Libye-Tchad. La France lâche les Toubous et étend la guerre

Une politique dictée par les pays du Golfe · En intervenant pour défendre le régime tchadien et en soutenant l’offensive récente du maréchal Khalifa Haftar dans le Fezzan, la France s’enfonce un peu plus dans le bourbier régional, dans une guerre sans fin. Elle n’a tiré aucune leçons des échecs de « la guerre contre le terrorisme » engagée par les Occidentaux depuis plus de quinze ans.

6 février 2019. — Les forces de Khalifa Haftar patrouillent dans les rues de Sebha.
AFPTV / AFP

L’offensive lancée fin janvier 2019 dans le Fezzan par le maréchal Khalifa Haftar n’a pas rencontré beaucoup de résistance, sauf chez les Toubous. Elle vient rappeler la place stratégique occupée par cette communauté dans le sud de la Libye (voir carte ci-dessous). L’entrée à Morzouk – l’un des fiefs toubous — le mardi 19 février des forces de Haftar appuyées par des milices tribales et d’autres de l’opposition soudanaise s’est faite aux prix de durs combats. Elle a été suivie dès le lendemain de représailles. L’assassinat à son domicile du général Ibrahim Mohamad Kari, chef de la sécurité de la ville, alors même qu’il cherchait à apaiser les esprits en a donné le ton. Les députés toubous, qui furent pourtant des soutiens de Haftar, dénoncent un « nettoyage ethnique ».

L’implication directe de la France qui a mis au service de Haftar ses avions de surveillance et de reconnaissance vient confirmer le tournant de la politique française en Libye. C’est l’alliance stratégique dans laquelle la France est insérée avec les pays du Golfe qui détermine sa politique en Libye. Elle n’en a plus de véritablement spécifique, et endosse celle de l’axe Arabie saoudite-Émirats arabes unis-Égypte qui appuie Haftar et ses velléités putschistes et cautionne, voire encourage, ses méthodes brutales qui creusent encore plus les fractures de ce pays. Paris s’éloigne ainsi du rôle de médiateur entre les parties en conflit qui fut le sien, ce qui fragilise les perspectives d’une solution politique.

Sur le terrain libyen, l’implication de la France dans cette offensive interroge sur le devenir de ses rapports avec la communauté touboue avec laquelle elle a toujours entretenu des relations privilégiées, au point que les autres acteurs locaux les assimilaient à une ingérence. La rivalité franco-italienne a d’ailleurs pris les Toubous dans le jeu d’une sourde lutte d’influence qui a déstabilisé leurs structures, avec notamment un putsch destituant le chef de la communauté devenu trop proche des Italiens.

L’offensive de Haftar participe des enjeux de pouvoir en Libye. Mais elle inscrit ces enjeux dans la stratégie française dont l’objectif prioritaire est de sauver le régime tchadien. Cette stratégie commande la prise de contrôle des territoires d’une communauté touboue libyenne fondamentalement transnationale et fortement imbriquée avec le Tchad où se trouve son noyau de peuplement. De ce fait, le Tchad abrite une partie de l’opposition à ce régime, constituée de Toubous alliés avec des Zaghawas qui ont des attaches fortes et anciennes dans ces territoires.

Des réseaux étendus au Tchad et au Niger

Seule communauté négro-africaine dans un Maghreb arabo-berbère1, elle est la plus marginalisée socialement et symboliquement. Cette marginalisation conduira les Toubous à être les premiers à rejoindre la révolution dans le Fezzan, alors majoritairement acquis à l’ancien pouvoir. Cette primauté leur a donné une légitimité et un ascendant, leur a permis de s’affirmer militairement et de conquérir des territoires en dehors de ceux où ils étaient confinés.

L’esprit de corps (assabiya) de cette communauté restée proche de l’ordre tribal a pu s’affirmer pleinement en l’absence d’une autorité centrale pouvant le réguler et a été renforcé par des caractères anthropologiques spécifiques. La notion d’inceste chez les Toubous a une extension exceptionnelle et s’applique aux relations jusqu’au cinquième degré de parenté. Ce qui oblige la relation matrimoniale à se réaliser au-delà de ce degré de parenté. Ainsi, jusqu’au cinquième degré, c’est une relation de type fratrie qui régit les rapports entre ses membres et implique une solidarité de ce type. L’alliance matrimoniale permet l’élargissement de la relation de solidarité au-delà. Cela confère au groupe une assabiya et une solidarité dense et étendue qui expliquent une plus grande cohésion dans le conflit. Cela impose également au groupe une structuration filiale transnationale.

