la terreur répandue devait rester secrète. Une enquête à partir de ce fichier aurait permis de découvrir que certaines des personnes recherchées avaient disparu corps et âme durant leur détention. À ce jour, sur près de 1 200 cas rendus publics sur le site 1000autres.org où cette enquête longtemps impossible est finalement menée, environ 400 sont identifiés comme des cas de disparition définitive. Encore ne s’agit-il que d’un échantillon, puisqu’une partie seulement des familles concernées s’adressa à la préfecture. La dissimulation fonctionna si bien que nul ne sait le nombre total des « disparus de la bataille d’Alger ». L’estimation célèbre de Paul Teitgen (3 024 disparus) ne représente qu’un ordre de grandeur plausible5.

La lutte antiterroriste comme justification de la terreur

En 1957, si l’armée garde un silence absolu sur les enlèvements massifs, elle communique abondamment durant l’opération sur les saisies d’armes et de bombes. Les membres du « réseau bombe » arrêtés sont exhibés devant la presse et présentés, quant à eux, devant les juges. L’armée élabore ainsi un narratif selon lequel la bataille d’Alger est un affrontement entre l’armée française et un FLN identifié au « terrorisme », car réduit, ou peu s’en faut, à ses poseurs de bombes. Cette version des faits est diffusée au printemps 1957 lors de la campagne contre la torture née en métropole. Elle est consolidée après la guerre par Massu et ses officiers dans des mémoires à grand succès, en riposte à l’accusation d’exactions6. Selon cette défense, la nécessité de faire cesser les attentats par la recherche impérieuse de renseignements sur les poseurs et poseuses de bombes aurait expliqué et justifié l’emploi de méthodes « exceptionnelles »7. Cette justification de la terreur par une nécessaire lutte antiterroriste a été encore plus ancrée dans l’imaginaire collectif, après 1962, par une surabondante littérature héroïsant les « paras »8, ainsi que par le cinéma. Le film culte de Gillo Pontecorvo La Bataille d’Alger fait la part belle à cet aspect des choses, même si c’est pour le dénoncer.

Selon cette grille de lecture des événements, qui occulte la dimension de terreur politique de l’opération, la mort des derniers membres du « réseau bombe » en octobre 1957 (dont celle d’Ali La Pointe) aurait, fort logiquement, mis fin à l’opération « antiterroriste » commencée en janvier. Ce découpage chronologique de la bataille d’Alger, porteur d’une interprétation des faits, est largement admis encore9. Or, les archives comme les témoignages analysés dans le projet Mille Autres conduisent pour le moins à le remettre en cause. En effet, alors que le réseau bombe est bel et bien détruit en octobre, la répression politique ne se poursuit pas moins à Alger sur le même mode : les signalements de disparitions forcées restent nombreux jusqu’en décembre 1957 et se poursuivent en 1958. Et loin de prendre fin en 1958, cette pratique, validée par le gouvernement français, se généralise ensuite à toute l’Algérie jusqu’à 1961 au moins.

Un crime largement dissimulé

Le crime de disparition forcée a été analysé et qualifié juridiquement très tardivement, grâce surtout aux mobilisations des familles victimes, notamment argentines. Son emploi durant la guerre d’indépendance algérienne ne le fut jamais. En métropole, même si l’affaire Maurice Audin permit à Pierre Vidal-Naquet de décrire le système de la disparition à partir de 1958, c’est l’usage de la torture qui émut une partie de l’opinion, beaucoup plus que la disparition forcée.

Avant 1962, en dépit de leurs efforts, les familles algériennes victimes de cette pratique ne purent jamais se faire entendre. Après 1962, leur sort ne fut pas particulièrement distingué dans l’océan des deuils de la guerre de libération : leur disparu reçut, comme tous les autres morts, le statut de martyr. Enfin, l’auto-amnistie décrétée dès la fin de la guerre par la France annula les plaintes déposées et empêcha toute évocation de ces faits et audition de victimes et de témoins devant les tribunaux et l’opinion.

En 2018, la République française a reconnu officiellement sa responsabilité dans l’enlèvement, la torture et l’assassinat de Maurice Audin, universitaire d’origine européenne. En 2020, elle a fait de même pour l’avocat Ali Boumendjel, dont le meurtre déguisé en suicide avait été dénoncé par un célèbre juriste français, gaulliste de gauche, René Capitant. Un « système » permettant ces crimes a été également reconnu. Mais les milliers d’autres Audin et Boumendjel, tous ceux dont la disparition ne fut jamais une « affaire » en métropole restent inconnus des livres d’histoire. Les Algériens et Algériennes rencontrés à l’occasion de l’enquête Mille Autres expriment très souvent leur émotion quand leur histoire restituée est visible du monde entier sur un site internet. Elles n’en vivent pas moins toujours la douleur d’ignorer ce qui est arrivé à leur disparu et de n’avoir pas de sépulture sur laquelle se recueillir.

Illustration : Saint-Eugène (Bologhine), 14 mars 1957. Des parachutistes français du 3e régiment de parachutistes coloniaux du colonel Marcel Bigeard « interrogent » Omar Merouane, dit "Le Mince", membre du groupe de choc de Zghara, porté disparu (Jacques Grévin/AFP).

Pour aller plus loin

➞ Gilbert Meynier, Histoire intérieure du FLN (1954-1962), Fayard, 2002
➞ Malika Rahal, Ali Boumendjel. Une affaire française, une histoire algérienne, La Découverte poche, 2022
➞ Malika Rahal et Fabrice Riceputi, « La disparition forcée durant la guerre d’Indépendance algérienne. Le projet Mille autres, ou les disparus de la “bataille d’Alger” (1957) », Annales Histoire Sciences Sociales, 2022/2
➞ Marie-Monique Robin, Escadrons de la mort, l’école française, La Découverte poche, 2008
➞ Jérémy Rubenstein, Terreur et séduction. Une histoire de la doctrine de la « guerre révolutionnaire », La Découverte, 2022
➞ Pierre Vidal-Naquet, L’affaire Audin, 1958

1Note du lieutenant-colonel Roger Trinquier, 15 janvier 1957, ANOM (1501 1K 873).

2« L’homme au sac », en référence au sac que l’indicateur porte sur la tête pour ne pas être reconnu.

3NDLR. Suzanne Massu est une résistante française qui a épousé en secondes noces le général Massu.

5Fabrice Riceputi, « Paul Teitgen et la torture durant la guerre d’Algérie », 20 & 21 Revue d’histoire, no. 142, avril-juin 2019.

6Notamment dans Jacques Massu, La Vraie bataille d’Alger, 1972.

7Fabrice Riceputi, « Paul Teitgen, Fernand Iveton et la fable perverse des tortionnaires », Le Club de Mediapart, 8 mai 2019.

8Jérémy Rubenstein« L’influence méconnue de Jean Lartéguy sous la dictature en Argentine », Histoire coloniale et postcoloniale, 24 octobre 2017.

9Voir « La bataille d’Alger », Lumni enseignement.

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