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Les pouvoirs locaux, soubassement du relèvement libyen

Jeudi 5 avril devrait être lancé un processus de conférence nationale devant déboucher sur de nouveaux accords et des élections générales en Libye. Il se déroulera d’abord à Zouara (ouest) et Benghazi (est), puis s’étendra dans d’autres localités, un choix qui confirme la nécessité de reconstruire le pays par le bas, en s’appuyant sur les pouvoirs locaux dont l’influence reste grande.

L'image montre une salle de conférence ou de réunion spacieuse, avec de nombreuses personnes assises autour de tables rondes. Les participants semblent engagés dans une discussion ou une présentation, avec un panel sur une estrade à l'avant. La décoration est moderne, avec un plafond orné et un éclairage doux. Les personnes sont habillées de manière formelle, ce qui indique un événement professionnel ou officiel.
Réunion des maires libyens à Hammamet, décembre 2017.

Voiture et escorte personnelle, visite nocturne de la ville, sécuritaires en uniforme complet, concert malouf (musique arabo-andalouse) : les maires de Cyrénaïque (région est) et du Fezzan (région sud) ont été plus que bien reçus par leurs homologues du grand Tripoli les 18 et 19 mars dernier. En apparence, l’objectif est double : montrer le luxe de la capitale, mais surtout qu’elle est sûre. En effet, nombre de ces élus n’y avaient pas mis les pieds depuis la crise politico-militaire de 2014 ; ils l’imaginaient en proie à toutes les violences. Mais la signification profonde de l’évènement dépasse ce faste, car c’est le troisième, depuis décembre, à réunir quasiment tous les maires libyens pour ouvrir la voie à un dialogue national.

Depuis 2014, la Libye est divisée politiquement et militairement. Deux gouvernements, deux assemblées et une multitude de groupes armés rivalisent pour obtenir le contrôle du pays sans y parvenir. À Tripoli, dans l’ouest, le gouvernement d’union nationale (GUN) de Fayez Serraj a le soutien de la communauté internationale. Sa légitimité est pourtant vacillante, dans la mesure où les accords de paix de Skhirat signés en décembre 2015 sous l’égide de l’ONU n’ont pas été validés par la Chambre des représentants, élue en juin 2014 et reconnue comme l’organe parlementaire officiel. Elle continue en réalité de collaborer avec le gouvernement intérimaire de Beida (est libyen) dirigé par Abdallah Al-Thini, une autorité qui a perdu le soutien international depuis la création du GUN. À Tripoli, le Congrès général national — Parlement élu en 2012 qui avait décidé de poursuivre son travail malgré les élections de 2014 — s’est finalement transformé en Conseil d’État en interprétant à sa manière l’accord de Skhirat.

La légitimité des maires

Les instances internationales se sont principalement concentrées depuis 2014 sur les députés, les gouvernements et leurs rivalités ; pourtant, la centaine d’édiles locaux offre une autre voie. Face à un État divisé qui n’assure pas ses fonctions et à l’effondrement des services publics, les maires représentent des pouvoirs efficaces qui tirent, pour la plupart, leur légitimité des élections, mais aussi de leur travail sur le terrain. « L’idée est d’entamer un processus de reconstruction par le bas », affirme l’ancien diplomate français Patrick Haimzadeh, qui défend cette vision depuis longtemps. Il est devenu conseiller pour le Centre pour le dialogue humanitaire (Centre for Humanitarian Dialogue, HD Centre) qui travaille à la médiation dans les conflits et est à l’origine de la première rencontre des maires en décembre dernier en Tunisie.

Depuis 2015, les municipalités ont prouvé leur intérêt en passant des accords de paix entre elles. Tripoli, Zaouya, Zouara, Zintan et Kikla ont notamment apaisé leurs relations sans intervention réelle du gouvernement en place. Le 29 mars, Misrata et Zintan, deux villes rivales dont les brigades s’étaient disputé l’influence de Tripoli en 2014, se sont réunies pour entamer un processus de réconciliation. « Les maires ont écouté la fatigue de leurs administrés et ont dû agir en conséquence, estime un expert1. Comme ils répondent directement à ceux qui les élisent, ils ont dû prendre en compte l’avis de la population quand l’élite politicienne ne veut pas dialoguer. »