Tous les réseaux familiaux et claniques, sans exception, s’étendent sur les trois pays : Tchad, Libye et Niger et parfois Soudan, en des trames entremêlées. Cela permet une mobilisation de réseaux et de ressources transnationaux dans le conflit. C’est aussi un outil performant dans le commerce international dont ils ont été la cheville ouvrière indispensable pour les tribus commerçantes du Fezzan avant de le faire fructifier, depuis la révolution, à leur profit. Cela se traduit dans les représentations du groupe par une impossible identification à des frontières, car le lien au-delà des frontières n’est pas seulement de l’ordre de l’appartenance au même groupe, mais concerne également l’appartenance à la même famille. La présence de rebelles tchadiens, notamment toubous, s’inscrit dans la réalité de cette organisation sociale transnationale et ne peut être réduite à une simple incursion de forces étrangères ou à un vide institutionnel et sécuritaire qui favoriserait l’exportation de ces conflits sur ce terrain.

L’ascendant militaire qu’ils ont pris a été renforcé par un élargissement de leur emprise spatiale. Ils contrôlent des frontières avec le Tchad, le Niger et en partie celles avec le Soudan et des plus importantes routes transsahariennes au départ du Sud libyen. Ils ont établi leur autorité sur tout le bassin de Morzouk, une partie de la ville de Sebha, ainsi que sur des gisements et installations pétrolières. Leur fort esprit de corps n’empêche pas leur désunion politique. Ils se partagent ainsi entre trois pôles de pouvoir : Gatroune, Morzouk, Oum El-Araneb.

Rivalité entre Rome et Paris

Le contrôle de frontières et d’espaces transnationaux stratégiques a fait de cette communauté un enjeu de la rivalité franco-italienne en Libye. Pour la France, qu’ils soient dans l’armée tchadienne ou circulant entre les frontières, les Toubous sont des Sahariens dont la connaissance de terrain est précieuse dans le périmètre de l’opération Barkhane, mais surtout dans son environnement. Pour les Italiens, l’enjeu est de contrôler en amont des circulations migratoires qu’ils n’ont pu maîtriser sur les rivages libyens malgré leur compromission avec des milices qu’ils ont arrosées pour les détourner de leur commerce de passeurs et les reconvertir en garde-côtes informels. Ils reprochent aux Français leur accointance avec les Toubous dont ils couvriraient les trafics notamment celui de migrants. Ils se sont employés, à leur tour, à se rapprocher de ces derniers en jouant les intermédiaires dans les conflits où ils sont impliqués. À coups de rencontres, voyages, « indemnisations » pour les victimes et valises de billets pour la chefferie, ils menacent la relation exclusive dont jouissaient les Français.

Cette rivalité franco-italienne va se greffer sur des luttes de reclassement au sein même de la communauté touboue. Depuis la chute de Kadhafi, c’est la tribu des Khrissat qui est montée en puissance économique et militaire. Un peu plus centrée sur la Libye, elle a bénéficié, malgré les ségrégations, de plus d’éducation et surtout de liens avec les riches opérateurs libyens du commerce transsaharien qu’elle a servis. Les chefs militaires les plus importants, à l’exemple du défunt Barka Wardegou, en sont issus, ainsi que la plupart des représentants de la communauté dans les institutions politiques ou le parlement et surtout les plus riches hommes d’affaires, notamment les intermédiaires pour le commerce de l’or, nouvelle ressource avec la découverte de mines en pays toubou. Il ne manquait aux Khrisset que le pouvoir symbolique avec ses possibles dividendes. Or, la chefferie est toujours issue de la fraction, considérée noble, des Gona et la succession n’intervient qu’à la mort du titulaire.

C’est là que la rivalité franco-italienne va être mobilisée dans cette lutte de succession et en même temps s’en servir. Une fronde est organisée contre le cheikh des Toubous de Libye lui reprochant un enrichissement personnel au prix de l’aliénation des intérêts de la communauté à l’Italie où il a multiplié les séjours. Sur cette ligne de fracture, une partie de chefs de tribus, transgressant les lois coutumières, procède à l’élection d’un nouveau cheikh, introduisant de fait le mode électif et la destitution, étrangers à la coutume. Même plus effacé, l’ancien cheikh résiste à cette destitution et depuis, deux chefferies se disputent le terrain, chacune avec ses allégeances internationales, compliquant un peu plus les médiations avec une communauté déjà fragmentée.

Autour du commerce transsaharien

La montée en puissance de la communauté touboue a été jalonnée de guerres qui ont débuté dès le lendemain de la révolution et qui se poursuivent jusqu’en ce début 2019 en une sorte de « Grande Marche ». La guerre des Toubous avec les Touaregs a été la plus médiatisée, car un conflit entre deux tribus nomades renvoie une image particulièrement épique. Pourtant, c’est la guerre avec la tribu arabe des Ouled Slimane qui a été la plus conflictuelle et la plus durable. Les Ouled Slimane et notamment la famille dynastique des Seif Ennasr sont à l’autre pôle de l’échelle sociale, le plus haut. Elle a gouverné le Fezzan depuis la période ottomane de façon presque continue. Kadhafi s’est attelé à éradiquer politiquement et socialement le pouvoir de cette famille.