La première réunion de la centaine de maires libyens, qualifiée d’« historique » par Ghassan Salamé, l’envoyé spécial de l’ONU en Libye, a eu lieu du 6 au 8 décembre 2017 à Hammamet, en Tunisie. Le lieu, hors de Libye, n’est pas choisi au hasard : la réunion est alors éminemment sensible. Certains des élus locaux ont ouvertement pris parti pour l’un des deux gouvernements rivaux. Quelques-uns ont été nommés par Khalifa Haftar, chef de l’auto-proclamée Armée nationale arabe libyenne (LNA) dans l’est libyen, tels des gouverneurs. C’est le cas notamment à Benghazi, Koufra, Marj... Le HD Centre a facilité le rassemblement de ces élus aux opinions, profils et histoires si disparates. Pour les convaincre de se déplacer, assurance leur avait été donnée que les divisions politiques ne seraient pas évoquées. Les défis auxquels ils font face ont achevé de les convaincre : « les maires ont l’impression d’être négligés. Ils se sont réunis pour se faire entendre. L’un de leurs plus gros problèmes, c’est que la loi 59 [votée par le CGN en 2012], qui définit le budget et les compétences des municipalités n’a jamais été appliquée », rappelle l’expert en questions libyennes.

Les discussions se sont concentrées sur les moyens de fournir les services attendus par les citoyens et qui dépassent les compétences habituelles à cause de l’absence de réponse du gouvernement : voiries, écoles, sécurité... Un comité a été créé pour travailler sur le sujet. D’autres élus ont entamé des pourparlers avec la Banque centrale libyenne (BCL) pour évoquer la procédure d’allocation des budgets. Le gouverneur de la BCL a d’ailleurs rencontré des maires mi-février à Genève grâce au HD Centre.

Une force potentielle qui inquiète

Mais la réunion se termine également sur un constat : « Les municipalités fonctionnent et ne sont pas divisées. Les maires considèrent donc qu’ils pourraient jouer un rôle central en Libye », explique Omeyya Seddik du HD Centre. Dans le communiqué final, les participants assurent : « Nous sommes déterminés à exercer notre plein rôle national en amenant la Libye hors de cette situation de division et de désintégration et en proposant la solution la plus rapide possible pour soulager les souffrances des Libyens. » Patrick Haimzadeh reprend alors le terme d’« historique » pour qualifier cette conclusion : « C’était un énorme travail de parvenir à un texte consensuel validé par tous les maires, qu’ils soient élus à l’ouest ou désignés par le commandement militaire à l’est. Pour moi, c’est une rupture importante. » L’expert craignait cependant « qu’ils aillent trop loin, en nommant par exemple un gouvernement des maires », comme le laissaient supposer les conclusions de la deuxième réunion.

Une deuxième réunion a été organisée à l’invitation du maire de Chahat (est libyen) fin janvier. Là encore, une centaine de maires, y compris ceux de l’ouest, étaient au rendez-vous. Le ton des conclusions est monté d’un cran, avec un appel aux deux Parlements à prendre leurs responsabilités, brandissant la menace d’une désobéissance civile, voire de la formation d’un « gouvernement d’unité ».

L’idée a fait long feu. Des maires de l’est et de l’ouest ont été convoqués par leur gouvernement respectif et se sont fait remonter les bretelles. Ils ont alors proposé une nouvelle ligne lors de la troisième réunion, qui a eu lieu à Tripoli les 18 et 19 mars. S’ils n’étaient pas assez nombreux pour empêcher le débat sur l’exécutif, ils sont tout de même parvenus à calmer quelques velléités. Il a finalement été décidé de former un comité de quinze maires (cinq par région historique) pour superviser les pourparlers entre la Chambre des représentants et le Haut Conseil d’État au sujet de la modification des accords de Skhirat voulue par l’ONU après l’échec de leur application. Les élus espèrent une évolution positive dans les trente jours à venir.

Parallèlement, le comité va se rapprocher de la Cour suprême pour envisager qu’en cas de blocage, l’institution prenne les choses en mains et nomme un gouvernement. Celui-ci superviserait un référendum constitutionnel et des élections afin de sortir le pays de la crise. Les maires croient-ils à ce plan ? « Non. Mais c’est une façon de mettre la pression. Une partie de la population est avec nous et c’est un moyen de dire “ça suffit” », avoue un élu du conseil municipal de Misrata.

Si malgré les réticences internes le message se veut fort, c’est aussi parce que les oppositions extérieures le sont. « Serraj, Saleh2, Haftar voient ce nouveau corps arriver avec inquiétude. Les maires regroupés pourraient faire office de contrepoids solide, car légitime. Cela a levé des hostilités. Saleh a évoqué l’idée de faire passer une loi pour nommer les maires, comme des préfets », rappelle un observateur étranger. Un maire confirmait cette analyse début mars à Tunis : « Serraj et Saleh sont en désaccord sur tous les points. Sauf sur nous. Ils ne veulent pas organiser d’élections municipales parce qu’ils craignent qu’on en ressorte plus forts. Nous aurions une légitimité qu’ils n’ont plus, voire qu’ils n’ont jamais eue. »

Enjeux électoraux et pressions occidentales

Les mandats de 75 des 104 municipalités vont expirer tout au long de l’année 2018. À l’heure actuelle, aucune garantie n’a été donnée quant à la tenue de nouvelles élections. Le Comité central pour les élections des conseils municipaux, organe chargé d’organiser ces scrutins, est en proie à des difficultés. « Le blocage est technique : les salaires des employés ne sont pas payés ou très difficilement. Donc le travail n’est pas fait. Le non-versement des salaires est, à mon avis, volontaire : les responsables libyens actuels veulent conserver leurs acquis et ne veulent pas que d’autres apparaissent plus légitimes qu’eux après avoir été élus », estime le maire.