L’interminable guerre qui les oppose renvoie à la relation particulière entre ces deux communautés. Elle est faite d’une très grande proximité, mais cette proximité est contenue par un rapport très hiérarchisé. C’est autour du commerce transsaharien que se sont noués ces liens de proximité très anciens. Les Ouled Slimane s’investissent le plus souvent dans le commerce et les Toubous leur ont souvent servi de relais et de convoyeurs pour les aider à pénétrer les profondeurs sahéliennes. L’imbrication commerciale est telle que même pendant les plus forts moments de tension, elle continue à être opérationnelle. Or, avec la nouvelle place acquise, les commerçants toubous s’autonomisent et négocient, à leur profit, les associations. Ce qui remet en cause le rapport hiérarchique.

« Un péril noir »

Le bouleversement des hiérarchies par les Toubous a eu un effet d’onde de choc dans tout le Fezzan. Avec les Ouled Slimane, c’est un véritable séisme en raison des entremêlements, des liens à défaire et à redéfinir. Aussi la guerre qui les oppose, malgré les multiples initiatives locales, nationales et internationales de conciliation, n’en finit pas de renaitre de chaque accalmie, une guerre commencée dès le lendemain de la révolution, en mars 2012, premier affrontement déclaré entre les deux communautés, et qui se perpétue à ce jour. Leurs adversaires, pour les isoler, ont manipulé contre eux l’épouvantail d’un « péril noir » et d’une « invasion africaine », les traitant comme étrangers et niant leur autochtonie d’autant qu’une partie d’entre eux avait bénéficié récemment de la citoyenneté libyenne lorsque Kadhafi instrumentalisait son octroi pour mobiliser des Sahéliens dans ses milices. En réaction, des jeunes Toubous de Morzouk ont développé un identitarisme racialiste africain.

Lorsque les premiers affrontements ont commencé avec les Ouled Slimane, les forces d’interposition envoyées de Tripoli et Misrata ont moins joué un rôle de médiation et ont plus soutenu les Ouled Slimane qui présentaient le conflit comme « Arabes contre Africains ». Cela explique pour beaucoup qu’une partie des Toubous se détourne de Tripoli et bascule vers le maréchal Haftar. Cela confirme qu’en Libye et particulièrement au Fezzan, ce sont les conflits locaux qui déterminent les alignements politiques nationaux et ceux-ci peuvent être mouvant avec le contexte local. Les mêmes causes ont provoqué des renversements d’alliance. Malgré son étiquette « nationale », l’armée de Haftar venue au Fezzan s’est appuyée sur les comités de soutien. Ces derniers sont en fait des milices tribales qui, comme à l’est, sont difficilement contrôlables et se livrent à des exactions qui tiennent plus de la revanche sociale que de rivalités politiques. Haftar les couvre pour conserver leur soutien. Comme il l’a fait pour Mahmoud El-Ouerfelli poursuivi depuis deux ans par la Cour pénale internationale (CPI).

Imprudence tactique ou calcul cynique ? Les comités de soutien qui accompagnent Haftar au Fezzan sont issus des deux tribus qui ont le plus combattu les Toubous à Koufra et au Fezzan : les Zway et les Ouled Slimane. Pour ces derniers, c’est la milice de Djeddi qui s’est ralliée à Haftar. Elle est constituée d’éléments de la fraction Myayssa, la plus pauvre et socialement la moins considérée des Ouled Slimane, celle qui a vécu le plus au Tchad aux côtés des Toubou et qui, dans cette concurrence du bas de l’échelle sociale, voue le plus d’hostilité à ces derniers et cherche à s’en distinguer violemment. Les milices de l’opposition soudanaise qui ont un lourd passif d’affrontement avec les Toubous ont été également mobilisées dans cette offensive qui s’est pourtant faite au nom de la lutte contre « les milices étrangères ». Prévisible, c’est une fracture de plus qui s’ouvre et qui implique cette fois directement la France. Une France qui, en Libye, semble ne plus avoir de politique autre que celle des pays du Golfe.

1À l’exclusion de la rive droite du fleuve Sénégal rattachée artificiellement à la Mauritanie et peuplée de Négro-Africains. Les descendants de populations serviles, les haratines (Sahariens noirs), nombreux au Maghreb, comme les Tawergas de Libye, eux, ont été fondus totalement dans les structures socio-culturelles maghrébines, même si c’est dans un rapport d’inégalité extrême. Ils ne parlent qu’arabe ou tamazight.

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