Pourtant, Ghassan Salamé veut y croire. Dans une interview à L’Express le 21 mars, il assure : « Avec le président de la commission compétente, il est convenu d’organiser des scrutins partout où cela est possible. Le processus commencera donc, je l’espère, ville après ville, dès la fin du mois d’avril. Et traînera probablement jusqu’à la fin 2019. Reste à neutraliser les groupes armés, afin qu’ils n’interfèrent pas sur les opérations électorales. » Un analyste confirme l’intérêt du représentant de l’ONU en Libye pour les maires : « Bernardino Leon et Martin Kobler [les prédécesseurs de Ghassan Salamé] ne voyaient que les accords de Skhirat et les divergences entre Souelhli3 et Saleh. Nous avons perdu quatre ans ainsi. Ghassan Salamé s’ouvre à toutes les possibilités. Pour moi, il est dans une stratégie de montrer à la Chambre des représentants et au gouvernement d’union nationale qu’il peut discuter avec d’autres. D’ailleurs, à chaque fois qu’il se déplace, il rencontre le maire de la ville qu’il visite. » Omeyya Seddik confirme : « Sans entrer dans la valeur de l’accord qui a déjà été fait [celui de Skhirat], il est clair qu’il n’a pas pu être mis en œuvre principalement parce qu’il n’a pas reçu suffisamment de soutien sur le terrain. Cela fonctionne dans les hôtels, mais au-delà, la réalité résiste. Les maires, comme les groupes armés et d’autres, sont des corps déterminants. »

L’attention portée aux élus locaux n’est pas nouvelle pour Ghassan Salamé. Son ancien employeur n’est autre que le HD Centre, à l’origine de la première rencontre des maires. Mais Jalel Harchaoui, doctorant à l’Institut français de géopolitique, tempère cet intérêt : « Il y a deux Ghassan Salamé. Il y a le Libanais qui a travaillé avec HD. Il a l’expérience de la guerre civile au Liban et une capacité d’écoute. Il sait que les maires sont ancrés dans la réalité, ils sont moins politisés et moins polarisés. D’un autre côté, c’est une figure profrançaise. Paris pousse pour des élections générales et présidentielle. Ghassan Salamé ne dira jamais non à la France. Actuellement, il travaille en bas et en haut, mais à un moment donné, il devra choisir... »

Il n’est pas pour autant question de placer les maires sur un piédestal. Tous les experts le répètent : les maires ne sont pas LA solution, mais une partie de la solution. « Il y a d’autres acteurs importants, comme les chefs tribaux, les groupes armés..., rappelle Patrick Haimzadeh. La reconstruction se fera avec de multiples acteurs. Plus les acteurs locaux sont unis, plus fortes seront les pressions sur les partisans du statu quo. »

Du côté sécuritaire, les tentatives de rapprochement existent également. Depuis juillet 2017, plusieurs réunions ont eu lieu entre des représentants de la LNA de Khalifa Haftar et des officiers originaires de l’ouest. Les chefs des groupes armés de Tripolitaine se sont aussi rassemblés. Pour l’ancien diplomate, celles-ci pourraient être « des étapes préalables au processus à plusieurs étapes de la conférence nationale. » Annoncée par Ghassan Salamé dans son « plan d’action » présenté en septembre dernier, celle-ci doit réunir institutionnels et « groupes ostracisés » ou « marginalisés ». Elle prendra la forme de plusieurs réunions par secteur (sécurité, société civile...) et par ville. Les premières devraient avoir lieu dans trois villes (au sud, à l’est et à l’ouest) autour du 5 avril. La conférence nationale devrait se clôturer en juillet et tendre vers la réconciliation avant l’organisation d’un référendum constitutionnel et d’élections générales et présidentielles que les pays occidentaux veulent voir organiser d’ici fin 2018.

1La plupart des interviewés ont demandé l’anonymat pour des questions de sécurité.

2NDLR. Aguila Saleh Issa, président de la Chambre des représentants.

3NDLR. Abderrahmane Souehli, chef du Haut Conseil d’État de Tripoli.

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